Poésies (Gregh)/03

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Fernand Gregh
Poésies (Gregh)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 434-438).
POESIES


MAINTENANT OU JAMAIS


C’est l’endroit sérieux du long chemin suivi.
Après les bois efflorescents de la jeunesse
Et le coteau pierreux des quarante ans gravi,
Voici le haut plateau que le vent bat sans cesse.

C’est le vent frais et libre et triste des sommets,
C’est le vent que rien n’adoucit, que rien n’arrête,
Le pathétique vent de la vie à sa crête,
Et qui chante en passant : Maintenant ou jamais.

Maintenant ou jamais, l’amour et le génie !
Maintenant ou jamais, la gloire et le bonheur !
Maintenant ou jamais ! C’est la carte infinie.
Jette-la. — Le soir sonne. Et c’est Dieu, le sonneur !

Seul, ce dernier moment dans l’éternité dure,
Bon ou mauvais, et nul ne l’a recommencé :
Sens-le, vis-le, pauvre homme, à fond ! — Mais quoi murmure
Dans mon cœur, que déjà le moment est passé ?


NUIT DE LUNE


La caresse de ces haleines dans la nuit,
Sur nos visages !
La tendresse du clair de la lune qui luit
Dans ces feuillages !


Chaque fleur offre au ciel son parfum qui s’exhale ;
On croit le voir
Monter en tournoyant ainsi que la spirale
D’un encensoir.

Mon âme monte, monte aussi dans ces buées,
Azur et miel.
Elle voudrait atteindre à travers les nuées,
Là-haut, le ciel...

Je resterais ainsi debout, la nuit entière,
Dans ce lac bleu
Où, fleur humaine offrant mon parfum, la prière,
Je cherche Dieu !


OÙ SONT-ILS ?


Où sont-ils, les élans divins
De la fougueuse adolescence,
Quand les fleurs, de leur chaude essence,
Enivrent ainsi que des vins,

Par ces nuits de juillet si belles
Qu’on voudrait, étouffant d’amour,
A travers la brise qui court,
Crier des choses éternelles ?

Elans de tout le cœur charmé,
De tout l’être fervent et tendre
Vers un bonheur que semble tendre
Dans ses doigts le vent parfumé !

Croyance ardente en quelque chose
De meilleur, de plus haut que nous ;
Adoration à genoux,
Soudain, devant la moindre rose ;

Rêverie au bas des cieux verts,
Quand l’âme semble en son voyage
Une barque dont le sillage
S’épanouit sur l’univers !


Ah ! la vie encore, peut-être,
Nous donnera de vifs plaisirs !
Ce ne sera plus ces désirs
Qui s’assouvissent rien qu’à naître ;

Ce ne sera plus cette foi
Dans un destin vague et sublime ;
Ce ne sera plus cette cime
Où chacun est plus beau que soi !


LA MAISON DE BOILEAU


« Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,

Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil. »

Il me plaît fort d’imaginer
Que c’est la maison de Boileau,
Ce pavillon non loin de l’eau
Au toit que l’on voit s’incliner,
Avec son ardoise en biseau
Bleue ainsi qu’une aile d’oiseau.

Despréaux, le censeur sévère,
Traitait, brave homme, en familier
Antoine, le vieux jardinier.
Parfois on ouvrait le cellier
Et tous deux on buvait un verre
En parlant des choses à faire,
Des houx qu’on ne pouvait nier
Qu’il serait temps d’écheniller.

Puis, laissant les livres moroses
Et quittant son ample fauteuil,
Boileau cueillait deux ou trois roses
Et les sentait, avec des pauses
Où sonnaient les cloches d’Auteuil.

Ce n’étaient pas ces fleurs charnues
Que nous cultivons aujourd’hui,
Mais des fleurs simples, comme nues,
Des églantines parvenues,
Comme en tiennent avec ennui

Les nobles dames régulières
Des Mignards et des Largillières
Sous leurs longs cheveux en rouleau ;
C’étaient des roses de tableau.

Ainsi l’art si simplement beau,
Encor pur, près de la racine,
Sans la richesse byzantine
Du nôtre et nos soifs de nouveau,
L’art de Poussin et de Racine
Et la sagesse de Boileau.

Du vent commence à frissonner,
Huit heures viennent de sonner..
Il me plaît fort d’imaginer.


LA NOSTALGIE INCONNUE


A travers les stores baissés,
Des rayons, frémissants d’atomes,
Touchent au salon les vieux tomes
Qui rallument leurs ors passés.

La pièce aux blanches boiseries
Sous ces longs rais horizontaux
Evoque un dedans de bateaux
Dans les vieilles imageries ;

Et ce rayon tiède et mineur
Dans ce blanc décor de navire,
C’est pour moi, — singulier délire, —
C’est un des aspects du Bonheur.

O frisson des métempsychoses !
Pour en tressaillir à ce point,
Un jour, jadis, ailleurs, très loin,
Ai-je déjà vécu ces choses ?


Ai-je été peut-être un marin
Dont le soleil sur sa corvette
Inondait l’étroite couchette
Par quelque grand soir d’or serein,

Tandis qu’exhalant l’odeur molle
De ses magnolias déclos,
Là-bas, dans le rond des hublots,
S’encadrait quelque lie créole ?...

O vertige ! mais d’où venu
Pour m’émouvoir de sa magie ?
Énigmatique nostalgie !
O mal d’un pays inconnu !


DES CLOCHES AU BRUIT TRISTE...


Des cloches au bruit triste à travers le ciel rose
Sanglotent doucement comme d’un mal divin.
Qu’est-ce, dans ce beau soir où sourit toute chose,
Qu’est-ce que cet appel ? qu’est-ce que ce chagrin ?

On dirait qu’un regret céleste, quelque part,
Laisse tomber ces sons tremblants, comme des larmes.
Qu’est-ce que ce chagrin, et qu’est-ce que ces charmes ?
D’où viennent m’émouvoir ces cloches de hasard ?

Ce n’est pas le hasard qui me fait fondre en pleurs.
C’est surtout dans mon cœur vieillissant qu’elle tinte,
Cette ambiguë et douce et lancinante plainte,
Faite d’un peu d’extase et de tant de douleurs,

Et voilà vingt-cinq ans que j’attendais ces pleurs !


FERNAND GREGH.