Poésies (Henri de Régnier, 1918)

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POÉSIES


CONFIDENCE


Donne-moi ta douleur, donne-moi ton ivresse,
Ami que je n’ai pas connu !
Donne-moi ce collier, donne-moi cette tresse
Qui caressait un beau col nu ;

Conte-moi longuement ton plaisir et ta peine
Et le délice de tes yeux,
Et rappelle-toi l’heure envolée et lointaine
Et son éclat mystérieux ;

Dis-moi les mots secrets et la parole tendre
Que l’on te murmurait tout bas ;
Montre-moi sur la grève où l’amour vint s’étendre
La marque double de vos pas ;

Redis-moi tout cela pour que je le redise
Et ton bonheur et ton tourment,
Et ton âme donnée et ton âme reprise,
Ton rire et ton gémissement.


Et vous que, comme moi, le souvenir fait vivre
Mieux que la vie et dont la main
Page à page a tourné les beaux feuillets du livre,
Écoutez-en l’écho divin.

C’est l’Amour orgueilleux, content ou misérable
Qui s’exprime ici par ma voix :
Je suis un sablier où s’écoule du sable
Que n’ont pas recueilli mes doigts.


LES EXILÉS


Le beau jardin fermé repose en la jeunesse
De ses printemps pareils à d’éternels étés
Et tous les jours n’y sont qu’une même paresse
Où volent dans l’azur des oiseaux argentés ;

Avec sa claire voix dont le cristal s’irise,
La fontaine en secret parle au bosquet ombreux,
Les papillons mêlent leurs ailes à la brise
Et les fruits sont de l’or dans le feuillage heureux ;

Mais dans le beau jardin d’extase et de lumière
Aucun pas ne résonne en l’écho qui le fuit ;
Nulle lèvre en riant ne boit l’eau solitaire,
Nulle main aux doigts frais ne cueille l’or du fruit,

Et, debout sur le seuil avec ses ailes d’aigle,
Taciturne gardien de la porte et du lieu,
Le grand ange d’airain, protecteur de la Règle,
A laissé devant lui choir son glaive de feu…

C’est lui qui, noir témoin du geste et de l’étreinte,
De l’Éden pour jamais a chassé les amants,
Et là-bas, au dehors de la céleste enceinte,
Il les regarde au loin s’en aller, lentement.


Se retourneront-ils avant que disparaisse
L’asile merveilleux qu’ils ne reverront pas ?
L’air apportera-t-il l’appel de leur détresse ?
Lèveront-ils la tête ou tendront-ils les bras ?

Non ! Ceux dont le baiser joint les lèvres ardentes,
Que la ronce cruelle écorche leurs pieds nus,
Ou que la source manque à leurs haltes brûlantes,
Ne se souviennent pas des paradis perdus !

Et, sur le sol pierreux que hérisse l’épine,
S’éloignant côte à côte en se tenant la main,
Le beau couple banni fièrement s’achemine,
Farouche, dans la paix de son péché divin.


SÆVUS AMOR


« Je suis le dur Amour. C’est moi qui, de mes mains,
Dispense le désir au rêve des humains
Et qui fais, dans les cœurs qu’asservit ma puissance,
Triompher tour à tour la joie et la souffrance ;
Mais rapide est la joie et long est le tourment !
Sache-le donc. Eh ! quoi ! Te voici cependant
Qui viens à moi, docile à l’avenir que crée
La pointe sans repos de ma flèche acérée…
C’est bien. Tu connaîtras le pouvoir furieux
Que j’exerce sur tous, fussent-ils fils des Dieux.
Rien ne t’épargnera ce Destin que tu braves.
Tu le veux. Tu seras pareil aux vils esclaves.
Je prendrai ta pensée et je prendrai ton corps
Et peut-être vivant, envieras-tu les morts ?
Et quand j’aurai, suivant le jeu de mon caprice,
Assez cruellement prolongé ton supplice
Et que, du geste, un jour, de mon doigt irrité
Enfin je te rendrai ta sombre liberté,
Tu t’en iras blessé, solitaire, farouche,
Mais en te souvenant d’avoir baisé sa bouche… »


SONNET ET STANCES DANS LE GOUT ANCIEN


I


Il fait beau dans mon cœur, il fait clair dans ma vie ;
L’air est plein de parfums, l’azur est glorieux ;
La lumière du ciel se reflète en vos yeux
Et votre bouche semble une rose fleurie.

Vous êtes le bois sombre et la fraîche prairie,
La fontaine secrète au flot mélodieux
Et le sentier obscur marqué du pas des Dieux,
La grotte où l’on repose et l’autel où l’on prie.

Vous êtes le rayon et vous êtes la flamme,
Vous êtes à la fois le philtre et le dictame,
Car l’amour éblouit et consume à la fois ;

Et, dans mon cœur soumis qui devant lui s’incline,
S’il a pris vos regards, vos traits et votre voix,
C’est pour que sa beauté m’en parût plus divine.

II


Amour, qui fut mon maître, a pris votre visage
Afin de m’apparaître ainsi que je vous vois,
Et j’ai prêté l’oreille à son divin langage
En lui reconnaissant le son de votre voix ;

Et voici maintenant que toute ma sagesse
S’en va comme un manteau déchiré par le vent
Et qu’une éblouissante et terrible allégresse
Me brûle de sa flamme et de son feu vivant ;

Mes mains qui ne tressaient que la pâle couronne
Que pose le regret au front du souvenir
Ont cueilli dans l’éclat de leur pourpre d’automne
Les feuilles de l’espoir et la fleur du désir.


Qu’importe, je le sais, cette heure est éphémère,
Car le plus beau destin est cruel malgré lui,
Même quand il emprunte une voix printanière
Pour nous parler d’aurore alors que vient la nuit.

Et quand vous partirez et que ma vie obscure
Sera plus sombre encor de cet éclair trop court,
N’écoutez pas crier le sang de ma blessure,
Si je pleure dans l’ombre en maudissant l’amour,

Car votre chère voix et votre cher visage
Un instant m’ont sauvé du temps injurieux,
Et c’est un dieu qui m’a, debout au noir rivage,
Parlé par votre bouche et souri par vos yeux.


ODELETTE


Demain ce sera l’automne,
Hier c’était le printemps ;
La vie au pas monotone
Parcourt le cercle du temps.

L’hiver a l’été s’oppose.
Janvier passe comme fuit Avril,
Et l’on voit la rose
Fleurir quand est mort le gui.

Tout s’achève et recommence,
Meurt ni renaît tour à tour,
Car de joie et de souffrance
Est fait l’éternel amour !

Le ciel s’argente ou se cuivre,
Aube ou couchant radieux…
L’essentiel est de vivre
Sous le regard de vos yeux !


L’ANNEAU


Les longs rideaux tirés pendent à la fenêtre
En plis droits et pesants ;
Le feu brûle et soudain l’on voit mourir ou naître
Ses fantômes ardents ;

Le vieux bureau de laque et la commode peinte
Près de l’écran chinois
Et le lustre dont le cristal s’irise et tinte
Sont là, comme autrefois ;

Comme autrefois aussi le vieux portrait s’écaille
Par le temps déverni,
Et le miroir, en son lourd cadre de rocaille,
S’embue et se ternit.

Rien n’a changé, mais tout, aujourd’hui, semble attendre
Mystérieusement
Quelque chose que je vais dire, et pour l’entendre,
Tout le silence attend…

Ne pensez pas, ô chers témoins des heures mortes,
Que je revienne ici
Comme ces voyageurs dont la mémoire apporte
De fabuleux récits.

Ou comme un conquérant qui suspend à sa poupe
L’héroïque Toison,
Et de qui la stature en airain se découpe,
Sur l’or de l’horizon.

Non ! Celui qui revient sans trophée et sans gloire.
C’est moi, c’est toujours moi,
Et de quel vain laurier m’eût paré la victoire,
Car je porto à mon doigt,


Plus beau que nul trésor, puisque son cercle cèle
Un nom que seul je sais,
L’anneau mystérieux de la chaîne éternelle,
Qui me lie à jamais !


L’ADIEU


« Fermez, — dit-il, — fermez sur ce grand ciel d’automne
Cette fenêtre ouverte où s’accouda l’Amour ;
Que, de ses plis muets, l’ombre nous environne,
Et qu’au dehors sans nous s’achève ce beau jour !

« Emportez en vos bras ces roses trop ardentes,
Et joignez-y ces lis qui sont trop parfumés,
Afin que nous puissions, à la clarté des lampes,
Ne plus nous souvenir des couchants trop aimés.

« Une dernière fois reflétez votre image,
Au miroir de ces yeux que le temps va ternir,
Puis détournez de moi votre tendre visage,
Pour que ma solitude ait moins peur de mourir… »


ESTAMPE


Filles du vaste amour qui vous posséda toutes,
Elvire aux yeux baissés, Lucinde au corps divin,
Du fond du souvenir, ô lointaines, j’écoute
L’écho de votre voix qui s’exalte ou se plaint,

Julie en qui pleura la honte d’être heureuse,
Et toi, Pauline, et vous, Coryse, Aline, et vous,
Alberte, qui chacune, en estampe amoureuse,
Charmâtes tour à tour mon désir à genoux,

Vous dont j’ai célébré jadis le cher visage
Et le regard avide, hypocrite ou charmant,
Accueillez cette sœur dont je mêle l’image
A celles que de vous trace un trait différent,


Car, si l’amour en songe a fait trembler sa bouche
Et palpiter son cœur de se sentir aimé,
Elle est plus purement et tendrement farouche
Qu’une fontaine close en un jardin fermé.

C’est pourquoi laissez-la, lumineuse colombe,
Traverser d’un vol doux vos lourds soirs orageux
Et rêver longuement à la feuille qui tombe
Loin de la rose ardente où s’acharnent vos jeux.

Laissez-la s’éloigner et, le doigt à la tempe,
S’asseoir, silencieuse et pudique Psyché,
Pour qui ne luira pas la flamme de la lampe,
Près de la source sombre où le Dieu s’est penché.


INVOCATION


Absence, te voici ! Sur ta face lointaine
Le regret et l’attente ont empreint leur pâleur ;
Tu portes à ton front la couronne d’ébène
Et tu tiens à la main le spectre d’une fleur.

Debout, demi-vivante, en tes voiles rigides,
Tu restes immobile et peu riant n’es plus là,
Et tu regardes, de tes yeux graves et vides,
La rose dont au loin le parfum s’envola.

Tu parles, et nul mot ne vibre en le silence ;
L’écho ne répond pas au nom que tu redis,
Et si parfois s’allège un instant ta souffrance,
C’est que tu te souviens des heures de jadis.

Salut ô toi ! Les jours en cendre dans ton urne
Mélancoliquement s’effeuillent un à un ;
O toi, toujours lointaine et toujours taciturne,
Qui rends les cœurs sans joie et les fleurs sans parfum !


APOLLON ET DAPHNÉ


Quand la Nymphe eut senti l’écorce protectrice,
De la nuque au talon, l’enserrer peu à peu
Et que l’abri vivant du feuillage complice
Eut enfin délivré son corps rebelle au Dieu,

Apollon ravisseur, devant Daphné ravie
Au lumineux désir qu’elle avait évité,
S’arrêta, contemplant avec mélancolie
Le vert laurier promis à l’immortalité ;

Puis, baissant tristement sa tête sans victoire,
On vit le Dieu pleurer dans l’ombre, le front lourd,
Car que vaux-tu, Laurier, si la main de la gloire
N’a pas cueilli la feuille au soleil de l’Amour ?


DÉCOR


Palazzo Vendramin al Carmini…

Le Palais Vendramin est près des Carmini…
Le soleil du matin caresse sa façade,
Qui se mire au rio, couleur d’ambre ou de jade,
Où le ciel tour à tour s’éclaire ou se ternit.

Un étroit escalier monte à ses chambres basses
Dont les murs aussi bien que les plafonds sont peints
Et où viennent à nous, du fond des vieilles glaces,
Des visages fanés avec des yeux lointains.

Venise, et son passé somptueux et baroque,
Toute Venise, en baüta è tubaro,
En ce décor galant se prolonge et s’évoque
Quand le pas au pavage y réveille l’écho.

Au sommet du miroir qu’encadre la rocaille,
L’Amour, son arc en main, rit dans un médaillon
Aux beaux stucs dédorés qui parent la muraille
Où rôda un lézard courbe et vote un papillon ;


L’arabesque on jouant s’enlace et s’entre-croise
Autour des panneaux de faïences où l’on voit
Le cortège persan et la chasse chinoise
Et la princesse turque, une rose à ses doigts,

Qui regarde, d’un air tendre et mélancolique
La fleur voluptueuse au cœur ensanglanté,
Tandis que sur le sol parmi la mosaïque
Luit un fragment de nacre en son marbre incrusté !…

Comme vous êtes chère au cœur qui vous regrette,
Douloureuse douceur de tout ce qui finit !
Et ces mots font trembler ma voix qui les répète :
Le Palais Vendramin est près des Carmini.


L’AMI


C’est ainsi que, joyeuse ou triste, tour à tour,
J’ai prêté dans ces vers ma voix à ton amour,
Et maintenant relis les pages du poème…
C’est pour loi que j’ai dit — : « Je sens, je souffre, j’aime. »
Ai-je bien reproduit la pensée et ton cœur,
En sa détresse, en son espoir, en son ardeur ?
Sont-ce bien là tes yeux, ta bouche, ton langage ?
Ai-je fidèlement offert à ton visage
Le fidèle miroir des rythmes et des mots ?
Est-ce là ton reflet, sont-ce là tes échos ?
Allons, relis encor les strophes du poème,
Et, si ma voix n’est pas ton souffle et la voix même,
Disperse aux quatre vents le feuillet déchiré,
Et si j’ai fait mentir le visage sacré
Qu’au plus humble de nous donne un instant la vie
Lorsque se montre en lui le Dieu qu’elle humilie,
Alors brise d’un geste amical et déçu
Le miroir où l’amour ne s’est pas reconnu !


HENRI DE REGNIER.