Poésies (Régis de Brem)

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Poésies (Régis de Brem)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 603-613).
POÉSIES [1]


ECCE PUER


Lorsque je songe à mon enfance,
J’aperçois des tableaux aisés :
La maison, pleine d’abondance,
Ma mère, pleine de baisers.
Ce fut, dans un cadre sans faste.
Mi-villageois, mi-citadin,
Quelque chose de clair, de chaste :
Un jour de mai, dans un jardin.

Il faut croire qu’à cette époque
Le printemps était éternel :
Dans le paysage où j’évoque
La douceur du toit paternel.
Je vois des oiseaux, des abeilles
Volant à l’odeur du foin mûr
Et sur le gazon des corbeilles
Et des grappes le long du mur.

Le jardin me semblait immense
Ainsi qu’un monde familier ;
Lorsqu’au jour, ma bonne Clémence
M’avait noué mon tablier.

J’y courais sous les feuilles lisses ;
Tous les coins m’en étaient connus
Et je sentais avec délices
La rosée à mes mollets nus.

Jusqu’au soir, dans la splendeur verte,
Etonné plutôt que rieur,
Je refaisais la découverte
Qu’il est un monde extérieur ;
J’en aimais les aspects multiples,
J’interrogeais les environs,
J’entreprenais de grands périples,
Des cassis aux rhododendrons.

Tout parlait à mon âme claire ;
Le banc, le puits, le marronnier,
L’aiguille du cadran solaire,
La lucarne du pigeonnier ;
Ces choses ravissaient mon être
Surpris, muet et triomphant.
Quelqu’un disait, à la fenêtre :
« Comme il est sage, cet enfant ! »

Quelquefois, dans ma rêverie,
Pris d’une peur subite et las,
Je rentrais, la bouche fleurie
De groseille ou de chasselas ;
Des plaisirs d’une autre nature
Se retrouvaient à la maison,
Suivant les jours de confiture.
De lessive ou de salaison.

Comme le verger, la cuisine
Était un autre paradis :
Il y faisait bon ; la voisine
Venait y coudre les jeudis ;
L’eau gouttait dans son pot rustique,
Le chat dormait sur un sarment ;
Au foyer, l’âme domestique
Veillait silencieusement.


C’est là qu’ont coulé ces années
Qui ne devraient jamais finir ;
Aucun vent ne les a fanées
Dans l’enclos de mon souvenir.

Heureux ainsi, qui, sur la mousse,
A pu faire ses premiers pas ! —
L’enfance est une chose douce ;
Les enfants ne le savent pas.


VOCATION


On me dit, quand je sus lire, ;
« Ouvre donc ta tirelire,
Achète un fort, un cheval. »
Mais je fus, tout d’une haleine.
Convertir mon bas de laine
En images d’Epinal.

Dès lors, ma voie était faite :
Je n’eus d’autre jeu ni fête
Qu’épeler, du haut en bas.
Conte ou traité, vers ou prose,
La Bibliothèque Rose
Et le Journal des Débats.

Souvent, à quelque lecture
Se rattache une aventure :
Je me souviens, points par points,
Du jour que j’ouvris Malherbe,
Aux champs, le ventre dans l’herbe
Et la tête dans les poings.

Parfois, sans fermer le livre,
J’errais sur les chemins, ivre
De mots, de rythme et de voir
Le soleil dorer la tranche
Ou mettre à la marge blanche
Les reflets dansants du soir.


Quel étranger, au passage,
Eût cru que cet enfant sage
Un peu pâle, un peu musard,
Se récitât pêle-mêle
Hérodote et La Beaumelle,
Virgile et Monsieur Nisard ?

Quand on lui disait, ravie :
« Que fera-t-il dans la vie ? »
Maman, d’un air augural,
Prononçait la phrase unique :
« Saint-Cyr ou Polytechnique ;
Ingénieur ou général.

Croyez-vous ? disait mon père.
Votre fils n’est bon, ma chère.
Qu’à muser des jours entiers ;
Il n’a que du rêve en tête.
D’ailleurs, ce n’est pas plus bête
Il n’est pas de sots métiers. »


GRAND’MERE


Sa voix douce disait : « Ne fais pas de tapage.
Je suis bien vieille, mon chéri. »
Elle avait, dans le temps que son frère était page,
Fait campagne avec l’équipage
De la Duchesse de Berri.

Elle avait parcouru le Bocage et la Plaine ;
Elle me l’a souvent conté.
Un cœur viril battait sous son châle de laine ;
Je l’adorais ; elle était pleine
De souvenirs et de bonté.

Les vieillards ont le goût de ces éphémérides :
Les récits coulaient clairs, aisés.
Souriants, et mêlant sous le bonnet à brides
Avec les fossettes, les rides
Et les mots avec les baisers.


Ils semblaient réveiller des choses surannées :
L’aiguille morte du cartel,
Les bergères courant au mur, enrubannées,
Prodiguant leurs grâces fanées
Au sourire éteint d’un pastel.

Les portraits écoutaient, témoins d’une autre race,
Images tristes où l’on voit
Des gens au col brodé par-dessus la cuirasse.
Ou quelque dame blanche et grasse,
Avec un oiseau sur le doigt.

— « Grand’mère, quel est donc ce petit homme en armes,
Si drôle avec ses bigoudis ?
— Pauvre Alphonse ! répond grand’mère tout en larmes.
C’est ton oncle ; il était aux Carmes,
Récitons le De profundis. »

Alors, comme grand’mère, en se baissant, prononce
Le signe de croix sur mon front,
Tandis que son regard vers le passé s’enfonce.
Il me semble que l’oncle Alphonse
Se penche dans son cadre rond, —

Surpris, après cent ans, qu’une bouche le cite
Et de voir là, dans sa maison,
Par une force obscure, éternelle et tacite,
Cet enfant qui le ressuscite
Et n’a pas l’âge de raison.


VIRGILE


De ceux que j’ai lus, quand j’allais en classe,
Nul, dans mon esprit ne tint plus de place,
Nul ne m’enchaîna d’un plus fort lien ;
A l’âge sensible où tout vous attire,
Mon premier ami fut l’heureux Tityre,
Mon premier décor fut virgilien.


Divin Mantouan, harpe d’or, doux cygne,
Que de soirs je bus à ta source insigne !
Combien de matins je les ai cherchés,
Tes vallons secrets aux fraîches haleines,
Tes bergers veillant sur les brebis pleines,
Tes guerriers fameux et tes grands nochers !

J’évoquais, — Dieu sait avec quel délice ! —
Les champs de pavots, d’orge et de mélisse.
Le temple qui monte au bord de la mer,
Le ruisseau qui pleure au bord de la route
Et, — de roc en roc, — la chèvre qui broute
Le cytise en fleurs ou le saule amer.

Je ressuscitais les nymphes captives,
Les inflexions des flûtes votives,
Le chapeau de jonc du pâtre endormi.
Les buissons chantants, les eaux cristallines.
L’ombre qui descend du haut des collines
Et la chaste lune au silence ami.

Je faisais surgir de la page ouverte
La blanche Paros, Donuse la verte
Et l’archipel sombre où croit le chardon ;
Je vivais tout bas l’idylle et la geste :
Je joignais mes bras à ceux de Sergeste,
Je mêlais mes pleurs à ceux de Didon.

Je suivais au loin, parmi la campagne.
Le vieillard Anchise et l’enfant Ascagne,
Nisus, Euryale, Anne, Amaryllis.
Ces noms m’enchantaient ; dans ma docte rage,
Je les appliquais à mon entourage :
Père était Evandre et maman, Phyllis.

Ma pauvre Clémence était la harpie.
Le vieux garde Jean sur son cheval pie
Se vit baptiser Priam ou Turnus.
J’appelai le ciel : le champ de Saturne.
Mon vin fut nectar, mon soulier cothurne,
Et, — dévotement, — je priai Vénus.


Un jour, avisant, dans un site agreste.
Un vieux paysan qui faisait la sieste,
Je fus l’éveiller pour voir ses pipeaux.
Il n’en avait pas, me dit-il, mais comme
Je vis qu’il allait reprendre son somme.
Je lui tins d’abord ces savants propos ;

« Si tu veux goûter les fruits de la terre,
« Couronne de fleurs un large cratère,
« Offre une génisse, un gâteau de poix,
« Garde l’ægypan loin de ta pâture,
« Crains le jour d’Orcus, observe l’Arcture.
« Et que ton timon soit durci deux fois. »

Il me regarda d’un air d’hébétude ;
Puis, il s’éloigna, plein d’inquiétude,
De ce pas traînant qu’ont les paysans
Laissant déconfit et mélancolique
Ce petit garçon d’âme bucolique.
Ce vieil humaniste âgé de dix ans.


LA TERRASSE


O terrasse d’enfance au parfum d’oranger !
L’automne s’accoudait à ses charmants balustres,
La vigne était royale et prête à vendanger,
La rivière plongeait sous les coteaux illustres
Et la nuit, alternant ses ombres et ses lustres,
Faisait l’arbre plus noir et le cœur plus léger.

Le dîner finissait ; inclinant sa chandelle.
Le vieux valet venait, au bout du salon bleu,
Allumer les flambeaux sur la table de jeu ;
Le curé s’enfonçait au voltaire fidèle,
Mon grand-père battait les cartes ; tante Adèle
Ouvrait sa chaufferette et s’approchait du feu.

Mon père reprenait Montaigne ou son Horace ;
Nous, les enfants, cousin, cousine, frère, sœur,
Les grands et les petits aux taches de rousseur,

Nous allions nous asseoir à la chère terrasse
Où progressivement envahis de douceur
Nous écoutions venir la nuit pleine de grâce.

Nous ne nous disions rien ; nous rêvions ; la torpeur
Qui noyait le jardin s’égouttait dans notre être ;
Un feu brillait encor dans l’épaisseur du hêtre ;
Le bassin coassant se bleutait de vapeur ;
Parfois l’on demandait, à travers la fenêtre,
Si nous n’avions pas froid, si nous n’avions pas peur.

Des bruits sourds nous venaient : une grille qu’on ferme,
Une gabarre au loin que l’on met au bossoir.
En bas, des vignerons ou des garçons de ferme
Passaient, qui revenaient des champs ou du pressoir.
Les filles chuchotaient et nous, d’une voix ferme,
Au bonsoir qui montait nous répondions bonsoir.

Puis, un dernier soupir bruissait sur les plantes,
Les vases Louis-Quinze aux contours estompés
Semblaient dissimuler leurs blancheurs insolentes.
Les nocturnes rentraient aux feuillages trempés
Et rien ne troublait plus la glorieuse paix
Que le ruissellement des étoiles filantes.

Et moi, je me sentais tout autre ; je songeais
Aux constellations du tropique et du pôle.
Je posais sur nos sœurs des regards étrangers ;
Claire faisait glisser le châle à son épaule,
Reine était comme un sphinx impénétrable ; et Paule
Blottissait contre moi ses beaux cheveux frangés.

Elles avaient des noms rustiques : Rose, Blanche,
Hortense, Violette et Marguerite aussi.
Elles me paraissaient, s’inclinant sur la hanche.
Un vase qui se vide, une fleur qui se penche,
Une voile qui fond sur le ciel adouci ;
Je plains qui fut enfant et n’a pas vu ceci.


Depuis lors j’ai connu les nobles esplanades
Eparpillant au rythme lent des promenades
Leurs lanternes, leurs fleurs, leurs coupes, leurs grelots ;
La musique et le lac y fondaient leurs sanglots.
Certes, j’ai bien aimé l’orgueil des colonnades
Hautaines et posant leurs pieds blancs dans les flots !

L’une avait des jets d’eau ; l’autre était odorante ;
Toutes, au sein des nuits, semblaient mêler encor
Le silence sonore et l’ombre transparente…
Mais rien ne me parlait en leur rare décor :
La lune était trop froide aux escaliers d’Angkor,
Le vertige rôdait aux balcons de Sorrente.

Tandis que ma terrasse ouvre à mes sens charmés
Le cortège des murmures accoutumés.
Et les ombres aussi viennent m’y faire escorte ;
Si je-songe ce soir aux âmes que j’aimais,
Ce sont autant de glas que l’air natal m’apporte :
Une est sous d’autres cieux ; une, au cloître ; une, morte…

Mon Dieu, Vous avez mis ces souvenirs d’aïeul
Au cœur adolescent où bouillonne la sève.
Mais la nuit va finir : la feriez-Vous si brève
Si Vous ne vouliez pas, soulevant le linceul,
Peupler encor de jeux, d’étoiles et de rêve
La terrasse d’enfance où je viens m’asseoir seul ?


VERS POUR ELLE


Enfant, vous paraissez et mon printemps se livre ;
Vous voici, jeune fille, et le soir est plus doux ;
Femme, je vous ai vue et je ferme ce livre :
Le chant de mon jeune âge expire à vos genoux.

D’autres mots vont bercer ma lèvre qui vous nomme.
D’autres soins vont charger mon front d’adolescent ;
Femme, vous voici donc, qui m’allez sacrer homme :
Votre jour s’est levé sur mon jour finissant.


Vous voici ! vous voici ! comme l’on peut attendre !
Lorsque l’on est heureux, comme on peut oublier !
— Cet enfant que je fus, tumultueux et tendre.
Son cou frêle penchant au bord du tablier,

Cet enfant que je vois courir sur la pelouse,
Fantôme où tant de fois mes yeux se sont complus,
Pourquoi s’éloigne-t-il ? en seriez-vous jalouse ?
Le repousseriez-vous, qu’il ne me touche plus ?

Pourtant, vous le savez, des que mon âme aimante
S’ouvrit à la lumière et put se définir,
Vous en fûtes l’hôtesse inconnue et charmante
Que l’on attend à l’aube et qui tarde à venir.

Vous peupliez mon rêve à peine étiez-vous née,
Et quand j’avais encor l’ardoise et le cerceau.
J’apprenais mes leçons toute la matinée,
Le soir, je m’enfuyais près de votre berceau.

Je songeais : « Elle dort dans son creux de dentelle ;
Elle est bien loin d’ici ; sous quel astre ? en quel lieu ?
Son père est-il puissant ? — quelle marraine a-t-elle ?
Marche-t-elle déjà ? — lui parle-t-on de Dieu ? »

Plus tard, je vous voyais, sur votre catéchisme,
Fine, les cils mouvants, blonde comme l’été ;
Vous saviez tout : les participes, le Grand Schisme ;
Je rougissais déjà, de mon indignité.

Puis, quand ce fut fini d’histoire et de solfège.
On lia vos cheveux ainsi que les blés mûrs :
Votre nœud tour à tour fut blanc, bleu pâle, beige…
— Comme ces souvenirs sont tranquilles et purs !

Voyez-vous : ce fut là le meilleur de mon être.
Vous m’avez éclairé le fonds intime et doux.
Si mon enfance fut si belle, c’est, peut-être,
Chère, d’avoir été toute pleine de vous


Ne regrettez donc pas l’attente studieuse
Où, — bégayant encor et déjà fiancé, —
J’interrogeais pour vous l’aurore radieuse,
Où je vous demandais au couchant nuancé.

Vous étiez dans mon livre entre toutes les pages,
Dans les cendres du feu, lorsque je m’y penchais ;
C’est vous que je voyais au chaos des nuages,
Au fond des belles nuits c’est vous que je cherchais.

Je vous ai bien aimée à dix ans, — et je pense,
Aujourd’hui, vous voyant sur mon seuil triomphant,
Que mes soins d’écolier trouvent leur récompense,
Que ce bonheur est fait de mes chagrins d’enfant.

-— Et qu’importe, d’ailleurs, qu’un coin de votre robe
S’interpose entre nous et tout ce passé vain ;
Que l’avenir aussi s’estompe et se dérobe
Dans la joie et l’orgueil de ce moment divin ?

Cueillez mon heure : elle est à vous, maussade ou bonne.
Et ma veille pieuse et mon fier lendemain.
Mon cher amour, si vous voulez, je vous les donne,
Je vous les donne : ouvrez votre petite main.


RÉGIS DE BREM.

  1. Copyright by Régis de Brem, 1919