Poésies (Reynaud)/02

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Poésies (Reynaud)
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 366-368).
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LA RIVIERE.


L’autre jour, pour tromper les heures enflammées,
Sur la fraîche rivière, à l’ombre des ramées,

Je laissais s’en aller mon bateau nonchalant
Sous l’abri du fayard et du peuplier blanc.
Le baume, les orchis et la menthe sauvage
Parfumaient les talus qui bordent le rivage ;
Les mouches coquetant dans leur robe d’azur,
L’agile demoiselle au corsage d’or pur,
Auprès des papillons émaillés de topaze,
Se miraient à fleur d’eau sur leurs ailes de gaze ;
Le beau martin-pêcheur passait comme un éclair
Avec des cris aigus et rasait le flot clair ;
Les merles insolens, gorgés de rouges baies,
Comme des écoliers sifflaient le long des haies,
Et la bergeronnette au plumage moiré,
Trottait d’un pied léger sur le sable nacré.
Et moi tout enivré de l’émotion pure
Que verse dans mon cœur l’aspect de la nature,
Admirant le beau jour, respirant les odeurs
Qui s’échappent de l’eau, des arbres et des fleurs,
Regardant se mouvoir dans l’ombre et la lumière
Tout ce monde joyeux qu’attire la rivière,
Je suivais, sans que rien interrompît leur cours,
Les rêves enchantés de mes jeunes amours.

Pendant que mon bateau descendait sans secousse,
Traînant ses avirons dans les joncs et la mousse,
J’aperçus tout à coup au détour du ruisseau
Une femme rêveuse assise au bord de l’eau.
Comme tu tressaillis, ô mon cœur ! — C’était elle,
Celle dont la beauté trouble mon sommeil, celle
Qui retient ma pensée enchaînée à ses pas,
Et qui m’a pris mon ame, et ne s’en doute pas !
Elle me reconnut et m’appela du geste.
Je n’avais pas touché le bord, que d’un pied leste
Elle franchit l’espace avec un cri joyeux ;
Un plaisir enfantin animait ses beaux yeux ;
La barque sous le choc avait quitté la rive,
Déjà sa belle main tient la barre captive :
— Allons ! ramez ! dit-elle - Et voilà le bateau
Qui relève sa proue et part comme un oiseau.

Les arbres des forêts que le ruisseau traverse,
Le rivage, les joncs couraient en sens inverse
Chaque fois que la rame, au murmure de l’eau,

Avec un rythme égal plongeait dans le ruisseau ;
Son œil toute ébloui de ces riches images
Flottait sans se fixer sur les frais paysages.
Elle bénissait Dieu d’avoir fait ce beau jour,
Et mon cœur et mes yeux se remplissaient d’amour,
Et dans votre spectacle, ô nature éternelle,
Je ne voyais, n’aimais et n’admirais plus qu’elle !

Nous allâmes long-temps et tous les deux ainsi,
Elle calme, et moi plein d’un amoureux souci.
Cent fois pour lui parler je suspendis la rame ;
Hélas ! le cher secret qui tourmentait mon ame
Sur ma bouche cent fois vint éclore et mourir,
Cent fois s’est refermé mon cœur prêt à s’ouvrir !
— O paroles d’amour qu’un regard effarouche,
Vous avez reculé sur le seuil de ma bouche !
Au moins si mes renards avaient parlé pour moi,
Si mes frémissemens, mon trouble, mon émoi…
— À ces signes certains, l’amour doit se connaître, -
Mais non… elle rêvait — ou le feignait peut-être.