Poésies (Paul Rougier)

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Poésies (Paul Rougier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 184-189).
POÉSIES


ODE A LA FRANCE[1]


De Mulhouse à Strasbourg égrenant leurs versets,
Les angélus ailés ont quitté les horloges
Des fins clochers d’Alsace, et survolant les Vosges,
Apportent leur bonsoir aux fins clochers français.

Or, du poteau-frontière, où trois routes se glissent
Vers la France, la Suisse et l’Allemagne, un cri
Part : « Halte-là ! Qui vive ? » — On répond : « Un proscrit ! »
— « Avance ! » — Et l’homme vient par la route de Suisse.

Et, comme sentinelle, il voit que là, veillait,
Sous le poteau casqué de l’Aigle germanique,
Une Fille, portant piqués sur sa tunique
Un bleuet, un lilas — blanc — et — rouge — un œillet…

Le routier dit : « Je viens d’Orient. Ma besace
Est lourde. Je suis las de rouler, d’avoir faim.
Ne trouverai-je pas une patrie enfin
Là-bas ? » et de son doigt il indiquait l’Alsace.


« En Alsace ? reprit la Fille, encor trop tôt !
L’Alsace enferme encor trop de casques à pointe !
De crainte que l’événement te désappointe,
Pour t’avertir, je veille ici sous ce poteau. »

L’homme lorgnait la Fille : « Hé hé ! Sais-tu, la blonde,
Qu’on prendrait bien gratis le logement chez toi ? »
Mais, Elle, coupa court : « Non ! je n’ai pas de toit,
N’ayant jamais été rien qu’une vagabonde :

« Je cours les grands chemins des Vosges à la mer.
Je couche n’importe où dans mes chères Ardennes.
En Alsace autrefois je logeais chez Turenne,
A Domrémy chez Jeanne, à Strasbourg chez Kléber.

« Ah ! C’était bon chez eux de faire la dormeuse :
O mon corps reposé sur leur lit de lauriers !
O ma bouche, en rêvant, baisant leurs étriers !
O ma berceuse à moi, Marche de Sambre-et-Meuse !

« J’accours de Flandre ; j’ai longé le sol lorrain
Et viens au seuil de Suisse, ici, monter la garde,
Pour retenir à temps quiconque par mégarde
Prend à ce carrefour la route vers le Rhin.

« Vers la France, crois-m’en, marche de préférence ! »
L’homme rit : « Pourquoi pas vers l’Empire allemand ? »
Mais la Fille redit : « Vers la France ! Crois-m’en,
Parce que moi je suis la Frontière-de-France,

« Et que j’ai pour consigne en ce lieu de crier
A tout venant de Suisse et qu’à toi je te crie :
« Rien qu’à mettre le pied en France, ô sans-patrie,
Oui, tu vas te sentir soudain rapatrié !


« Mais, regarde-la donc : des châteaux de la Loire
Et du mas provençal jusqu’au moulin flamand,
Sous l’uniforme bleu, la France en ce moment
Pénètre à plein poitrail dans les blés de la gloire !

« C’est qu’elle porte enfin la Revanche en ses flancs.
Vois plutôt : nos fusils sont fleuris d’églantines,
Et nos Saint-Cyriens, partant, dans leurs cantines,
Ont, pour entrer dans Metz, mis chacun des gants blancs !

« Entends deux millions de gorges qui s’éraillent
A force de chanter la Marseillaise, et vois,
Rythmant à fleur de ciel l’hymne-aux-cent-mille-voix,
Nos drapeaux s’étoiler peu à peu de mitraille !

« Tiens : vois ce front qu’un coup de sabre a galonné,
Ces dolmans qu’a fleuris comme une bouquetière
La croix-de-guerre, et vois, moi-même la Frontière,
Les croix-de-bois des soldats morts me jalonner !

« Les Barbares ont pris nos églises pour cibles…
Le tocsin sonnera dans nos clochers criblés !
Ils brûlent nos moissons ?… Voici nos nouveaux blés :
La mer d’épis des baïonnettes inflexibles,

« Et, frôlant de son vol les tiges d’acier clair,
Alouette nouvelle aux sillons de nos tentes,
Entends l’aile d’azur des Victoires chantantes
Dans le vent de l’obus passer comme un éclair !

« Qu’importe à nos hameaux leurs obus par rafales ?
Devant l’âpre lueur de tout hameau brûlé,
Jusqu’au-delà du Rhin regarde reculer
L’ombre rouge de sang des aigles bicéphales !


« Vois le feu de Vesta flamber comme un enfer,
Jour et nuit, pour couler des canons dans nos forges,
Et la source, où buvaient hier les rouges-gorges,
Tremper le fer battu des cuirasses de fer !

« Aux côtés des soldats, voix entrer dans l’Histoire
La sainte légion des femmes des tués :
Nos veuves, dont les yeux se sont habitués
A refouler leurs pleurs pour mieux voir la Victoire !

« Vois, quand passent les trains de soldats, accourir
Les enfans, du faubourg comme du val agreste,
Salut suprême et doux de la France-qui-reste
A la France-qui-part pour vaincre, — ou pour mourir !

« Ne veux-tu pas sentir le cuir des jugulaires
Ceindre ta gorge à la française et, vagabond,
Goûter combien le pain de ces soldats est bon
Qui quarante-quatre ans ont mâché leurs colères ?

« Ne veux-tu pas être de ceux qui n’ont pas craint
D’offrir leur sang, pour conquérir à coups de crosse
L’étendard des uhlans pour ma robe de noce
Et, pour mon lit de noce à moi, le lit du Rhin ?

« Viens donc ! Des bords du Var aux berges de la Rance
La diane est si pimpante aux lèvres du clairon !
Et si doux aux vainqueurs s’en revenant du front
Sera le doux sommeil qu’on dort aux champs de France !

« Vers la France viens-t’en ! A présent que tu sais,
N’est-ce pas que tu vas venir, pour qu’on te nomme
Un servant de la France et que ?… — Suffit ! dit l’homme,
— Je pique sur Paris : je veux être Français ! »



LA CHANSON DU FLEUVE


Si ! je t’ai bien aimé ! Je t’ai quitté sans doute,
Oui ! Mais la faute en est à toi :
Il ne te fallait pas construire notre toit
Au bord de l’eau, mais sur la route.

Car le fleuve, vois-tu, quand passent les chalands,
Chante à nos pauvres cœurs de femmes :
« Avec moi, tout doit fuir ! Vois : la barque a des rames,
Et des ailes les goélands.

« Suivre le fil de l’eau, c’est suivre, au fil, des rêves
Nouveaux à chaque flot nouveau :
C’est d’un regard sans fin dévider l’écheveau
Des quais, des berges et des grèves.

« C’est savoir les bateaux dans les coins, du déclin
De leur poupe jusqu’à leur proue.
C’est son bonnet, pour lui faire tourner la roue,
Jeté par-dessous le moulin

« C’est les grelots, le long du chemin de halage,
Tintant au collier des côtiers,
Le marteau des calfats réveillant les chantiers
Et l’écho réveillant la plage.

« C’est, au bord, un gamin faisant des ricochets.
C’est, flottante, une fleur fauchée.
C’est, sur les astres dont la nuit l’onde est jonchée,
Moi, songeuse, qui me penchais.

« C’est tout ce que jamais ne verront les recluses.
Qu’enferme, jaloux, un amant :
Le sommeil d’une crique et le ruissellement
Des barrages et des écluses,

« Les doigts traînés dans l’eau, le visage miré
Dans le miroir dormant de l’anse ;
Derrière un remorqueur soufflant, la nonchalance
D’une péniche en bois ciré.

« C’est tout ce dont ma triste existence claustrale
Dans ton nid d’amoureux manquait :
C’est un clocher des champs, c’est, au détour d’un quai,
La flèche d’une cathédrale.

« C’est un gué transparent ; c’est, d’un saule vers l’eau,
Des branches s’inclinant, rêveuses.
C’est les battoirs scandant la chanson des laveuses ;
Les rames, la chanson du flot.

« C’est d’épier l’aurore approchante qui guette
La mâture que nous gréons.
C’est d’entendre danser, au son d’accordéons,
En côtoyant une guinguette.

« C’est le passeur hélé, quand on croise son bac ;
C’est au Sud une étoile neuve ;
C’est les lilas du soir se posant sur le fleuve,
L’hirondelle, sur le tillac.

« Loin de l’air lourd des chambres closes, mortuaires
A force d’étouffant ennui,
C’est, accouru des bords immenses de la nuit,
Le vent de mer des estuaires ;

Et, portés par le vent, c’est soudain d’autres cieux,
Et c’est la voile qui se creuse,
Et c’est ne vouloir plus être qu’une coureuse
Avec ses cheveux dans les yeux ! »

Paul Rougier.

  1. Ce poème a été couronné par l’Académie française pour le concours de 1917.