Poésies - Amours florentines

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Poésies - Amours florentines
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 907-915).
POÉSIES

AMOURS FLORENTINES



BÉATRICE


En sa robe de deuil sanglante,
Florence est la cité dolente.

Tous ses fils naissent orphelins
De guelfes ou de gibelins.

Ce peuple chante, aime et travaille,
En plein tumulte de bataille.

Petits marchands et grands seigneurs
Sont artistes et ferrailleurs.

La ville d’amour et de haine
Chante et hurle, et tisse la laine.

L’épée au poing, elle s’endort
Sur des monceaux de soie et d’or.

En dormant, elle tend l’oreille...
La Martinella la réveille.

Fantassins, lansquenets, chevaux,
Se ruent à des combats nouveaux.


Une guerre appelle une guerre ;
La dague au fourreau ne tient guère.

Dans chaque rue, un assassin ;
Dans le ciel rouge, le tocsin.

Un moine peint dans sa cellule,
Au fond de son couvent qui brûle.

Assemblés à l’Eglise, on rit
De Dieu même, entre gens d’esprit.

De l’Evangile qu’on torture
Il sort des lois contre nature.

Jésus n’est plus Dieu des pitiés ;
Les meilleurs sont des châtiés.

Et lorsque, de cette géhenne
Où toute âme est une âme en peine,

Grands seigneurs ou popolani,
Chacun tour à tour est banni,

Alors on tourne vers Florence
Des yeux où pleure l’espérance :

Tous ont pour elle un cœur d’amant ;
Tous, ils l’aiment férocement,

La mère en deuil, noire et sanglante.
Et c’est bien la cité dolente.

C’est le chaos de feu, de fer.
Où Dante concevra l’Enfer.

C’est dans cette fumée ardente
Que Dieu forgea l’âme du Dante ;

Et Dante, en ce lieu tourmenté,
Rêve d’une calme beauté.


Il la voit passer, enfantine,
Si claire, en la nuit florentine,

Qu’elle semble briller au ciel
Comme un être immatériel.

C’est alors que, rouge dans l’ombre,
Maître de la rime et du nombre,

Dante, terrible et souriant,
Bâtit son poème effrayant ;

Et cette pyramide étrange
Porte au faîte une forme d’ange.

En bas se tord — et c’est l’Enfer —
Un amas douloureux de chair :

Orgueil, haine, envie, avarice...
Au sommet, sourit Béatrice.

Et du noir chaos florentin
Telle sort, comme un pur matin,

Cette fleur de divine essence :
La fleur d’art de la Renaissance.

Dante mort la montre à ses fils :
C’est une femme, et c’est un lys,

Lys florentin, lys d’Évangile
A qui pourtant sourit Virgile,

Forme en qui rayonne l’esprit
Simple et blanc du vrai Jésus-Christ.

C’est la tendresse inspiratrice,
La fleur d’idéal, — Béatrice.



LA MADONE


Rougeurs de flamme, bruits de fer,
Florence est un coin de l’enfer.

Fra Beato, comme on l’appelle,
Pinceau levé, palette en main,
Au blanc pur mêle un pur carmin,
Tout seul, au fond d’une chapelle.

Bruits de fer et rougeurs de feu,
Florence est une insulte à Dieu.

Fra Beato, sur la muraille,
Loin du tapage universel,
Peint une Vierge de missel...
Dieu sourit : Beato travaille.

Incendie et bruits de combats,
Florence est l’enfer d’ici-bas.

Fra Beato, d’une main calme,
Trace, avec un pinceau très fin,
Le nimbe d’or d’un séraphin
Qui tend vers la Vierge une palme.

Florence est un enfer vivant.
Où la mort s’achète et se vend.

Fra Beato sourit à l’ange ;
L’ange, en extase comme lui,
Porte, dans son cœur ébloui.
Le grand amour que rien ne change

Florence est un monde infernal,
Le vivant paradis du mal !

Fra Beato, paisible, achève
son chef-d’œuvre minutieux,
Et ses pleurs d’amour, dans ses yeux.
Resplendissent de son beau rêve.


Florence noire est, tour à tour,
Un enfer de haine et d’amour.

Fra Beato prie, et son âme
Monte au ciel en parfum de fou :
— « Vierge ! ô sainte mère de Dieu,
Je vous aime seule, ô ma Dame ! »

Pinceau levé, palette en main,
Fra Beato prend du carmin...


VITTORIA COLONNA


Vittoria Colonna était marquise et veuve,
Et Michel-Ange vieux l’aima d’un grand amour
Dont ses vers tourmentés sont l’immortelle preuve.

Il était le sculpteur de la Nuit et du Jour,
Du colossal Moïse aux cornes de lumière,
Et du David, paisible et fier comme une tour.

Il avait retrouvé, dès son œuvre première,
Cet art simple qui fait les antiques si beaux ;
Sa main rude gardait l’audace coutumière.

Son scalpel arrachait à des morts en lambeaux,
Sacrilège pieux, le secret de la vie ;
La nuit, il travaillait couronné de flambeaux.

Il avait, pour Florence aveuglément servie.
Bâti des murs, construit des bastions armés ;
La hauteur de son nom décourageait l’envie.

Glorieux par-dessus les plus haut renommés,
Magnifique héritier de la grandeur latine.
Trop grand, il n’était pas de ceux qui sont aimés.

D’un cœur qui ne dort plus, d’une main qui s’obstine,
Sur un plateau d’échelle où le visitait Dieu,
Michel-Ange avait peint les ciels de la Sixtine.


Le lourd fardeau des ans ne le courbait qu’un peu ;
Son bras dressait vers Dieu le dôme de Saint-Pierre !
Longtemps sculpter un mont tout entier — fut son vœu.

Des êtres, que son œil devinait dans la pierre,
Sous son marteau rapide en sortaient lentement,
Puis, tout à coup, vers lui soulevaient leur paupière.

Des formes, par milliers, dans le marbre opprimant,
L’appelaient à grands cris pour être délivrées,
Et leur détresse était son éternel tourment.

Quand tombaient en débris leurs prisons effondrées,
Ces esclaves gardaient parfois les bras tordus,
D’avoir été longtemps trop à l’étroit murées.

Tu souffrais de leurs cris nuit et jour entendus,
O peintre des damnés, puissant frère du Dante,
Sublime créateur d’êtres inattendus !

Tu devais donc avoir une vieillesse ardente
Et subir, âme forte en un corps fléchissant.
Près de mourir, l’horreur d’une vie abondante.

Tu méprisas l’amour, dans l’âge adolescent,
Car un héros se doit à sa mission sainte ;
Seul l’attrait du chef-d’œuvre avait brûlé ton sang.

Vers le maître d’en haut tu retournais sans crainte ;
Dans les ciels purs, ou meurt tout bruit venu d’en bas,
Ton génie emportait ton âme hors d’atteinte.

Mais l’amour, c’est le dieu qui ne pardonne pas ;
A soixante-dix ans le titan Michel-Ange
Vers une femme en deuil tendait en vain les bras.

L’heure vient où l’amour qu’on dédaigna se venge ;
C’est lui qui blesse Hercule et le jette au bûcher ;
Michel-Ange par lui souffre un martyre étrange :

Il porte en pleine chair le trait du fauve archer.
Vittoria Colonn’ apparaît, pâle et triste...
Il ne peut plus la fuir et n’ose l’approcher.


Tel le vieux Laocoon, vaincu bien qu’il résiste,
Ne sait pas étouffer le serpent qui le mord,
Tel gémit impuissant le formidable artiste ;

Et s’il reste du moins sans honte et sans remord,
C’est qu’il a reconnu, — l’orgueilleux solitaire, —
Dans son amante en deuil le spectre de la mort.

Pourtant il crie au ciel un mal qu’il voudrait taire :
Elle est si belle encor, l’ombre vouée à Dieu,
Que, l’aimant hors du monde, il l’aime aussi sur terre.

Comme dans un caveau veille une lampe en feu,
Elle vit pour un mort, presque morte elle-même,
Rayon lointain d’étoile où vacille un adieu.

Et le géant, vaincu par la grâce suprême,
Rêve de faire encor, — lui, par Dante inspiré, —
Un portrait glorieux du fantôme qu’il aime.

Donc, le vieillard divin dit au spectre adoré :
— « Un carrare très pur deviendra votre image ;
Daignez vouloir : je vous immortaliserai. »

Comme elle refusait l’incomparable hommage,
Il soupira : — « J’honore et j’aime vos mépris.
Bien qu’aux siècles futurs ils portent grand dommage.

Soit. L’art est vain ; Dieu parle en vous, et j’ai compris :
Des choses d’ici-bas plus rien ne me tourmente ;
Je n’ai plus de révolte et n’aurai plus de cris ;

Vous êtes dans mon cœur comme une paix clémente ;
Vous portez dans vos yeux l’aube sans lendemain… »
— Vittoria mourut alors, sublime amante,

Et quand elle fut morte il lui baisa la main.



GINEVRA


C’est l’histoire de Ginevra
Qu’on crut morte et qu’on enterra,

De son blanc linceul recouverte,
Face au ciel, dans sa bière ouverte.

Elle se met sur son séant :
Elle a reconnu le néant,

Le caveau, les lampes funèbres...
Et l’horreur est dans ses vertèbres.

Elle a fui, criant au secours.
Vers la ville de ses amours.

Elle ne rencontre personne ;
La morte vivante frissonne.

Sur ses beaux seins, sur ses beaux flancs,
Le linceul tord de grands plis blancs.

Elle court, cherchant l’espérance
Et sa mère, — à travers Florence.

— « Ma mère !... c’est moi, Ginevra,
Qu’on crut morte, et qu’on enterra !...

C’est moi qui frappe à votre porte ! »
Et la mère entendit la morte,

Et cria : — « Passe ton chemin.
On dira des messes demain !...

Passe, fantôme de ma fille ! »
Les spectres n’ont pas de famille.

Alors, le cœur froid, les yeux fous,
Elle courut chez son époux :


— « C’est moi, Ginevra... votre femme !... »
— « Je ferai prier pour ton âme ;

Toi qui sors du tombeau, va-t’en !...
Les spectres viennent de Satan ! »

Les spectres n’ont pas de demeure.
Faudra-t-il que la morte meure ?

Alors, dans ce grand abandon,
Elle songe à l’ami si bon

Qui l’aima, d’une amour suprême
Dont il n’a parlé qu’à lui-même...

— « Vivante, je le fis souffrir :
A la morte va-t-il ouvrir ?

Ouvrez !.., c’est moi !... » — L’ami fidèle
Veillait, priait, le cœur plein d’elle.

Il reconnut son premier cri,
Bondit vers la porte et l’ouvrit :

— « Vous que, vivante, j’ai pleurée,
Entrez vite, morte adorée !

Morte ou vivante, spectre ou non,
J’ouvre à qui porte votre nom.

J’ouvre à votre voix bien connue !...
Vous frissonnez, à demi nue,

Cherchant un asile... Voici :
Mon cœur est ouvert ; entrez-y.

Vivante, oubliez votre fièvre,
Ou morte, dormez sous ma lèvre...

Vision ou réalité,
Je t’aime dans l’éternité. »


JEAN AICARD.