Poésies - Confidences de l’amour nomade

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Poésies - Confidences de l’amour nomade
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 376-384).
POÉSIES

CONFIDENCES DE L’AMOUR NOMADE


Invisible, par la chambre,
Erre un derviche tourneur :
C’est le doux vent de novembre,
C’est le soleil du bonheur.

Tu peux sauter demi-nue
De ton lit dans ton jardin ;
Viens t’asseoir sur le gradin,
Parmi la flore inconnue.

L’azur a sous les pins verts
La fine saveur terreuse
De l’eau qui perle au travers
De la carafe poreuse.

Viens ! lorsqu’ici tu t’endors
Sous la rayure des tentes,
Les collines éclatantes
Font cercle autour de ton corps.

L’ombre du treillis te lèche
Comme un tigre apprivoisé.
Allonge-toi ! l’herbe est sèche,
Et le désir, embrasé.


Dans le pas de la gazelle,
Dans ce chant d’oiseau, si clair
Que chaque note cisèle
Le limpide argent de l’air,

Dans le miroir bleu des palmes,
Dans la pointe du cyprès.
Dans ces grands horizons calmes,
Aux plis des sables secrets,

Vite, encore une journée,
Puisque nous partons demain,
Goûtons la joie étonnée
Du premier amour humain ;

Renouons encore une heure.
Ce qui, sous ce ciel ardent,
Eternellement demeure
De l’innocence d’Adam.

Hâtons-nous ! le bateau fume
En quelque recreux du port ;
Il faut rentrer dans la brume,
Il faut remonter au Nord.



Dans le cadre rond d’un hublot ouvert
Fuient le coteau vert
Et la cité blanche,
Comme autour d’une bulle un reflet du ciel penche.

Et, soudain, fiévreux, le cuivre et le bois,
Pareils à mes doigts
Lorsque je t’approche,
Tremblent sous le soleil où vibre un son de cloche.

Entre ces panneaux de clair acajou,
Tes bras à mon cou,
Roulons sans mémoire,
Comme dans un coffret une bille d’ivoire.


Déjà l’ombre vient ; tout, à bord, s’est tu...
Ecoute ! entends-tu
Ce bruit faible et grave :
Le froissement du flot déplié sous l’étrave ?

C’est un bruit ancien entre tous les bruits.
Par combien de nuits
Semblablement claires,
A-t-il fait son murmure à l’avant des galères ?

Il a dû peser les travaux des jours.
L’homme et ses amours,
Comme un patriarche.
Lui dont l’âge premier remonte au temps de l’Arche.

Par lui le présent s’enchaîne au passé.
Le couple enlacé
Rejoint dans la ronde
Tous les amants heureux qui glissèrent sur l’onde.

Ce flot rejeté qu’on entend pleuvoir,
Tâche de savoir
S’il rit ou s’il pleure ;
Demande-lui quel sens il attache à cette heure.



Le vieux souffle païen qui rôde sur la mer,
Jailli des lèvres de l’écume.
Emprunte au sel de l’eau son puissant goût amer,
Mais cette acre saveur est sa seule amertume.

Ici, tout est physique, originel et pur,
Tout est exempt des maux que le corps doit à l’âme :
Ni triste, s’il s’éteint, ni joyeux, s’il s’enflamme.
L’azur, bleu sombre ou rose, est simplement l’azur.

Le bruit du flot non plus n’est ni chanson ni plainte.
Interroge la lune, interroge le vent,
Leur pensée est toujours restreinte
A cet instant qui passe et qui seul est vivant.




Implacable sagesse antique,
Toi qui revêts la volupté
D’une grandeur si dramatique,
Je veux entonner un cantique
A ta profonde dureté.

Peuples aigris, peuples malades
Où l’amour ressemble au remord,
En vain dites-vous : « Pan est mort ! »
Des Baléares aux Cyclades,
Le dieu détrôné reste fort.

Et puisqu’on l’a chassé des villes.
Chassé des bois et des ruisseaux.
Marchant sur les vagues tranquilles,
Le soir, il erre entre les îles ;
Rêveur, il s’accoude aux vaisseaux.

Tu peux voir là-bas, à la proue.
Se profiler son dos puissant ;
Des vapeurs nous cachent sa joue,
Mais, sur son front resplendissant,
Le ciel glisse comme une roue.

Dans ce silence énorme et bleu.
Enlacés sous l’étoile fine,
Faisons, brûlants du même feu.
De cette minute divine
Une offrande enivrée au dieu.

Mais n’espérons point que sa face
Soudain s’émeuve à notre cri.
Nul ne l’a jamais attendri.
Jamais il n’a pleuré ni ri.
Et, dès qu’on l’implore, il s’efface.




Il est beau d’oublier, lorsque nous voyageons,
Tout ce qui sous un toit nous rappelle à nous-mêmes.
Les désirs sans regret comme ceux des bourgeons,
Ne sont permis qu’aux cœurs bohèmes,.

Se sentir dans l’amour frères des animaux,
Ce n’est point s’abaisser ni faire aux dieux offense,
Mais, dépouillant l’humain, c’est dépouiller ses maux,
Et revivre, très loin, par delà son enfance,
L’âge où dans l’univers tout était confondu.
La fraîcheur de la feuille obscure
Et le parfum de la fourrure,
Tout en toi se retrouve et par toi m’est rendu.



A cet écueil taillé comme un cristal de roche,
Pâle comme un caillou que le soleil blanchit,
A ce flot, d’un bleu noir sous le vent qui fraîchit,
Reconnais que Marseille est proche.

En ce point de contact du Midi et du Nord,
Dans l’ardente maigreur des lignes.
Tu peux, quoiqu’effacés, apercevoir les signes
Du plus sublime accord :
Celui qu’un dieu marin, à l’endroit où nous sommes,
Conclut jadis avec les hommes.

L’amitié que Neptune eut pour les colons grecs,
On en respire ici le souvenir tenace
Dans l’odeur du poisson qui, croulant d’une nasse,
Se tort sur un lit de varechs.

Et j’en distingue encore une trace avilie.
Le long de ces faubourgs où les volets sont clos,
Dans l’appel de basse folie
Que les filles le soir jettent aux matelots.




Marseille, heureuse Marseille,
Un anneau d’or à l’oreille,
Du stras en tes cheveux bleus,
Tout ensemble jeune et vieille,
Miroir des temps fabuleux,
Toi qui, sous la rose tuile.
Après la soupe au safran,
Manges l’ail pilé dans l’huile.
Toi qui bois ton mazagran
Aux terrasses soleilleuses,
Quelles sources merveilleuses
De vive joie et d’ardeur
J’aime à puiser dans l’odeur
De ta chaude aisselle brune,
Marseille rare et commune.

O mélange d’Orient
Et d’Occident, il émane
De ton visage riant
Une langueur musulmane ;
Mais, sur ton rocher crayeux,
Aussi la Vierge romane
Pose un talon orgueilleux ;
Et par delà l’Évangile,
Et par delà le Coran,
Ton seul dieu, ton seul tyran.
C’est l’enfant fort et fragile.
C’est Eros, cruel et doux.
Ce feu chantant, cette abeille
Qui bourdonne au fond de nous,
Eros qui seul te conseille,
Marseille, heureuse Marseille !



Mais, tournant le dos à la mer.
Il nous faut vers le Nord poursuivre notre route.
Déjà, voici venir, sombre comme l’hiver,
Le wagon qui fume et s’égoutte.

Tout geignant, sur les rails, il glisse avec ennui,
Et la foule un instant marche à côté de lui ;
Et nous, pris, emportés par le flot noir et blême,
Serrés l’un contre l’autre, et ne comprenant pas
Pourquoi nous frissonnons au sein du bonheur même,
Nous mêlons nos pas à ces pas.

D’où nous vient brusquement cette hâte insensée,
Ce délire anxieux qui donne à notre amour
Une nuance plus foncée
Pareille aux eaux d’un lac quand s’obscurcit le jour ?

Hélas ! en moins d’une minute.
Oublieux de l’azur qui brille entre les mâts,
Nous retournons à nos climats,
Comme un corps que son poids entraine dans sa chute.



Lampes des trains de nuit que voile un manchon bleu.
Par delà les choses visibles.
Tout l’essaim des rêves pénibles
Recommence à danser autour de votre feu.
O vieux son familier, grincement de l’essieu.
Comment ne serais-tu qu’un vain bruit de ferraille,
Toi qui berçais jadis nos désespoirs d’enfants ?
Non, non, ta voix gémit ou raille.
Et, dans l’affreux sommeil des wagons étouffants,
Ce vent-coulis de la vitesse
Qui ressemble au fil d’un rasoir.
C’est le pays natal qui nous rend, dès ce soir,
Le souffle et le baiser de l’ancienne tristesse.



Après l’olivier, le mûrier ;
Après le mûrier, voici l’aune
Qui, de son pâle frisson jaune,
Commence à vous colorier,
O brumeuses rives du Rhône.


Car le vert de la feuille ici
Se fane au déclin de l’année,
Et pour nous ces tons d’or roussi
Sont devenus l’image aussi
De notre courte destinée.

Le mal est vieux : déjà, du temps
Que les grands bois couvraient la Gaule,
Ce ciel gris pesait à l’épaule,
Et la nymphe, au bord des étangs,
Se lamentait avec le saule.

Déjà, le centaure en arrêt.
Au creux de son dos qui se cambre
Sentant ruisseler la forêt.
Exhalait, dès la mi-septembre,
Un hennissement de regret.

Et quand, des dieux fille ou cousine,
Vint régner chez nous Mélusine,
Elle hérita de leurs remords,
De cette angoisse que l’eau fine
Répand sur les feuillages morts.



Cependant le brouillard entr’ouvrit sa paupière,
Et le soleil parut comme un œil sans éclat ;
Et ce qui maintenant croit sur le terrain plat
C’est le panneau-réclame et c’est l’horrible pierre.

Hélas ! qui d’entre nous peut, d’un cœur détaché.
Revoir ces pauvres murs de brique ?
Est-ce que ces témoins n’ont pas un sens caché
Qui prête à leur laideur une force lyrique ?

Est-ce que le destin nous laisse aussi le choix
Des images qui nous émeuvent ?
Avons-nous désiré que ce lourd ciel de poix
Fût le calice amer où nos lèvres s’abreuvent ?


Pourtant nous y buvons avec avidité ;
Notre amour s’en nourrit, comme autrefois nos peines.
Par ces campagnes suburbaines
Nous revenons à toi, triste réalité !



Triste ? non, le mot n’est pas juste.
Est-on triste dans le bonheur ?
Mais Paris est sévère : en cette ville auguste,
Le passant matinal n’est point un promeneur.

Il va droit son chemin sans détourner la tête,
Car la courbe qu’il suit a d’urgentes raisons.
Et ce bruit sourd qui plane au-dessus des maisons.
Ce grondement n’est point une rumeur de fête.

On ne sait quoi d’énorme et d’indéterminé
Palpite au vent des ponts, dans la pâle éclaircie,
On ne sait quoi comme un Messie
Que chaque aurore annonce et qui n’est jamais né.

Quelque chose qu’on sent plus qu’on ne se l’explique
Mûrit avec souffrance et gagne en force, en poids,
Pareil à ces vapeurs qui, s’exhalant des toits,
S’amassent au sommet de la tour métallique.

C’est un trouble profond, c’est un malaise obscur,
C’est un frisson fiévreux qui court dans notre mur
Et fait trembler notre fenêtre ;
Mal et bien confondus, c’est tout l’âge futur
Qui, dans un grand combat, s’efforce ici vers l’être.

Nous-mêmes, revenus dans l’immense rûcher,
Il faut, dès aujourd’hui, nous remettre à l’ouvrage ;
Tournés vers l’avenir, il faut nous raccrocher
A ce sombre essaim qui fait rage.


FRANÇOIS PORCHÉ.