Poésies (Dujardin)/Pour l’enfant qui sera un homme

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PoésiesMercure de France (p. 5-13).
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POUR L’ENFANT QUI SERA UN HOMME


Au moment de publier un recueil qui, avec la Légende d'Antonia, semble devoir constituer son œuvre poétique complète, l’auteur ne peut que reprendre, à quelques lignes près, ces pages qu’il plaçait, en 1904, en tête du Délassement du Guerrier.

*

… Les jours s’ajoutent aux jours ; le terme est peut-être lointain et peut-être proche ; mais le sentiment de la fin, si étranger à la trentième année, est parfois impérieux passé la quarantième. La jeunesse a le droit de voir la vie grande ouverte ; l’âge mûr, au contraire, considère avec anxiété combien peu d’hommes et d’idées arrivent au bout de leur chemin. Et le souci se fait de plus en plus pressant, de laisser après soi quelque chose de soi.

Il faut laisser quelque chose de soi. Il n’y a pas de tour « l’ivoire ; il n’y a pas de refuge contre la nécessité de dire quelles choses ont été aimées et voulues. L’âme naïve, devant un beau soleil de midi, ne peut pas ne pas prononcer cette simple affirmation qui est le commencement de tout art : il fait beau !… Et il semble intolérable de disparaître sans avoir chanté son amour, et, quand on a abondamment vécu, de sombrer tout entier, comme un dilettante.

Le dilettantisme, c’est la curiosité sans amour. Oui, le doute, la méfiance de soi et des autres, le besoin de nier, la joie d’insulter, tous les scepticismes calomniés sont des principes féconds de vie ; mais le dilettantisme est la mort avec phrases.

Les dilettantes sont quelquefois des hommes très fatigués qui, après avoir aimé et haï, n’ont plus de force pour aimer et haïr, et qui, certes, n’en eurent jamais beaucoup ; ils sont des âmes sans passion, des esprits sans envol, des cœurs tièdes. Il faut, au contraire, que l’on cherche sa vérité, qu’on l’aime avec fièvre, qu’on en fasse un but pour sa vie. Il faut que l’on suspende sa vie à la vérité que l’on s’est inventée, et qu’une vérité nouvelle renouvelle la vie. Une évolution intellectuelle doit être une conversion morale.

Pour moi, il m’a été impossible de ne pas dire combien ma bien-aimée a été belle et bien aimée, et comment je l’ai trouvée un soir sur un monceau de feuilles mortes et de branches cassées, au long de mon chemin, et comment peu à peu elle s’est dressée ; et puis, que je l’ai vue nue d’une splendeur d’étoile et quelles caresses sont sorties de sa bouche pour mon âme. Il m’est impossible de ne pas dire, ô mes amis, combien a été sauvage et imprévue la route que j’ai parcourue dans le pays de la Connaissance.

Hélas ! le poète est sans doute, parmi les penseurs, le seul qui ne puisse jamais reconnaître, même au recul de beaucoup d’années, si son œuvre contient en effet, ou seulement en intention, le sentiment qui l’a inspiré. Si le poème écrit exprime le poème vécu, l’œuvre existe ; mais si le poème vécu n’est qu’indiqué par le poème écrit, il n’y a pas d’œuvre… Il n’y a pas d’œuvre ; mais il reste pourtant un document cent fois précieux, que la foule ne pourra pas lire, mais que vous, amis, vous saurez deviner ; et il ne se peut pas que de temps en temps une strophe, un vers n’éclate en plein succès, c’est-à-dire en pleine réalisation, qui sera l’oasis de votre traversée.

Wagner est le musicien qui toujours s’exprime ; chaque page de Wagner semble marquée de la plus profonde nécessité. Berlioz est celui qui échoue souvent et réussit quelquefois ; mais dans l’œuvre pleine d’intentions de Berlioz, sachons deviner, sachons reconnaître une âme sœur de l’âme brillante de Wagner. Respectons les poèmes où l’intention n’arrive pas à se formuler, et gardons tous nos mépris pour ceux où elle n existe pas, c’est-à-dire où elle est vulgaire, mesquine et basse, que la formule soit ou ne soit pas nimbée d’habiletés.

Il s’agit de dire, avant de disparaître dans le néant, ce que l’on a vécu ; rien de plus. Et, pour exprimer le poème que l’on a entendu chanter au fond de soi, toutes les formes s’offrent à l’envi. Il peut être excellent de coordonner, comme des tranches de son âme, des anecdotes dans un roman ; les courts poèmes expriment des symboles sous le raffinement et l’amusement d’une forme ciselée ; les grands poèmes de prose ou de vers développent les synthèses ébauchées après de longues méditations, et c’est une joie suprême de faire évoluer dans une œuvre dramatique un aspect de cette éternelle évolution que le rêve aura peu à peu et lentement détachée du fond infini des choses.

Aujourd’hui, l’écrivain a cueilli au cours des années quelques fleurettes, repos d’une heure, dont il apporte l’humble gerbe. Et une seule chose lui importe, c’est qu’ici tout a été vécu et qu’elles ont été cueillies, les moindres de ces fleurettes, dans les larmes et dans la joie de la vie vivante, et qu’il n’a pas été possible à l’écrivain de ne pas les cueillir.

*

Je ne suis pas, je ne peux pas être de ceux qui prennent la plume pour autre chose que pour exprimer le cycle d’une très intense émotion de vie.

Si l’on peut haïr le dilettante, Dieu garde de médire de ceux qui ont donné ce but à leurs méditations, le pain quotidien. Racine et Molière ont gagné leur vie grâce à leur génie. Peut-être aujourd’hui, la démocratie régnant, est-il plus âpre de plaire à tous et à soi-même ; le danger n’est pas cependant de flatter un public que d’aucuns savent dompter, mais de prendre la plume, sous prétexte d’un loyer à payer, plus souvent que n’y oblige le mouvement de la pensée.

A une époque où l’on ne peut demander à l’artiste de vivre la vie de Gringoire ou de Villon, l’artiste, s’il n’a pas le tempérament d’un Hugo, hésitera à diluer l’évolution de son esprit dans la production quotidienne.

Il ne faut juger personne ; qui connaît les raisons secrètes des choses ? Il faut seulement que l’on blâme un peu moins ceux qui n’ont pas demandée l’art l’obligation de payer le pain et le vin et qui, bien convaincus et se félicitant hautement de ce que la muse ne nourrit pas son homme, ne lui imposent aucune ambulation nocturne, parmi la foule, sur le trottoir des grandes villes modernes. Bureaucrates, portefaix ou banquiers, selon que votre tempérament s’accommode du logement sur cour avec eau et gaz, de la mansarde ou du somptueux domaine historique, Diogène ou Sénèque, le soir, quand vous serez seul en face de vous-même, ne craignez pas, et librement dites en un sonnet ou en un poème épique, suivant votre loisir et votre plaisir, l’émotion que vous aurez vécue.

Depuis de longues années, une hantise imprévue a pris celui qui, de vingt à trente ans, n’avait été autre chose qu’un poète lyrique. De nouvelles méditations, de nouvelles études, des recherches ardues et passionnantes l’ont emporté vers la philosophie, vers l’histoire, vers le problème des origines… Peut-il deviner jusqu’où le conduira ce nouveau pèlerinage vers un idéal si lointain ?…

Il ne sait ; mais il lui plaît, aujourd’hui, de ramasser ces petits poèmes qui sont nés chemin faisant, et, ne sachant s’il laissera autre chose, de te laisser, enfant, au moins ces morceaux de son cœur, et de te dire :

— Vis, aime la vie, mon fils ! peut-être te donnera-t-elle un fruit, peut-être non. Mais aie vécu. Le royaume de la terre est beau, et il suffit.

Et que pour toi s’exauce ce souhait :

— Que tu sois fort, que tu sois sain et que tu sois virilement beau, que tu aies une âme douce et fière, et du soleil dans les yeux, et des femmes sur les lèvres, et qu’un esprit vive en ton âme, et que la pensée toujours y chante !

*

Le Chapitre des chapeaux. — Un jour, nous étions deux amis à voyager dans les Alpes ; il faisait par hasard un froid piquant et la pluie commençait à tomber ; la montagne de tous côtés s’enveloppait de brume. Impossible d’essayer la promenade habituelle ; nous descendîmes à la salle à manger où ronflait un poêle, et mon ami Félicien alluma un cigare. Une servante, solidement formée, mais accorte, rôdait autour de nous ; elle avait pris en estime nos mines de Français, et discrètement son extrême bon sens nous protégeait.

Félicien était né au centre de la France, dans une maison isolée, derrière un bois, au bord d’une colline au-dessus de la Loire, non loin de la vieille ville paisible. Et de ce modeste site quitté dès ses six ans, il avait emporté le souvenir d’une étendue immense avec des forêts impénétrables, des montagnes, un fleuve géant et, à l’horizon, une grande cité effrayante. Dans ses songes d’adolescent, parfois, souvent, les paysages d’enfance remontaient avec un murmure confus de choses prodigieuses ; à aucun des grands événements sentimentaux de la onzième, de la seizième, de la vingtième année, cette émotion n’avait manqué ; et, au milieu de la vie où son cœur s’engrenait, cette enfance de plus en plus romantique faisait une assise chimérique et exorbitante.

Son premier voyage aux Alpes ne lui apprit rien de nouveau : ne lui semblait-il pas qu’il était né au penchant d’une montagne vertigineuse ? Sans émoi il commença à déambuler à Paris parmi les foules ; n’avait-il pas aux jours de son enfance connu quelque chose de plus effarant, quand il allait, à la main de son père, parmi les rues de sa petite ville ? Et lorsque, plus tard, pour la première fois il eut, à travers la musique, la sensation de la forêt terrifiante où naquit et grandit le jeune Siegfried, où Fafner non loin du tombeau de Sieglinde gisait sur le trésor du monde, il se figura immédiatement dans son âme le bois de sapins de ses premières années, transfiguré, impénétrable.

Il avait passé trente ans quand il revit les paysages anciens. Et, comme il débarquait à la gare natale, il trouva la petite ville propre et discrète ; puis, ce fut le pauvre ruban de fleuve et la route ombrée de maigres tilleuls et la triste colline haute comme un mamelon, le plan de vignes, la carriole et le petit cheval maigre, avec des enfants qui criaient, la sapinière, enfin la maison toute grise avec deux rosiers rabougris et le laid balcon au-dessus de la pelouse étriquée.

Félicien me racontait ainsi son retour vers ces sites désenchantés. Il s’était levé et se promenait dans la salle de l’auberge.

Au dehors, la pluie avait cessé ; un peu de clarté se répandait à travers les nuages ; l’air était triste et doux.

Félicien, se tournant vers l’invisible, dans un mélange d’enthousiasme et d’ironie, la tête découverte, murmura, avec un grand geste interrompu :

— Ô humble paysage, paysage grandiose emplissant l’univers ! ô univers, mon rêve, qui nés qu’un pauvre petit coin obscur et mesquin que mon rêve a transformé ! ô paysage infime et colossal, je te salue…

À ce moment la servante s’approcha de nous, et, dans sa bonté si absolument simple, elle disait à Félicien :

— Vous allez prendre froid, remettez votre chapeau.