Poésies - Le Désert (Magali-Boisnard)

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Poésies - Le Désert (Magali-Boisnard)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 159-170).
POÉSIES

LE DESERT


LA TENTATION


Si tu dors une nuit parmi l’herbe et la menthe
Des jardins musulmans au profond Sahara,
Tu t’abandonneras comme aux bras d’une amante,
Et sous le ciel du Nord nul ne te reverra.

Si durant un seul jour dans le désert tu rôdes,
Si tu bois le poison qui flotte dans le vent,
Tu seras le captif heureux des terres chaudes ;
L’Islam t’enchantera de son rite fervent.

Si le long des chemins aux murs de flammes blondes
Tu poursuis la chanson des femmes au soleil,
Tu te croiras l’élu des voluptés profondes
Et le rêve absolu grisera ton sommeil,

Et les réalités griseront ta journée,
Et tu ne sauras plus lequel vaudra le mieux
Du songe ou du réel ; toute ta destinée
Tiendra dans la lumière inflexible des cieux.


Et tu ne sauras plus qu’il est un autre monde
Où l’on meurt d’espérer et de se souvenir,
Où le labeur armé d’âpres souhaits abonde,
Où l’on attend toujours ce qui ne peut venir.

Tu ne sauras plus rien que la voix immuable
De l’espace doré sans ombre ni détours,
Et, pris dans le réseau des palmiers et du sable,
Tu croiras posséder l’éternité des jours.


LE PROJET


Evoquez, dans un soir de luxe et d’incendie,
La splendeur du pays où brûle l’Orient,
Et devant quelque pâtre impassible, priant,
Songez à la ferveur de notre âme infinie.

Je voudrais, je voudrais avec vous quelque jour,
Aller dans la beauté de mes champs d’asphodèles,
Dans le roucoulement ému des flûtes grêles,
Nostalgiques, pleurant de chagrins et d’amour.

Nous interrogerions ces femmes aux yeux larges
Et sauvages, qui font, d’un geste antique et lent,
En inclinant leur corps robuste et nonchalant,
Tandis que leurs bijoux luisent comme des targes,

Glisser au fond du puits leurs amphores de grès.
Nous verrions le croissant d’une lune islamique
Se poser dans le bleu du soir mélancolique,
Tel un pâle joyau sur le front des cyprès.

Et nous endormirions notre désir de vivre
Au rythme bourdonnant des rudes tympanons,
Tandis que fumeraient sur les rouges charbons
Les grains d’encens jetés aux braseros de cuivre.



DÉCISION


J’irai parmi ces fronts graves, ceints de turbans,
Beaux comme des profils d’anciennes médailles.
Le filet de l’Islam me prendra dans ses mailles,
Mes désirs renégats deviendront musulmans.

J’effeuillerai les fleurs de la menthe sauvage
Dans le sang du palmier qui grise comme un vin.
Je vivrai, sans souci du temps ni regret vain,
Au fabuleux soleil qui mordra mon visage.

Tel le caravanier dont le troupeau passif
Viole le secret de l’immensité rousse,
Je saurai les récits des champs et de la brousse
Et le songe infini des vieux fumeurs de kif.

Le clair-obscur qui règne au fond des sanctuaires,
Palpitant d’étendards le long d’un mur bleuté,
Apaisera le feu de mes yeux pleins d’été.
Ma ferveur aimera des gestes millénaires.

Je dormirai mes nuits, je rêverai mes jours
Dans un manteau de laine au large pan biblique.
Et mon cœur saturé de poésie antique
Chantera la splendeur de ses graves amours.

Je serai comme un dieu dans l’aurore première.
Ainsi, lorsque viendra le soir de mon repos,
Dans la paix lentement se dissoudront mes os
Sous la poussière chaude et la blonde lumière.


LE CHEMIN


Des sandales d’alfa jalonnent les sentiers
Où passèrent tantôt les souples muletiers.

Au mont des romarins, les abeilles sans nombre
Activent leur labeur, car voici venir l’ombre


Qui s’élargit ainsi qu’une aile d’aigle noir.
La source entre les rocs chante, chante ce soir

Comme une courtisane impatiente et folle.
Entre les vieux noyers, telle une écharpe molle,

L’eau sinue et s’enroule, et glisse, et disparaît.
Au détour des chemins la Ruse est en arrêt,

Prête à suivre le jeu des femmes infidèles.
Tout se confond, murmure, et soupir, et bruit d’ailes.

Le destin quelquefois peut trahir les amans ;
Quelquefois un poignard brille aux vergers charmans ;

Du sang coule et se mêle à l’eau tendre, bavarde,
Où l’arbre recueilli se reflète et regarde

L’image du péché des hommes dans la nuit.
Un parfum passe, une ombre amoureuse le suit...

Et les vergers peuplés d’invisibles présences
Accueillent les baisers, les morts et les silences.


MARCHAND NOMADE


Voici du blé, des œufs, des herbes et des dattes.
Et voici dans les flancs de ces profondes jattes,
Là, du lait de chamelle et du vin de palmier,
Ici, l’huile des fruits cueillis à l’olivier.
Dans ces couffes d’alfa j’ai des grains de genièvre
Et des paquets du thym dont est gourmand le lièvre.

Ces colliers sont de musc. Ces cornes de bélier
Furent le seul paiement qu’un maudit chamelier
Put me donner pour prix d’une corde de laine.
Fils, veux-tu de l’encens pour parfumer l’haleine ?
Négresse, qu’un démon paralyse ta main,
Si tu ne peux choisir le poivre ou le cumin !


Voici de la résine et voici des épices,
Et voilà, pour parer tes vertus ou tes vices,
Des feuilles de « henna » que l’on cueillit au loin.
Prêtre, ne vole pas ces pierres de benjoin,
Car, dans tous les lieux saints où ta prière abonde,
Ton offrande n’aurait qu’une fumée immonde !


LA VILLE


Voici la ville au fond de la vallée heureuse.
Elle sourit avec un charme d’amoureuse.

Nous voulons nous asseoir au seuil de ses maisons,
Nous contenter un jour de ses brefs horizons.

Nous suivrons le chemin de son ombre qui bouge
Quand le soleil lui donne un casque en cuivre rouge.

Nous voulons voir sa vie étrange autour de nous,
Ses gestes de Barbare aux yeux larges et doux.

Parfois, elle ressemble à quelque fille hellène
Qui, les doigts au fuseau, rêve en filant la laine.

Ses femmes vont aux puits par des sentiers nombreux.
Leur bavardage court dans les jardins ombreux

Où l’on voit s’entr’ouvrir et rire la grenade
Parmi les fruits d’automne aux tons d’or et de jade.

Ces fruits ont la saveur du premier paradis.
Gonflés de sève chaude, ils tombent alourdis

Sur les herbes où rôde un parfum d’aromates
Et dans les creux bassins aux eaux calmes et mates.

Une vigne profuse étreint un figuier blanc.
La feuille rousse vole et retombe en tremblant.


Dans le beau cliquetis de leurs bijoux berbères,
Les femmes vont. Ainsi les bibliques bergères

Allaient jadis, guettant les bruns Eliézers
Aux yeux naïfs brûlés par le ciel des déserts.

Qui chantera tous vos rendez-vous, ô fontaines,
De la montagne haute aux oasis lointaines ?

Qui chantera sur le « djaouk », voix des roseaux,
La chanson de l’amour et la chanson des eaux ?

Et le caravanier, dénouant ses sandales
Pour gravement prier sur la fraîcheur des dalles,

Ecoutera tinter dans son rythme changeant
Le bracelet barbare et le « khelkhal » d’argent.


LE BONHEUR


De richesse, ô Censeur, je ne suis pas avide.
Autant que mon grenier, mon escarcelle est vide.

Je n’ai pas de sendouq incrusté de corail
Et je n’ai pas d’eunuque et n’ai pas de sérail.

Je n’ai pas un esclave ou pervers ou candide.
Je ne possède pas une maison splendide
En marbre précieux qu’au loin on fut chercher ;
Ni minaret hautain ni coupole : un rocher
L’abrite vers le Nord des brises refroidies.
Dans le désert où plane en lentes mélodies
Le rythme des troupeaux de nomades errans,
Je l’ai plantée un jour, et les rayons mourans
Du soleil qui, le soir, descend au lit des sables,
La couvrent un instant des ors insaisissables.
Je repose mon corps sur les tapis épais
Chers à mes longs sommeils pleins de rêve et de paix.


La sérénité veille et me garde, constante,
Car, ma seule demeure à moi, c’est une tente

Faite du rude poil des dromadaires bruns.
Alentour, point de murs farouches, importuns,
De grilles, de vitraux qui sont une barrière ;
Elle est ouverte aux vents, à la vive lumière,
Et l’odeur des lointains, le goût du sable amer,
S’y confondent avec l’ardent parfum de chair
Que l’amour immortel aux beaux gestes sans nombre
Eternise parmi la douceur de son ombre.

J’ignore quels soucis hantent les autres lieux ;
Mon royaume au soleil est tranquille et joyeux.

Tout près de mon cheval, mon « buveur d’air » superbe,
Mes chèvres, mes brebis sans gardien broutent l’herbe
Que l’automne fait naître et qu’Avril fait fleurir
Sur le steppe enchanté dont le sein peut nourrir
Tout un miracle mauve et rose de calices
Où les abeilles vont, en bourdonnans délices,
Goûter de leur labeur le plaisir délicat.

Au matin, quand l’aurore avec tout son éclat
Devance la journée où toute ardeur se fane,
Sur mon large horizon passe une caravane
Qu’accompagnent des chants au guttural refrain.
Je vais à sa rencontre. Afin d’avoir du grain,
Je donne un chevreau noir, une brebis bêlante.
Puis, la troupe reprend sa marche nonchalante,
Le chant interrompu s’élève plus altier
Et le sable sournois nivelle le sentier.

La puissance d’aimer est partout souveraine :
Je n’ai pas de palais, mais ma tente a sa reine,
Une Amourïa [1] souple et câline aux grands yeux
Pleins de trouble douceur ou d’orgueil radieux.


Une étoffe de soie à peine retenue
La drape et le soleil sur son épaule nue
Mit un reflet, vermeil comme ses cheveux roux.
Elle sait ma faiblesse et connaît mon courroux.
Quand elle est la plus forte, elle m’appelle « Maître. »
Et ce n’est qu’un baiser qui pouvait la soumettre.

Elle est un vase humain porteur de volupté.
Elle est une moisson splendide de l’été.

Elle est un don sacré de l’Eden à la Terre
Et celle devant qui les mots doivent se taire,
La précieuse et chère au solitaire amant,
La hourïa tombée un soir du firmament !
O Sultane parmi les royales maîtresses,
Des fleurs du paradis embaumèrent tes tresses !

Sous le ciel embrasé du jour et de la nuit,
Libres, dans le désert lumineux où le bruit
D’une aile, d’un soupir longtemps émeut l’espace,
Nous nous aimons.

Ainsi je veux que l’heure passe !
Par le Prophète saint, par Allah tout-puissant,
Par le djeun dont le vol effleure, frémissant,
Jaloux, je veux garder mon ivresse profonde,
Ma fière liberté sous la lumière blonde,
Ma tente, mon amour, mon cheval généreux
Jusqu’au soir de mes jours, puisque je suis heureux !


LES PALMIERS


Je scanderai pour vous, palmiers où s’éternise
La vivante légende aux jardins musulmans,
Je scanderai pour vous, dans le midi sans brise,
La salutation pieuse des imans.

Gloire à vous ! Gloire à vous, ô colonnes du temple
Dont le ciel est la voûte et le sable le sol !
Gloire ! Mon beau désir avide vous contemple
Et c’est près de vous seuls qu’il a plié son vol.


Pour rythmer votre souple et tranquille mouvance,
De poèmes d’Afrique au chant rude et serein,
J’ai retrouvé l’exacte et chère souvenance
Et j’ai redit pour vous leur barbare refrain.

Je vous ai caressés d’un regard d’amoureuse ;
Votre ombre restera légère à mon repos
Dont le rêve élargit son aile vigoureuse
Sur votre houle grise et large sans échos.

O palmiers, fiers palmiers, rois de la solitude,
Raison d’être d’un peuple archaïque et naïf,
Je n’ai plus rien voulu que votre multitude,
Grave, onduleuse et noble en le désert pensif !

Et je demeurerai parmi les terres blondes,
Près des puits jaillissans au murmure béni,
Ayant tout oublié des hommes et des mondes
Et comprenant enfin tout mon cœur infini.


L’EAU JAILLISSANTE


Gloire à toi, le salut au jour de l’épouvante !
Gloire à toi, sang jailli de la terre mouvante !

Chanson du jour qui brûle et cantique des nuits,
Salive de la bouche adorable des puits,

Sultane de fraîcheur, gerbe mélodieuse,
Gloire à toi qui nous es miséricordieuse !

Ame fluide et pure au goût essentiel
Que la terre embrasée offre à l’ardeur du ciel,

Ta bonté se livrait aux lèvres du Prophète ;
Celles du conquérant, au jour de la défaite,

Burent l’oubli parmi ton flot consolateur.
Ta vérité se donne au nomade pasteur


Dont le troupeau s’attarde à ta douceur féconde,
Eau, ruissellement clair, limpide esprit du monde !

Baise le pied robuste et profond des palmiers.
Suis le roucoulement éperdu des ramiers ;

Mets tes perles au bout de leurs ailes mouillées. !
Pieuse, purifie, au soir, les mains souillées

De ceux qui vont prier pour les péchés d’un jour
Et rafraîchis le front des malades d’amour.

Charge de ton trésor les longues caravanes.
Effleure les seins durs des vierges musulmanes.

Lave les doigts rougis de sang ou de henna.
Sauve le blond pays que l’ombre abandonna.

O porteuse de vie et berceuse de songe,
Console du mirage et du mauvais mensonge

Les errans du désert et les cœurs altérés.
Rassemble autour des puits les passans égarés.

Quand sur ces puits viendra souffler le vent de sable,
Allah te garde, ô toi, divine et périssable !

Allah te garde, ô toi, source de volupté,
De la soif épuisante et folle de l’été !

Prunelle dont l’éclat abolit la souffrance.
Miroir où le désert mire son espérance,

Mère de l’oasis, amante des jardins,
Gloire à toi, Jaillissante ! Et puissent les destins

Te laisser à travers le beau rythme des choses
Suivre ta fraîche voie, ô Nourrice des roses !



À LA TERRE


Nous avons pris ton sein comme un sein de nourrice,
O Terre de soleil, maternelle et tutrice.

Et le Désert a mis sur nos lèvres d’enfans
Les rythmes éternels et les mots triomphans.

Terre, divinité généreuse et superbe,
Nous aimons tout de toi, depuis l’odeur de l’herbe

Jusqu’au parfum sacré du sable plein de morts.
O Terre sans chemins, sans foules, sans remords,

Terre sans abondance et sans labeurs arides,
Si quelque vent du Nord à ton front met des rides

Et secoue en passant tes beaux cheveux dorés,
Rutilant des débris de trésors ignorés,

Le vent du Sud se lève et d’un coup d’aile efface
Le pli que l’étranger fit naître sur ta face.

Pour disperser ton âme au sein des Saharas,
Inspire la chanson de ceux que tu verras

Ivres de la douceur des longues mélopées
Et du récit sans fin des vieilles épopées.

Terre des bleus tombeaux embaumés de benjoin,
Accueille les Errans venus vers toi de loin.

Toi qui te nourriras de notre chair et d’ombre
Pour refaire la vie en des êtres sans nombre,

Terre des oasis, Terre des lents troupeaux,
Sois la plus précieuse aux suprêmes repos.



CERTITUDE


Vers les autres pays, je ne reviendrai pas ;
Le sable a fait l’oubli sur l’ombre de mes pas.

Dans les profonds jardins, près des eaux de caresse,
J’ai su la volupté de l’entière paresse.

J’ai goûté les fruits roux plus beaux qu’un sultani,
Sous l’arbre du désert par le soleil béni.

L’odeur du Sahara m’enivre de sa gloire ;
Mon passé reste comme un songe en ma mémoire.

Puisque le vent du Sud passa dans mes cheveux,
Mon âme ne sait plus les regrets ni les vœux.

Une sérénité hautaine m’environne.
Mon esprit est paisible et la vie est si bonne !

Dans le silence bleu des langoureuses nuits,
Quand rôde le parfum des femmes près des puits,

J’ai mordu longuement les grenades ouvertes
Et possédé l’amour dans les ténèbres vertes.

Vers les autres pays je ne reviendrai pas ;
C’est parmi du soleil que finiront mes pas,

Car les hommes drapés aux plis blancs de la laine
M’ont appris le secret de la sagesse humaine.


MAGALI-BOISNARD.

  1. Originaire des pays du Djebel Amour.