Poésies (Georges Lafenestre, 1911)

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Poésies (Georges Lafenestre, 1911)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 912-918).
POÉSIES


LE PREMIER BAL


LEGENDE ATTIQUE


Les Hommes ignoraient la musique et le chant,
Le rythme, écho du cœur, qu’on sent battre en marchant,
Par qui, de sons réglés, la strophe se compose,
Comme fait, par l’accord des nuances, la rose.
Ils ignoraient la danse aimable, aux pas légers,
Que guide, à ses refrains, la flûte des bergers,
Ne sachant que hurler en balançant leurs têtes,
Et trépigner en grimaçant, tels que les bêtes.
En vain, à temps égaux, la source distillait,
Dans les rochers, le clair babil de son filet,
Et sous l’aile du vent palpitaient les ramées :
Leurs oreilles étaient, comme leurs cœurs, fermées,
Et, dans la nuit, l’hymne amoureux du rossignol
Montait, sans qu’un soupir le suivît en son vol.
Joie et douleur glissaient sur eux sans leur rien dire.
L’invincible Aphrodite en perdait son sourire
A voir des couples, sains et jeunes, échanger
Au hasard, un baiser farouche et passager
Avec des cris affreux, des coups et des blessures
Comme tigres en rut sous les jungles obscures.
… Las de traîner, sans but, leur sottise à pas lourds,
Les Hommes s’ennuyaient dans la lenteur des jours.
Apollon eut pitié de ces brutes obtuses.
Un matin, au printemps, il convoqua ses Muses

Et, les faisant parer comme pour un concert,
Aux grands dieux assemblés sur le Parnasse offert,
Leur dit : « Filles, prenez tous vos luths et cithares ;
Il faut apprivoiser aujourd’hui ces Barbares. »
Puis l’on fit route au long des cavernes et trous,
Où, pêle-mêle et disputant leur gîte aux loups,
Les sauvages avaient dormi la nuit dernière.
Tous, réveillés au bruit, sortaient vers la lumière.

Le Dieu, sur un sommet, s’est dressé, radieux,
Secouant dans l’azur l’or clair de ses cheveux,
Et, frappant sur sa lyre, entonne, à voix profonde
Le salut de la Vie à la Terre féconde
Où les mois, les saisons, les naissances, les morts,
Se succèdent sous l’œil vigilant des dieux forts.
Il chante le printemps et l’été, chers au pâtre,
L’automne sous la vigne et l’hiver devant l’âtre
Avec tous les plaisirs, les travaux, les pensers
Qu’assurent aux vivans leurs retours cadencés.
À ces accords vibrans de la voix et des cordes
Un frisson inquiet suspend le pied des hordes :
Tous, l’oreille tendue et les yeux éblouis,
Noyés sous ce torrent de rayons et de bruits,
Se prosternent, d’abord, adorant, sans comprendre
Comment un Dieu si beau, qu’il est si doux d’entendre,
Succède au Dieu caché qui tonnait autrefois.

Mais, dès qu’aux sons des luths mêlant aussi leurs voix,
S’élancent, à leur tour, les Muses enhardies,
Et, pour scander aux yeux l’essor des mélodies,
Ont frappé, d’un pied souple et vif, le vert gazon,
La foule se redresse ! Et c’est à l’horizon,
Soudain, comme un reflux d’êtres nus et hirsutes,
Accourant en désordre, avec bonds et culbutes,
Gris et ricanemens pareils à des abois
Dont s’effare l’écho surpris au fond des bois,
Le tumulte, pourtant, diminue à mesure
Qu’il s’approche, et que, sous une extase plus pure
S’éveille, par degrés, dans le charme des sens,
L’âme qui sommeillait en ces corps innocens.

Muets, ravis, beaucoup s’assoient là, sans rien dire.
Quelques femmes s’essaient, gauchement, à sourire
Comme là-haut ces sœurs des pays inconnus,
Dont les voiles dorés étonnent leurs seins nus :
Pour sauter en mesure et s’agiter comme elles,
Leur torse s’assouplit en des poses nouvelles,
Leurs bras se tendent vers les beaux adolescens ;
Et des couples s’en vont, trébuchans et glissans,
Bientôt suivis, dans leurs élans de courses folles,
Par les enfans, rythmant aussi leurs cabrioles,
Tandis que les chasseurs, s’échappant des halliers,
Pour voir ce qui se passe oublient les sangliers.
Eux aussi, les voilà, brûlés d’étranges flammes ;
Qui pensent, tout à coup, à se choisir des femmes
Dont les lèvres en fleurs et les bras caressans
Ne soient plus, comme hier, ouverts à tous passans ;
Chacun d’eux a saisi celle qu’il croit plus belle,
Et l’entraînant d’un bond hardi, tourne avec elle
Dans la ronde en gaîté qui s’allonge et s’étend,
S’étend sans cesse et se bouscule, en répétant,
Comme elle peut, les chants et refaisant les gestes
Qu’elle entend et voit faire aux messagers célestes.
Et plus le soleil monte aux cieux lourds et brûlans,
Plus leur ivresse est douce aux danseurs chancelans.

Les Déesses, d’abord, hères de leurs conquêtes,
S’applaudissaient d’avoir ému ces pauvres têtes :
Elles savent qu’avant une fois dégusté
Le nectar d’harmonie et le vin de beauté,
Il n’est troupeau si vil d’abjectes créatures
Qui veuille retourner vers les fanges impures
Où s’abreuvaient, dans leur ignorance du mal,
Les monstrueux désirs de l’instinct bestial.
Fallait-il tant d’efforts pour ces métamorphoses ?
N’ont-elles pas, d’un coup, versé trop fortes doses
D’un philtre plus puissant que tous ceux de Circé ?
Déjà la chaleur tombe et le jour a baissé,
Sans que la sarabande, imprudente et ravie,
Cesse de démener son heureuse folie

À travers la campagne, en laissant, sur le bord
Des chemins, tomber ceux que leur fatigue endort.
Les Immortelles même allaient se sentir lasses,
Quand leur maître leur dut crier de faire grâces
À tous ces affolés par des plaisirs nouveaux
Trop brusques et trop vifs pour leurs faibles cerveaux.

Hélas ! Elles ont beau s’arrêter et se taire,
En vain l’apaisement du soir descend sur terre ;
Rien n’y fait. Haletans, meurtris, boiteux et lourds,
Il en est qu’on entend au loin chanter toujours,
Oublieux du repos, du manger et du boire.
L’enchantement dura jusque dans la nuit noire,
Semant les monts, les prés, les plages et les bois,
De corps agoni sans et de cadavres froids
Sur lesquels, flotte encor le suprême sourire
D’une sublime extase et d’un joyeux martyre…
Les Muses, en pleurant, durent compter les morts.

Zeus, bon père, dit-on, pour calmer leurs remords,
Voulut bien ranimer les défunts, et leur rendre
Une autre vie, avec une ivresse plus tendre.
C’est lame de ces morts qui vibre aux corps chantans
Des cigales qu’on voit, tant que rit le beau temps,
S’agiter, en choquant leurs cymbales sonores,
Aux branches des lauriers, cyprès et sycomores,
Sans boire et sans manger, et sans rien souhaiter
Qu’un soleil éternel pour le toujours fêter.
Ce sont (car les Neuf sœurs obtinrent que, comme elles,
Ces chanteuses d’amour devinssent immortelles)
Celles que l’on entend encor sous tous les cieux
Où survit de l’Hellade un rêve harmonieux,
Aux bois de l’Esterel comme aux rocs du Parnasse,
Troupe toujours en joie, éveillée et loquace,
Comme aux jours chauds où, sous les platanes feuillus,
Dans le cours d’une eau fraîche allongeant leurs pieds nus,
Platon, Phèdre et Socrate écoulaient leur histoire,
Les priant de porter aux Filles de mémoire
Leurs sermens d’amour pur et leurs respects pieux,
Pour que leur nom devînt, par elles, glorieux.



UNE TOUFFE D’HERBE


J’étais assis à l’ombre et je regardais l’herbe,
L’herbe haute en été, fraîche, épaisse et superbe
Avec ses mille fleurs d’or, azur, vermillon,
Frémissantes sous les baisers du papillon,
Tandis qu’au-dessus d’elle incessamment tournoie
Le cercle bourdonnant des moucherons en joie.
Dans ce fouillis touffu mes yeux, avec stupeur,
Inquiets et braqués comme ceux du trappeur
Sondant la forêt vierge aux ravins des Antilles,
Découvraient, à travers les confuses broutilles,
Grimpant, rampant, courant ou volant, sans répits,
Pour vivre ou s’éjouir, parmi les longs épis,
Graines et fruits pendus aux minces folioles,
Tout un peuple affairé d’étranges bestioles,
Plus varié de taille, habits, forme et couleurs
Que le monde charmant des oiseaux et des fleurs.
Et plus mon regard plonge, et s’enfonce, et circule,
En ce dédale vert, plus je vois qu’y pullule,
Comme aux jours de labeur en nos vastes cités,
Une foule en rumeur d’ouvriers agités,
Tous plus ou moins armés pour l’œuvre ou la bataille,
De becs, griffes et crocs, outils faits à leur taille,
Se hâtant, comme nous, par des instincts divers,
Vers quelque but, utile ou vain, juste ou pervers.
Pas un qui ne besogne, et trime, et se démène,
Les naïfs en tremblant, mais les malins, sans peine,
Perçant la brousse et se renversant sur le dos
Pour charroyer plus lestement leurs lourds fardeaux,
Gymnastes exercés, sautant d’un geste alerte
Sur la branche, ou glissant par l’écorce entr’ouverte,
Les uns, rêveurs et lents, les autres agressifs
S’embusquant dans le sable, ainsi qu’aux noirs récifs
Des pillards de la mer à l’affût d’un naufrage,
Afin de détrousser le plus faible au passage :
Chez tous, même égoïsme et même activité
Que dans notre anxieuse et triste humanité.

Quels combats à l’entour d’une graine brisée,
D’une goutte en suspens qu’oublia la rosée,
Pour étancher des soifs ou grossir des butins !
Combats dont les héros qui, pour nous, sont des nains,
Semblent sans doute à des batailleurs plus infimes
D’invincibles géans, monstrueux et sublimes !

Où commence, où finit la Vie, avec l’effort
Pour la garder, malgré la souffrance et la mort ?
Dans ce fourmillement pas un animalcule
Qui ne pense, puisqu’il se dirige et calcule.
À quel degré de l’être, en la création,
Cessent donc, avec l’âme, instinct et passion ?
Derrière ces milliers d’insectes mal visibles,
Que de milliers encor sont plus imperceptibles,
Condamnés cependant à lutter et vouloir,
Mais qui n’auront jamais pu même apercevoir
L’Homme trop grand pour eux et dont l’étrange forme
Leur est, en se mouvant, un phénomène énorme,
Terrible, insaisissable à leurs yeux hébétés !

Hélas ! nos sens, à nous, sont-ils moins limités ?
Savons-nous s’il n’est pas dans l’Univers immense
D’autres vivans cachés pour nous, d’une autre essence,
Si différens de nous qu’impuissans à les voir
Ou les toucher, nous ne saurions les concevoir
Ou, n’y retrouvant rien à notre ressemblance
Ne pouvons en saisir que la vaine apparence,
Et qui, pourtant, plus, grands, plus complets et plus forts,
Mêlés à notre vie, agissent sur nos sorts ?
Nous nous croyons, c’est vrai, devenus raisonnables :
Les Dieux heureux qu’aux jours fleuris des jeunes fables
L’Homme écoutait parler dans les eaux et les bois,
Ont, avec leurs beaux corps, perdu toutes leurs voix,
Et du ciel où leurs chants ne se font plus entendre
Les Anges du Soigneur ont cessé de descendre.
Pourtant, pourtant ! Là-haut, où nous ne croyions voir
Que des astres muets et sans yeux se mouvoir,
Peut-être, accomplissant des tâches volontaires,
Veillent, dans tous leurs feux, des âmes de lumière ?

Pour qui des millions de siècles sont un jour,
Et qui versent, sur nous, par pitié, leur amour !
Entre eux et nous, dans cette insondable étendue
Qui semble dépeuplée à notre courte vue,
Ne peut-il pas flotter d’autres êtres pensans
Trop vagues et subtils pour atteindre nos sens
Qu’on prend pour des lueurs, des souffles, des nuages,
Mais qui parlent parfois en de si clairs langages
Qu’ils nous semblent aussi fixer sur nous des yeux ?

Et voici que, sondant le sol, l’air et les cieux,
De près, de loin, je vois la vie universelle,
Grand foyer dont chaque homme est la brève étincelle,
M’envelopper de son énigme, et m’assaillir ;
Et muet, haletant, je me sens tressaillir…
Par instans n’est-ce pas, dans le vent qui me frôle,
Quelqu’un de ces esprits qui me touche l’épaule,
Un de ces chers esprits que nous nommons les morts,
Et qui déjà peut-être ont vêtu d’autres corps,
Ou, libérés et purs de l’entrave charnelle,
Nous invitent, près d’eux, à la paix éternelle ?
Puis, qui sait ? Si c’était Lui-même, l’Ignoré,
Le plus mystérieux et le plus désiré,
L’esprit par qui tout vit, les êtres et les choses,
En qui tous les effets trouvent toutes leurs causes,
Lui qui tourne, un moment, vers ce coin d’univers
Où sourit son soleil parmi les rameaux verts,
Ses yeux de créateur doux pour sa créature !…
Je tremble, et, dans ce grand travail de la nature,
Par la soif d’infini me sentant ressaisir,
Je n’ose plus penser et redoute d’agir.


GEORGES LAFENESTRE.