Poésies (Poncy)/Vol. 1/Préambule (Ch. Poncy,1967).

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Poésies (Poncy)/Vol. 1
PoésiesI (p. v-xiii).



La littérature de notre siècle compte trois tentatives distinctes de renaissance : l’une sous la Restauration, avec Chateaubriand, Béranger et Casimir Delavigne ; l’autre vers 1830, avec V. Hugo, Lamartine, George Sand, A. Dumas, Musset, Barbier, Barthélémy et Méry, Balzac, Soulié, Alphonse Karr et Gozlan ; la troisième, la moins importante par ses résultats, mais la plus curieuse par son étrangeté et par l’émotion qu’elle produisit, à partir de 1841, avec les ouvriers-poètes, Reboul, Hégésippe Moreau, Jasmin, Durand, Lebreton, Magu et plusieurs autres.

Les écrivains de la Restauration appartiennent aujourd’hui au silence des bibliothèques. L’influence des seconds a duré jusqu’à nos jours et quelques uns d’entre eux, V. Hugo, George Sand et Alexandre Dumas, conservent encore à notre époque le sceptre d’une royauté littéraire incontestée. Quant aux derniers, aux ouvriers-poètes, que les célébrités du temps se firent une sorte de gloire de patronner, dont l’avènement donna lieu à tant de théories politiques et philosophiques, et sur lesquels de grands et généreux esprits avaient été jusqu’à fonder des espérances, hélas ! rapidement déçues, de rénovation sociale, ils ont eu vite fait leur temps. La Révolution de 1848 éclata à l’heure même où l’attention publique était plus particulièrement fixée sur eux. Leur voix se perdit dans ce grand coup de tonnerre. Du jour au lendemain, la France fut entraînée vers des préoccupations bien autrement sérieuses et graves. Et de tous les engouements dont les poètes prolétaires avaient été l’objet d’un côté ; de toutes les railleries et de toutes les acerbes protestations qu’ils avaient soulevées de l’autre, de tout le bruit qu’on avait fait autour d’eux, il ne resta que leur œuvre. Elle ne méritait certes pas cet excès d’honneur ni cet excès de colère. Le temps, comme il fait de toute chose, l’a reléguée à la place qui lui convient et elle est à peu près tout à fait oubliée aujourd’hui.

Depuis 1850, les poètes n’ont pas manqué à la poésie. Au contraire, chaque jour a amené et amène quelque nouvelle et honorable tentative de renaissance. On peut même dire qu’il n’a Jamais été fait plus de vers et plus d’excellents vers qu’à présent. En revanche, ils n’ont jamais été moins lus. Les vers sont devenus le cauchemar des journaux et des éditeurs, l’épouvantail de la librairie. V. Hugo seul passionne encore les esprits à certains moments. Mais à part lui, les poètes contemporains, quel que soit du reste leur talent, n’ont plus, depuis quinze ans, d’autre public que leurs amis et que quelques rares amateurs qui amusent leurs loisirs à lire des vers : encore cachent-ils ce goût comme une faiblesse inavouable. C’est là un fait évident, un fait acquis comme on dit en jurisprudence et dont, jusqu’à nouvel ordre, les poètes doivent prendre franchement leur parti. On a beaucoup écrit, beaucoup discuté sur les causes qui ont produit ce discrédit absolu de la poésie. Les poètes ont naturellement reproché à la société ses appétits matériels, son absence d’idéal, et l’ont taxée de brutal égoïsme. On leur a jeté à la face que c’était leur faute si le public s’était éloigné d’eux ; on leur a répondu qu’ils manquaient complètement de souffle, d’inspiration et d’originalité, et, ce qui est malheureusement plus vrai, qu’ils s’occupaient beaucoup trop d’eux-mêmes et pas assez de la foule dont ils prétendent commander l’admiration.

L’unique raison de cette indifférence du public est sans doute celle-ci : c’est que la poésie de notre temps, toute question d’art et toute accusation de décadence à part, est restée trop exclusivement individuelle, trop routinière du passé des traditions duquel elle ne sait pas ou ne peut pas s’affranchir ; c’est qu’elle n’a pas su associer suffisamment le sentiment artistique et pittoresque, qu’elle possède d’ailleurs au plus haut degré, avec la pensée et le sentiment humains ; c’est qu’elle n’a pu encore trouver une forme de manifestation capable d’émouvoir la génération actuelle qui a certainement d’autres goûts, d’autres besoins et d’autres idées que les générations qui l’ont précédée. Maintenant, on me demandera avec raison, au nom de la plus élémentaire logique, pourquoi étant si pénétré de cette indifférence générale à l’égard des vers et n’ayant certes pas la prétention d’avoir trouvé moi-même la nouvelle forme qui leur doit rendre la faveur publique, je fais imprimer de nouveau les miens.

Ma réponse est toute simple : c’est que cette édition, imprimée sur place et tirée à un nombre fort restreint d’exemplaires, n’est pas destinée à la publicité proprement dite, à la librairie, mais seulement au public d’amis et d’amateurs dont je viens de parler.

J’espère que, précédée de ce très sincère aveu et réduite, pour ainsi dire, à sa plus simple expression par la ténuité de son format, elle n’éveillera pas les foudres de la critique justement inquiète du déluge de vers qui l’inonde, qui a d’ailleurs à peu près dit tout ce qu’il y avait à dire sur mes petits poèmes et dont la bienveillance, l’indulgence et les encouragements, je le constate avec une gratitude profonde, ne m’ont jamais fait défaut.

À l’âge de maturité et de réflexion où je suis arrivé, alors que tout enivrement de personnalité a disparu, et avant que l’intelligence déflorée s’affaisse sous les fatigues et les deuils de la vie, il m’a semblé qu’il serait intéressant pour moi et qu’il pourrait être de quelque utilité pour les autres, de résumer mon œuvre, quelle qu’elle ait été. C’est ce que j’ai tenté ici. Les précédentes éditions sont complètement épuisées et ont à peu près disparu de toutes les mains. Celle-ci, qui ne doit guère dépasser les limites du clocher, est l’acquit d’une dette de reconnaissance envers mes concitoyens qui, à une autre époque dont j’ai pieusement gardé le souvenir, ont aidé mes débuts de leurs sympathies et de leurs souscriptions.

Encore un mot sur cette publication. J’insiste, afin que personne ne prenne le change sur les motifs qui l’ont détermine. J’ai passé l’âge des illusions. J’ai assez vécu, assez souffert pour me juger froidement et sainement. Ceux qui me connaissent savent que la poésie n’a jamais été qu’un délassement, qu’une occupation secondaire dans ma vie. Ils savent que j’ai eu charge de bouches avant d’avoir charge d’âmes, et que j’ai dû toujours sacrifier le culte des lettres à des devoirs absorbants et d’une nature tout à fait opposée. Il ne s’agit donc plus pour moi des applaudissements et de la gloire qui séduisent l’homme à vingt ans et que de nouveaux venus, devant lesquels je m’efface volontiers, s’efforcent légitimement de conquérir à leur tour. Je ne me suis jamais dissimulé que mes livres n’ont dû leur prétendu mérite et leur retentissement qu’à l’humilité de mon origine, qu’à cette anthithèse, qu’à cette sorte d’incompatibilité plus apparente que réelle qui existe, dit-on, entre le labeur manuel et les travaux de l’esprit, et à laquelle les ouvriers-poètes ont donné un démenti plus ou moins concluant. J’en suis, au contraire, plus que jamais persuadé aujourd’hui. Aussi j’ai conservé, sans craindre les reproches d’anachronisme, sans affectation, sans arrière pensée de vanité ou de modestie puériles, mon titre de maçon inscrit en tête de mes livres, et j’ai tenu à honneur de reproduire scrupuleusement les notices, signées de deux noms illustres dans la science et dans les lettres, qui précédèrent mes premiers volumes.

C’est là de l’histoire et je n’avais pas le droit d’y toucher.

Mais par déférence pour cette admirable langue française qui a servi d’instrument à la manifestation de mon âme, et par respect pour mon œuvre elle-même, j’ai dû forcément revoir plusieurs de mes pièces dans lesquelles une lecture attentive m’a fait découvrir certaines aspérités de syntaxe, des images d’un goût équivoque et des mouvements de vanité puérile qu’on ne peut pardonner qu’à l’extrême jeunesse qui ne doute de rien, d’elle même surtout. Conformément au précepte de Despréaux :

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage »

et à cet autre d’un de mes amis qui n’a jamais commis que ce seul alexandrin dans sa vie, encore n’est-il qu’une variante, heureuse à mon avis, d’un vers de Camille Desmoulins :

« Un vers n’est jamais bien quand il peut être mieux »

j’ai passé de longues heures au travail fastidieux, difficile et délicat des corrections : fastidieux parce qu’a moins d’être un idiot qui s’admire éternellement dans son œuvre, il est impossible de se relire soi-même sans fatigue et sans ennui ; difficile parce qu’on ne saurait retrouver, pour ces soudures de détail, et à tête refroidie, l’émotion sous l’empire de laquelle on a composé autrefois les vers qu’il s’agit de reprendre en sous-œuvre ; délicat surtout parce que, malgré une plus grande habitude de la langue, et une facture plus sûre du vers, on risque de détruire, en retouchant les pièces de la première époque, la fraîcheur, la naïveté et l’inexpérience qui constituaient leur unique charme ou leur saveur.

Je crois cependant, à l’égard de ces retouches, être resté dans la juste mesure de ce qu’il fallait faire et n’avoir rien altéré foncièrement de ce qui a pu exciter autrefois l’intérêt bienveillant de mes premiers lecteurs. J’y ai apporté trop de conscience et trop de soin pour que le résultat ait trahi mes efforts.

Et maintenant, amis, amateurs et lecteurs inconnus, si mes livres ont la chance d’en rencontrer, je vous dis cette fois un adieu définitif, dont vous trouverez la raison, si vous tenez à la connaître, à la fin du dernier volume. Et vous, mes vers, si gais à la première heure et si navrés à la dernière, adieu aussi, et à la garde de Dieu !

Charles Poncy.
Novembre 1867.