Poésies (Lope de Vega, 1912)

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Poésies (Lope de Vega, 1912)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 915-922).
POÉSIES


POUR LES CLOCHERS

Un seul chant a jamais calmé l’angoisse humaine :
Nous partons du matin pour aller à la nuit
Et nous ne savons pas où le chemin nous mène ;
Un seul espoir nous illumine et nous conduit.

Dans l’ombre où la raison s’effare,
N’éteignez pas l’unique phare !...
La tombe est ouverte là-bas.
La voix qui rassure et console,
A l’heure où le sage s’affole,
Par pitié, ne l’étouffez pas !

Dans les cœurs ignorans et sous les toits rustiques,
Le désespoir, la haine ont répandu leur fiel ;
Laissez l’écho des champs répéter nos cantiques ;
Faites grâce aux clochers qui nous montrent le ciel !

Comme un colombier ses colombes,
Ils groupent autour d’eux les tombes
Et les âmes de nos défunts ;
Malgré la nuit muette et noire.
Là, nous évoquons leur mémoire
Dans la prière et les parfums.


Laissez dormir en paix ces morts pleins d’espérance,
Et ne permettez pas que s’écroule sur eux
L’édifice d’amour et de persévérance
Que leur foi construisit en des jours plus heureux.

Ne fermez pas le sûr asile
Où ceux que le malheur exile
Retrouvent le pays rêvé ;
Où les larmes qu’on dissimule
Tombent de l’aube au crépuscule,
En silence, sur le pavé.

La plus chétive église est une bonne mère,
Et quand on la détruit, on fait des orphelins :
Que deviendraient les cœurs déçus par leur chimère,
Tous les cœurs de dégoût et d’amertume pleins ?

Tous ceux pour qui la solitude
Est la seule béatitude.
Ceux qu’a ballottés chaque vent
Et qui, sans maison paternelle.
Cherchent la demeure éternelle,
Où fuiraient-ils dorénavant ?

Gardez l’ancien trésor ! Que triomphant du doute,
Symbole glorieux d’un espoir immortel,
La cathédrale vers le ciel s’élance toute !
Que la lampe toujours brûle devant l’autel !

Que les cloches vibrent, parole
Qui, sans dire de mots, console
Et berce avec un tendre accent ;
Chant aérien qui délivre
L’âme, et plus haut la fait revivre.
Qui l’emporte d’un vol puissant.

Que les clochers, bâtis par les pères, étendent
Sur les enfans leur ombre, afin que, tour à tour,
Les générations successives répandent
Les mêmes pleurs, en implorant le même amour ;


Afin que descendent ensemble
Sur celui qui prie ou qui tremble,
Sur les faibles et sur les forts,
Sur tous ceux dont le front s’incline,
La miséricorde divine,
La bénédiction des morts !


L’OASIS DE DAMAS


Après l’ardent désert, les monts rudes et beaux
Dont les roses sommets semblent de grands flambeaux,
Et les âpres ravins, nus comme des tombeaux.

Voici les frais vergers pleins d’ombre et de ramures
Où dans l’eau jaillissante, aux enivrans murmures.
Se mirent le ciel clair et les grenades mûres.

Voici Damas avec sa foule de passans,
Sa cohue et son bruit sans cesse renaissans,
L’odeur des abricots, du musc et de l’encens.

Dans les souks où l’air vibre, où le sol blanc poudroie
Sur les cuirs bigarrés, les étoffes de soie,
Le vif soleil répand sa lumière et sa joie.

Il fait luire le verre et l’ambre des colliers,
Le cuivre martelé des pesans chandeliers,
L’amulette qui pend au sac des chameliers.

Majestueux, parmi pastèques et tomates,
Les chameaux, balançant leur long cou sur leurs pattes,
Reviennent du désert tout chargés d’aromates.

En respirant l’étrange ot suave senteur.
J’entends si tristement chanter leur conducteur,
Et ta plainte me touche, o sauvage chanteur !


Comme toi je connais la région terrible
Où d’implacables traits la lumière nous crible,
Le mirage menteur, la soif inextinguible ;

J’ai dû le traverser, le pays âpre et beau
Où de ma chair saignante est resté maint lambeau,
Les ravins sans verdure et les rochers sans eau ?

Dans le silence trop profond qui nous oppresse
Et la splendeur écrasante à notre faiblesse.
J’ai suivi le chemin dont chaque pierre blesse.

Et j’en ai rapporté des arômes exquis.
Des baumes, des trésors avec douleur conquis
Sur les sables, les rocs, les épineux maquis,

Et des chants qui charmaient pour une heure ma peine.
Toi, dans la cour sacrée, au bord de la fontaine,
Tu vas goûter enfin une paix souveraine.

Au seuil de la mosquée où vient mourir le bruit,
Tu pourras sommeiller de l’aurore à la nuit,
Et laver ta poussière au flot qui danse et luit.-

Farouche pèlerin, faut-il que je t’envie
Pour cette halte après le labeur de la vie,
Pour ta route achevée et ton âme assouvie ?

Ne trouverai-je pas quelque part, sous les cieux.
Un repos plus profond et plus délicieux,
Une source qui lave et désaltère mieux ?


PARFUMS DISPERSÉS


Le vaisseau lève l’ancre : adieu, monts où j’errais
Ivre de vent et de lumière.
Ravins divinement mystérieux et frais
Où chante dans un lit de pierre
L’eau printanière.


Une dernière fois, je regarde pâlir
La pourpre du soir sur l’Hymette ;
Je vois la nuit et la distance ensevelir,
Sous une brume violette.
Le Lycabette.

Salamine n’est plus qu’un nuage léger,
Qui dans le lointain s’évapore ;
Demain, nous saluerons un rivage étranger :
Pour nous, là-bas, vers le Bosphore,
Naîtra l’aurore.

Je m’assieds à la poupe afin de goûter mieux
L’heure suave et taciturne.
Et sur mon front s’épanche en flots silencieux,
Comme un baume coule d’une urne,
La paix nocturne.

Voici que tout à coup glisse dans l’air marin
Un souffle qui vient de la rive ;
L’odeur du thym, du myrte en fleurs, du romarin,
Furtive caresse, m’arrive
Si chaude et vive !

Qu’il est délicieux, cet arôme puissant.
Adieu suprême de la Grèce !
C’est elle ; je frémis en la reconnaissant,
Je la respire avec ivresse.
L’enchanteresse !

Je foule les sentiers pleins de parfums exquis
Où l’essaim doré des abeilles
Bourdonne, où chaque soir planent sur les maquis
Des nuages, formes vermeilles
Aux dieux pareilles.

Rapides jours, enfuis déjà, vous renaissez ;
splendeur disparue et morte,
Je te possède encore un peu ! Bonheurs passés,
Cette brise légère et forte
Vers vous m’emporte.


Ainsi l’amour perdu, le jeune et bel espoir,
Lorsque pour jamais on les quitte,
Semblent parfois revivre ; à notre horizon noir,
Leur flamme un moment ressuscite
Et s’éteint vite.

Au crépuscule, ainsi, nos songes sont bercés
Par tous les enivrans arômes
Des paradis trompeurs dont nous fûmes chassés ;
Ces soupirs, ces reflets, ces baumes.
Sont des fantômes.

O souvenirs, parfums dispersés sur la mer
Immense où nous voguons sans trêve.
Spectres des jours heureux, le vent du gouffre amer
A nos cœurs déçus vous enlève,
Ainsi qu’un rêve !


L’ANÉMONE


Anémone au sein noir, à la robe éclatante,
Fille du grand soleil et du vent printanier.
Tout fleurit ; le jardin est comme un prisonnier
Que l’on délivre enfin, après la longue attente.

Tout resplendit, mais ta beauté d’abord me tente ;
Parmi l’herbe, de loin, j’aime à te voir ployer
Et dans la brise et la lumière chatoyer,
Flamme multicolore, étoile palpitante.

Toi que j’allais cueillir au bord d’un golfe bleu.
Au pays qui m’est cher, je suis ta sœur un peu,
Enfant du sol latin, fleur de Grèce et d’Asie.

Sous le voile changeant, le masque aérien
Que de mille couleurs tisse ma fantaisie.
S’abrite un cœur plus sombre encore que le tien,


LE MIRACLE DU LYS


Au pied du Mont Carmel, souvenir émouvant,
On voit, ensevelis dans l’ardente poussière,
Les cyprès et les croix d’un ancien cimetière ;
Là dorment les Latins sous le ciel du Levant.

Après le rude été, rien n’y semblait vivant
Qu’une gerbe de lys, blancs comme la lumière.
Qui, beaux et délicats, jaillissaient d’une pierre ;
Leur fraîcheur se riait du soleil et du vent.

De quelle pâle chair avait germé leur tige ?
Quel printemps et quelle aube annonçait ce prodige ?.
Et toi, cœur consumé par l’implacable feu,

De ta cendre, une fleur peut-elle naitre encore !’
Vas-tu t’épanouir, à la gloire de Dieu,
Dans un amour céleste et pur comme l’aurore ?

LE LAURIER


Alentour, le soleil flambe, le vent halète ;
Ici, des arbres verts bravent l’été de feu ;
Voici de l’herbe, un chant de source, un miroir bleu.
Embaumé par la menthe et par la violette.

Ce n’est pas pour l’eau vive où le ciel se reflète,
La couche de gazon qui semble attendre un dieu.
Les platanes géans que j’aime tant ce lieu.
Fraîche oasis parmi les pierres de l’Hymette.

Mais si tu veux savoir quel charme en ce ravin
Rend l’air délicieux, le silence divin,
Viens près de ce laurier, luth vivant qui soupire ;


Entre ses noirs rameaux dont le suc est amer,
Tes yeux verront, dans la clarté d’un beau soir, luire
Le roc de Salamine au-dessus de la mer.


LE VOYAGE


Sur le tillac, dressez, marins, une humble tente
Pour m’abriter du froid nocturne et de l’embrun ;
J’entendrai l’eau tambouriner sur son cuir brun
Quand le vent gonflera la voile palpitante.

Je m’enfuis : l’horizon illimité me tente ;
Adieu, l’amour perfide et le bonheur défunt !
La mer est belle ; en m’enivrant de son parfum,
J’oublierai que la vie a déçu mon attente.

A mon espoir, je vois s’ouvrir un nouveau champ
J’ai hâte de sentir, sous l’éperon tranchant,
Les vagues se cabrer comme un coursier superbe.

Emporte-moi, léger vaisseau, puissant dauphin,
Vers la rive où bientôt je trouverai sous l’herbe
Le but d’un long voyage et d’un désir sans fin.


VEGA.