Poésies (Poncy)/Vol. 1/À M. Arago

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PoésiesI (p. 29-35).

À M. ARAGO


I


L’heure où le pavillon quitte la brigantine,
Hâte le retour du pêcheur
Dont l’aviron tardif fend la vague marine,
Belle de calme et de fraîcheur.
Déjà de sombres feux l’horizon se décore.
C’est le crépuscule du soir,
Que chassera bientôt la nuit plus sombre encore,
En déployant son crêpe noir.
Les sonores marteaux qui, toute la journée,
Retentissent dans l’arsenal,
Se taisent tour à tour ; et la barque enchaînée
Dort paisible au bord du canal.

Et tandis qu’au repos le monde entier se livre,
Ton regard, du sommeil vainqueur,
Parcourt les cieux profonds, les cieux, immense livre
Qu’à vingt ans tu savais par cœur.
Tu surprends des soleils les ardents hyménées ;
Tu découvres leur grande loi :
Tous ces secrets que Dieu, pendant vingt mille années,
Maître ! connut seul avant toi !

II



Hier, ô maître, Toulon te possédait pour hôte.
Ma famille parlait de loi. C’était le soir.
Qui de nous soupçonnait cette faveur si haute
Qu’à mon humble foyer tu daignerais t’asseoir ?
Ô surprise, ô bonheur ! tu vins. — Ma pauvre mère
Ne put plus contenir sa naïve fierté,
Et tu l’entendis dire à voix basse à mon père :
— « C’est donc beaucoup, un député ! »

Et ma petite sœur oubliant sa poupée,
Nous voyant tous émus sans deviner pourquoi,
Pleurait sur mes genoux, triste et préoccupée,
Insistant pour savoir si j’avais vu le roi.
— « Oui, le roi du progrès ! » — Le peuple ainsi t’appelle.
Et sa bouche d’enfant au timbre pur et frais,
Bégayait ces grands mots tout étrangers pour elle :
— « Arago, le roi du progrès ! »

Et nous nous embrassions comme en un jour de fête.
Et mes pauvres amis disaient le lendemain :
« Combien tu dois sentir ton âme satisfaite !
« Que tu dus tressaillir quand il serra ta main !
« Va, nous t’envions tous l’ami que Dieu t’envoie.
« Aux chants que tu lui lus, qu’est-ce qu’il répondit ? »
Et je leur répétais, sans fatiguer leur joie,
Cent fois ce que tu m’avais dit.

III



Mais tu quittas bientôt notre ville empressée.
Suivi de tes nobles enfants,
Tu dirigeas tes pas vers la grande Phocée
Où l’on vous reçut triomphants.
Tout vint à toi : bourgeois, marin, tanqueur robuste ;
Plus de vingt mille citoyens
Coururent saluer de près ton front auguste
Et tes sourcils olympiens.
Et quand ces cœurs brûlants au théâtre entonnèrent
Le saint cantique marseillais :
Hymne au refrain duquel rois et trônes croulèrent,
Sans doute que tu tressaillais !
Car ces vingt mille voix, mâles et cadencées,
Et brûlantes de puberté,
Chantaient le but sublime où tendent tes pensées :
Le règne de la liberté.

Ce beau nom, qu’ont souillé tant de voix mercenaires,
Fait encor trembler les tyrans,
Quand il sert de tocsin aux élans populaires.
Nos frères du Nord, expirants,
Fatiguent les écbos des monts de Sibérie
Sous ce cri toujours répété ;
Et le hideux Cosaque, en foulant leur patrie,
N’entend partout que : Liberté !

IV



On m’a dit qu’hier matin notre rade tranquille
Te berça dans son sein que le soleil dorait,
Et que tu visitas la charmante presqu’île
Où s’élève le Lazaret.

Mais sur nos bords, où Dieu te donnait tant de fête,
Pourquoi donc, Arago, faire un si court séjour ?
Tu n’as pas vu ces rocs que la vague soufflette
Ou qu’elle baise avec amour ?

Tout est sauvage en eux : jusqu’à la poésie
Qui parle constamment dans leurs creux souterrains ;
Jusques aux flots, rôdant sur leur base noircie,
Comme d’éternels pèlerins.

De ces bords, chaque jour, on voit cingler nos voiles
Vers l’Afrique où tu fus esclave du Croissant,

Où l’on te nommerait le Sultan des étoiles,
Si tu retournais à présent.

Tu n’as pas vu Coudon, ce mont d’étrange forme,
Ce monstre de granit qui semble un léopard
Guettant incessamment, comme une proie énorme,
Le vaisseau qui rentre ou qui part.

Tu n’as pu contempler, dressant son front rebelle,
Notre haute falaise, au verdàtre penchant,
Découpant, chaque soir, une noire dentelle
Sur le fond pourpré du couchant.

Un jour le Romulus, d’héroïque mémoire,
Ébranla ces rochers du bruit de ses canons,
Que l’écho répéta, comme un hymne de gloire,
Dans les entrailles de nos monts.

Ce bruit y roule encore… et, sur la Place d’armes.
Oublieuses des morts, ivres de vains succès,
Nos femmes, accourant, ont paré de leurs charmes,
Un bal ouvert pour les Anglais !

Mais de nos souvenirs déchirons cette page.
N’as-tu pas entendu la mâle et douce voix
Des mousses voltigeant de cordage en cordage.
Comme les oiseaux dans les bois ?


Ces matelots, futurs défenseurs de la France,
Ont mille fois rêvé le cri du branle-bas :
Et leurs cœurs, enflammés d’une belle espérance,
N’attendent plus que les combats.

Enfin, notre soleil, nos pins aux fronts des cimes,
Nos vaisseaux dont les fils ont vu tant de climats,
Vieux minarets mouvants des déserts maritimes,
Qui pour aiguilles ont des mâts ;

De la terre et des mers ces heureux assemblages,
Ces arbres et ces flots, ce ciel tiède et serein,
Ne t'ont-ils pas offert, sur nos splendides plages,
L’idéal de Claude Lorrain ?

V



Tu n’as fait que passer dans ma ville natale :
Mais tu m’as rendu plein de foi dans l’avenir,
Et dans ce beau Paris où tant d’orgueil s’étale,
Tu me gardes un souvenir.

Le tien, pendant longtemps charmera les soirées
Où nous nous délassons de nos travaux du jour ;
Même dans ces labeurs où nos mains sont livrées,
Nous te garderons notre amour.


Sois béni mille fois, toi qui, du sort injuste,
En me tendant la main, as réparé l’oubli,
Toi sans qui mon destin, privé d’égide auguste,
N’aurait jamais été rempli.

Soutien de la patrie et roi de la science,
Chacune à ton génie a dressé son autel :
La poésie aussi te salue et t’encense
Et te fait trois fois immortel.



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