Poésies (Dujardin)/Quatre sonnets sur des motifs populaires

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QUATRE SONNETS
SUR DES MOTIFS POPULAIRES


I

ADIEU A LA FORET


Adieu, Grenade la charmante.
romance a la mode.

 
Pays mélancolique et doux, forêt,
Cher pays de songe et de flânerie légère
Où parmi des horizons aimables l’âme erre
En un repos si romantique, et toi, palais

De tant de rois, noble palais
Où se mêlent les ombres familières
De courtisanes et de reines, et toi, rivière.
Et toi, l’immortelle forêt.

Je le quitte, château, beau fleuve
Serein, profondeur des bois où s’abreuve
Le rêve, je te quitte, ô terre, pour une enfant

Délicieuse, pour un rien de moqueur et de mutin.
Je te quitte, ô pays divinement charmant,
Pour la fillette de deux sous qui est ma loi et mon destin.


II


Pourquoi le parfum de la chair pénètre-t-il nos âmes ?
Le parfum de la féminine chair
Est l’aimant où l’amant prend sa chair ;
Toutes les volontés dans les parfums se pâment.

La musique évoque d’idéaux épithalames ;
Hors le temps et l’espace, en plein éther,
Harmonies aphrodisiaques ou mystiques de Wagner,
Que de fois nous nous sommes hallucinés à votre flamme !

Mais au tréfond du cœur et dans l’esprit
Le parfum de la chair plonge et s’imprègne et vit.
— Et la cause, je vais la dire, ô jeune fille !

Ce parfum acre et frais, doux et chaud, pur et ardent,
C’est ton âme frêle et tendre qui s’objective,
Ô amoureuse dont s’éveillent les beaux vingt ans !


III


C’est la Carmencita…

Un fin petit air espagnol,
Le sombre boléro sur une brune chevelure,
Un joli teint mat et cette allure
Que semble de Séville rythmer le rythme grave et fol,

Ces paupières bleuies de leur langueur comme d’un kohl,
Et cet œil noir, l’œil noir qui vous regarde et vous adjure,
L’œil noir divin pour qui les hommes blonds se font parjures,
Oh ! ce fin et malin petit air espagnol !…

Ainsi, jeunesse,
Naïveté, fraîcheur enchanteresse,
Rieuse inconscience, fragile lys,

Ô jeunesse sacrée, jeunesse triomphale,
Tu rends aux plus connus oripeaux de jadis
Toute leur grâce primordiale.


IV


En songeant à Baudelaire.

Il est des lits charmants où l’enfance dort,
De blancs lits qu’abritent des ailes sereines,
D’autres où cent rêves hautains tour à tour s’égrènent ;
Il est des lits que frôle le souffle glacé du nord,

Quand le vieillard se couche en écoutant venir la mort ;
Voici celui où l’ouvrier oublie ses peines ;
Et puis voici les chastes lits des épouses chrétiennes,
Lits de noces virginales ou lits de noces d’or.

Mais dans ton lit d’amour, maîtresse ardente, maîtresse tendre.
Quand, fou de tes lèvres, ivre de tes yeux, je vais m’étendre,
Ma pensée bien ailleurs parfois s’égare ; oui, parfois

Je me prends à songer qu’il est des lits d’horreur et de délire
Et de souffrance telle, hélas ! que les chairs aux abois
Y pantèlent, que les cœurs s’y consument et que les âmes s’y déchirent.