Poésies (Henri de Régnier, 1903)

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Poésies (Henri de Régnier, 1903)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 673-682).
POÉSIES


ODE


C’est en vain que le Temps a pris mes jeunes Heures,
Une à une avec lui,
Et qu’il s’en est allé tandis que je demeure
Seul et qu’elles ont fui.

Elles furent pourtant ma joie et ma jeunesse,
Tout ce qui a été
Ma force, mon espoir, mon amour, mon ivresse,
Mon printemps, mon été !

N’emportent-elles pas en leurs mains étendues
Les fleurs de ma saison ?
Et les voici qui sont, ô mon cœur, disparues
Derrière l’horizon ;

Et là-bas, sur le bord du fleuve taciturne,
Toutes et de retour,
Il me semble les voir enguirlander dans l’urne
La cendre de mes jours ;

A la stèle, en rêvant, celle-là se repose
Et paraît oublier ;
L’une d’un doigt léger y suspend une rose,
L’autre y noue un laurier.


Mais que m’importe à moi cette part de moi-même
Que l’on met au tombeau
Si je sens dans l’air âpre et vif que ma bouche aime
Mon corps toujours nouveau ;

Si je me sens renaître au fond du printemps proche
Et de l’été futur,
Si la source et la fleur sont encor dans la roche
Ou derrière le mur,

Et si je puis toujours forcer l’Heure nouvelle
A se montrer à moi.
Enivrée, amoureuse et douce ainsi que Celle
Qui venait autrefois.

Soumise et repoussant le cuir de sa sandale
Du bout de son orteil,
Sur la terre docile à son ombre inégale
Danser nue au soleil.


LE DEPART


Moi, le maître du champ, du clos et du verger,
J’ai vu mûrir le fruit à la branche alourdie
Et la grappe charger le cep que son or plie,
Et j’ai laissé la porte ouverte à l’étranger !

Que tous entrent ici cueillir et vendanger.
Chacun selon sa force et selon son envie ;
Je pars... et que la mer, au gré du vent, dévie
Ma fortune nouvelle et mon vaisseau léger !

Je ne reviendrai plus ; vous m’oublierez. L’automne
Ramènera le fruit el la grappe. Personne
Ne se souviendra plus de celui dont la main

Planta l’arbre docile et la treille certaine,
Et qui changea, reprise à son Dieu souterrain,
La source sans visage en masque de fontaine.



SOUVENIR


C’est un lieu dont on se souvient,
Comme d’un visage ;
La pensée errante y revient,
Quand l’esprit voyage...

Voici la ville et la villa
Et ses salles peintes ;
Nous nous sommes promenés là,
Ecoutant les plaintes

Des jets d’eau vaporeux et frais
Et des cent fontaines
Et du vent dans les noirs cyprès
Et des vasques pleines.

Nous avons respiré l’odeur
Du jardin en pente
Qui sent l’eau, la feuille et la fleur
Et la mort vivante.

Les pas s’en vont ; l’ombre les suit.
Mais l’âme, ici, reste
De ceux que l’amour a conduits
A la Villa d’Este.

Elle est un lieu magicien
Sur l’autre rivage ;
On en parle et l’on s’en souvient
Comme d’un visage.


L’ETE


Eté ! avec amour si te nomme ma bouche
Donne-lui le pouvoir
De dire ta beauté bienveillante ou farouche,
Et me laisse m’asseoir

Auprès de ta fontaine où, sous l’ombre solide,
Est si froide son eau
Que frissonnent mes mains en y cueillant humide
La tige du roseau ;

Car avant de chanter ta gloire couronnée,
Eté, ô saison d’or !
Sur la flûte feuillue en ta fontaine née
Je voudrais tout d’abord,

Par ses trous inégaux où, tour à tour, s’arrête
L’art juste de mes doigts,
Te dire la louange amoureuse et secrète,
Eté, que je te dois !

N’est-ce pas toi qui fais aux femmes ces yeux tendres,
Ce regard incertain.
Et ce pas indécis qui tarde pour attendre
Le bruit d’un pas lointain ?

Et toi qui, vers la source où elles sont venues,
Pour boire entre les joncs,
Leur donne doucement le désir d’être nues
Comme les Nymphes sont ?

Et c’est aussi par toi que j’ai vu sous les saules
Celle qui, se baignant.
Laissait le lin glisser de ses blanches épaules
Le long de son corps blanc...

Et maintenant, mes yeux, ma bouche et tout mon être
Ivres d’un sang nouveau
D’où ma force en mon corps avec lui va renaître,
Je jette le roseau ;

Et me voici debout et la face riante
Tournée à ton soleil.
Et prêt à célébrer d’une voix éclatante
Ton triomphe vermeil.

Été, car nul que moi, dont l’ivresse est l’ouvrage
De ton jour radieux
Qui d’une Nymphe nue anima le feuillage,
Ne pourra dire mieux


Le goût de ton air pur et nourri dès l’aurore
De la flamme des fleurs
Dont la brise de loin, en un parfum sonore,
Nous apporte l’ardeur.

Le fruit de tes vergers, ni l’eau de tes fontaines
Ne seront pas vantés
Par personne et selon des paroles moins vaines
Mieux que par moi, Été !

Ni tes matins, ni tes midis, ni l’ombre lente
Qui s’allonge, le soir.
Du grand pin, empourpré comme une torche ardente.
Où je reviens m’asseoir ;

Et, si j’ai mal chanté ta gloire, qu’on me lie
Au tronc, bien attaché,
Comme on lia jadis à l’arbre de Phrygie
Marsyas écorché.

Et toi-même, cher Dieu qu’a salué ma bouche,
Sois le rouge bourreau
Qui par les flèches d’or de ton soleil farouche
Déchirera ma peau !


STROPHES


O toi, dont l’ombre encore en ces lieux semble nue
Tant à jamais ta chair vit dans mon souvenir,
J’ornerai ton jardin d’une seule statue
Debout et qui sera celle de mon Désir,
Et ses bras chercheront encor ton ombre nue...

J’ornerai ton jardin — cyprès, iris et roses, —
D’une fontaine en pleurs qui sera mon Amour ;
On l’entendra gémir dans l’écho, au détour
De l’allée où le pas s’attarde et se repose,
Quand, au soleil couchant et vers la fin du jour,
S’allongent les cyprès et se courbent les roses.

O fontaine, ô statue, attestez ce beau songe
Que nous aurons vécu jusqu’au soir qui descend
Sur les arbres en cendre et sur les fleurs en sang..
O statue, ô fontaine, apprenez au passant
Que ce qu’il foule ici fut le lieu d’un beau songe.


LE PIÈGE


C’était Pégase, le cheval fier et divin !
Il s’avançait, mâchant en sa bouche sans frein,
Des feuilles de laurier entre ses dents amères ;
Parfois, il s’arrêtait, brusque et frappant la terre
De son sabot, comme s’il voulait, du sol dur
Faire soudain jaillir le flot longtemps obscur
De quelque fabuleuse et nouvelle fontaine,
Les hommes ayant vu se tarir Hippocrène ;
Car dans sa source claire aux éloquentes eaux
Ils avaient, envieux chacun de ses rivaux.
Et pour les empêcher d’y boire le génie,
Jeté tant de cailloux, de fiente et de sanie
Que son onde, lourde d’ordure et de poison,
N’était plus à présent qu’un infâme limon ;
De sorte que, depuis, nul ne savait plus dire
Les mots mystérieux qui, rythmés sur la lyre.
Rendaient le grand cheval obéissant et doux
Et le faisaient hennir et ployer les genoux
Pour qu’on pût l’enfourcher et saisir sa crinière
Mouvante, et sur son dos monter vers la lumière !

On le voyait rôder, au loin, les crins au vent,
Comme si la colère éperonnait son flanc.
Il n’était plus le coursier pur, cher aux poètes.
Qui, couronné de fleurs, paraissait dans les fêtes

Derrière la statue et les prêtres du Dieu.
Il fuyait les chemins et recherchait les lieux
Sauvages ; s’il venait aux portes de la ville
Il s’arrêtait, au bruit de la rumeur servile
Que font entre ses murs les hommes d’aujourd’hui ;
Et, si quelqu’un sortait pour s’approcher de lui.
Il s’écartait d’un bond sans écouter la voix.
Dédaigneux, méprisant, — haï... et c’est pourquoi
L’herbe de ce vallon cache un piège où bientôt
Va se prendre au lacet le fabuleux sabot
Et du chaste poitrail mouillé d’écume fraîche
Un sang trop orgueilleux coulera sous la flèche.

C’est lui. Il n’a pas vu le danger et l’embûche.
Il s’avance et pourtant il hésite ; il trébuche
Et le voici cabré qui recule... Il est pris !
Les flèches, du buisson, partent avec les cris.
Captif, il se débat, mais l’entrave résiste.
L’angoisse de la mort dilate son œil triste ;
Tandis que sur ton dos, ô Monstre agonisant
Qu’épuise, à flots vermeils, la perte de ton sang,
Tes deux ailes en feu dont la pourpre s’éteint
Battent d’un battement vertigineux et vain !

Le soir tombe. La lutte exécrable est finie.
Le crépuscule est rouge et la terre est rougie ;
Le corps inanimé de ce qui fut Pégase
Accable de son poids les herbes qu’il écrase.
Ses yeux sont clos ; il garde encore entre ses dents
La feuille de laurier qu’il mordit en mourant ;
Son sabot nuancé semble d’agate dure ;
Sa crinière aux longs crins flotte sur l’encolure ;
Son flanc est immobile et ses ailes inertes
Petites, qui semblaient si grandes quand, ouvertes,
Brusquement, leur essor l’emportait envolé,
D’un bond vers la lumière ou l’azur étoile !

Est-ce bien lui, qui fut fabuleux et divin,
Qu’on peut frapper du pied ou toucher de la main ?

Lui qui ne souffrait plus personne sur son dos,
Où donc sont ses écarts, où donc sont ses galops ?
Maintenant chacun peut l’approcher, il est mort ;
Mais eux, qui l’ont tué, le redoutent encor :
On hésite, on se presse en cercle pour mieux voir
La blessure où le sang se fige et devient noir
Peu à peu, la nuit est venue et l’herbe est sombre.
Une torche allumée éclate et pourpre l’ombre.
Quelqu’un rit. Aussitôt un rire lui répond.
Tous parlent : Il est mort, enfin, qu’en fera-t-on ? —
Qu’on l’écorche, à moins qu’on ne laisse sur la place
Sa dépouille pourrir et devenir carcasse !
Celui-là l’injurie et l’outrage et de loin
Lui crache sur la croupe et lui montre le poing,
Tandis qu’un autre, en ayant peur qu’il se réveille,
Se penche sur Pégase et lui tire l’oreille.
Une immonde rancune enhardit ces vainqueurs
Qui s’agitent, avec des airs d’équarrisseurs.
Autour de ce cadavre ailé et qui, farouche,
Tient encore parmi l’écume de sa bouche,
Immortelle et toujours odieuse à leurs yeux,
La feuille de laurier qui fait de l’homme un Dieu !


LE JARDIN


Viens, car le crépuscule est l’heure où le jardin
Sent la feuille, la fleur, la terre et l’ombre moite,
Entre les buis égaux l’allée est plus étroite
Et dirige le pas qu’elle rend plus certain.

Qu’importent, au dehors, le champ et le chemin,
Le carrefour perfide et l’étang qui miroite…
Cette rose qui saigne à sa tige encor droite
Est ton seul souvenir de tout ce qui fut vain.

Le Passé tout entier, avec la nuit vivante,
Là-bas, renaît. Sa foule hostile infeste et hante
L’herbe grasse, le sentier mou, le bois obscur ;


Mais ici, marche en paix en ce lieu calme et tendre
Où les grands espaliers ont l’air, )e long du mur.
D’écarter leurs bras noirs comme pour te défendre.


L’HEURE HEUREUSE


L’Heure heureuse m’a dit : Chante-moi. Je suis morte.
Effeuille entre mes bras les roses que j’emporte,
Car, vivante, j’ai vu fleurir leur pourpre en feu.
Mes yeux se sont fermés sous la bouche d’un Dieu ;
L’amour a pris mon souffle et me laisse son ombre ;
Je la retrouverai sur le rivage sombre
Et j’aurai, pour payer son baiser souterrain.
Ces roses que tes doigts effeuillent sur mon sein.
Adieu, mais souviens-toi que brève, je fus bonne.
Mes sœurs sont là, dehors, qui t’attendent. L’automne
A couronné leurs fronts et doré leurs cheveux ;
Elles peuvent offrir à ton cœur orgueilleux,
Selon que la Sagesse ou la Gloire l’attire.
Leur silence savant ou leur noble sourire
Et la branche du chêne ou celle du laurier.
Mais souviens-toi encore avant de m’oublier
Que moi seule, — qui dors sous ces roses mortelles,
Ephémère, embaumée et divine comme elles, —
Je suis, dans ton passé comme moi sans retour,
L’Heure mystérieuse et vaine de l’Amour.


STANCES


Je ne veux plus de toi, Jeunesse. Tu viendrais
Encore avec ton bruit de feuilles et de source
Et nous irions encore à travers la forêt
Où l’écho se souvient du rire de ta course.

Comme jadis, quand nous passions près du bonheur,
Tu mettrais sur mes yeux tes mains douces et fortes
Et sans attendre, hélas ! le fruit mûr qu’on emporte,
Tu briserais la branche en y cueillant la fleur.


Laisse-moi, je n’ai plus ta force et ton visage,
Ni l’élan furieux où je suivais tes pas ;
Laisse-moi, laisse-moi, Jeunesse, je suis las
Du grondement lointain de ta rumeur d’orage.

Va-t’en et ne ris pas de celui qui reprend
Sa route et qui s’en va sans regarder vers l’ombre
Que ton souvenir d’or allonge au sable sombre,
Car je marche déjà dans le soleil couchant.

Mais au bout de la voie où la pierre est aride
Et dont la Gloire a fait son chemin éternel
Je vois, à l’horizon mystérieux et vide,
Se tordre un noir laurier sur la pourpre du ciel.


HENRI DE REGNIER.