Poésies choisies de André Chénier/Derocquigny, 1907/Hermès

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II

HERMÈS


Poème en trois chants.
Fragment I. — Prologue,


Dans nos vastes cités, par le sort partagés.
Sous deux injustes lois les hommes sont rangés :
Les uns, princes et grands, d’une avide opulence
Étalent sans pudeur la barbare insolence ;
Les autres, sans pudeur, vils clients de ces grands,
Vont ramper sous les murs qui cachent leurs tyrans.
Admirer ces palais aux colonnes hautaines
Dont eux-mêmes ont payé les splendeurs inhumaines,
Qu’eux-mêmes ont arrachés aux entrailles des monts,
Et tout trempés encor des sueurs de leurs fronts.

Moi, je me plus toujours, client de la nature,
À voir son opulence et bienfaisante et pure,
Cherchant loin de nos murs les temples, les palais
Où la Divinité me révèle ses traits.
Ces monts, vainqueurs sacrés des fureurs du tonnerre,
Ces chênes, ces sapins, premiers-nés de la terre.
Les pleurs des malheureux n’ont point teint ces lambris.
D’un feu religieux le saint poète épris
Cherche leur pur éther et plane sur leur cime.
Mer bruyante, la voix du poète sublime

Lutte contre les vents ; et tes flots agités
Sont moins forts, moins puissants que ses vers indomptés.
À l’aspect du volcan, aux astres élancée,
Luit, vole avec l’Etna, la bouillante pensée.
Heureux qui sait aimer ce trouble auguste et grand !
Seul, il rêve en silence à la voix du torrent
Qui le long des rochers se précipite et tonne ;
Son esprit en torrent et s’élance et bouillonne.
Là, je vais dans mon sein méditant à loisir
Des chants à faire entendre aux siècles à venir ;
Là, dans la nuit des cœurs qu’osa sonder Homère,
Cet aveugle divin et me guide et m’éclaire.
Souvent mon vol, armé des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton,
La ceinture d’azur sur le globe étendue.
Je vois l’être et la vie et leur source inconnue,
Dans les fleuves d’éther tous les mondes roulants.
Je poursuis la comète aux crins étincelants,
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances ;
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses.
Comme eux, astre, soudain je m’entoure de feux ;
Dans l’éternel concert je me place avec eux :
En moi leurs doubles lois agissent et respirent :
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent ;
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
Les éléments divers, leur haine, leur amour,
Les causes, l’infini s’ouvre à mon œil avide.
Bientôt redescendu sur notre fange humide.
J’y rapporte des vers de nature enflammés.
Aux purs rayons des dieux dans ma course allumés.
Écoutez donc ces chants d’Hermès dépositaires.
Où l’homme antique, errant dans ses routes premières,
Fait revivre à vos yeux l’empreinte de ses pas.
Mais dans peu, m’élançant aux armes, aux combats.
Je dirai l’Amérique à l’Europe montrée ;
J’irai dans cette riche et sauvage contrée
Soumettre au Mançanar le vaste Maragnon.
Plus loin dans l’avenir je porterai mon nom.
Celui de cette Europe en grands exploits féconde.
Que nos jours ne sont loin des premiers jours du monde.


Fragment II


Chassez de vos autels, juges vains et frivoles,
Ces héros conquérants, meurtrières idoles ;
Tous ces grands noms, enfants des crimes, des malheurs,
De massacres fumants, teints de sang et de pleurs.
Venez tomber aux pieds de plus nobles images :
Voyez ces hommes saints, ces sublimes courages,
Héros dont les vertus, les travaux bienfaisants.
Ont éclairé la terre et mérité l’encens ;
Qui, dépouillés d’eux-mêmes et vivant pour leurs frères.
Les ont soumis au frein des règles salutaires,
Au joug de leur bonheur ; les ont faits citoyens ;
En leur donnant des lois leur ont donné des biens.
Des forces, des parents, la liberté, la vie ;
Enfin qui d’un pays ont fait une patrie.
Et que de fois pourtant leurs frères envieux
Ont d’affronts insensés, de mépris odieux,
Accueilli les bienfaits de ces illustres guides.
Comme dans leurs maisons ces animaux stupides
Dont la dent méfiante ose outrager la main
Qui se tendait vers eux pour apaiser leur faim !
Mais n’importe ; un grand homme au milieu des supplices
Goûte de la vertu les augustes délices.
Il le sait ; les humains sont injustes, ingrats.
Que leurs yeux un moment ne le connaissent pas ;
Qu’un jour entre eux et lui s’élève avec murmure
D’insectes ennemis une nuée obscure ;
N’importe, il les instruit, il les aime pour eux.
Même ingrats, il est doux d’avoir fait des heureux.
Il sait que leur vertu, leur bonté, leur prudence.
Doit être son ouvrage et non sa récompense,
Et que leur repentir, pleurant sur son tombeau.
De ses soins, de sa vie, est un prix assez beau.
Au loin dans l’avenir sa grande âme contemple
Les sages opprimés que soutient son exemple ;
Des méchants dans soi-même il brave la noirceur :
C’est là qu’il sait les fuir ; son asile est son cœur.

De ce faîte serein, son Olympe sublime,
Il voit, juge, connaît. Un démon magnanime
Agite ses pensers, vit dans son cœur brÛlant.
Travaille son sommeil actif et vigilant,
Arrache au long repos sa nuit laborieuse.
Allume avant le jour sa lampe studieuse,
Lui montre un peuple entier, par ses nobles bienfaits.
Indompté dans la guerre, opulent dans la paix.
Son beau nom remplissant leur cœur et leur histoire,
Les siècles prosternés au pied de sa mémoire.

Par ses sueurs bientôt l’édifice s’accroît.
En vain l’esprit du peuple est rampant, est étroit,
En vain le seul présent les frappe et les entraîne,
En vain leur raison faible et leur vue incertaine
Ne peut de ses regards suivre les profondeurs.
De sa raison céleste atteindre les hauteurs ;
Il appelle les dieux à son conseil suprême.
Ses décrets, confiés à la voix des dieux même.
Entraînent sans convaincre, et le monde ébloui
Pense adorer les dieux en n’adorant que lui.
Il fait honneur aux dieux de son divin ouvrage.
C’est alors qu’il a vu tantôt à son passage
Un buisson enflammé receler l’Éternel ;
C’est alors qu’il rapporte, en un jour solennel,
De la montagne ardente et du sein du tonnerre,
La voix de Dieu lui-même écrite sur la pierre ;
Ou c’est alors qu’au fond de ses augustes bois
Une nymphe l’appelle et lui trace des lois,
Et qu’un oiseau divin, messager de miracles,
À son oreille vient lui dicter des oracles.
Tout agit pour lui seul, et la tempête et l’air.
Et le cri des forêts, et la foudre et l’éclair ;
Tout. Il prend à témoin le monde et la nature.
Mensonge grand et saint ! glorieuse imposture,
Quand au peuple trompé ce piège généreux
Lui rend sacré le joug qui doit le rendre heureux !

(Troisième chant.)


Fragment III


Du temps et du besoin l’inévitable empire
Dut avoir aux humains enseigné l’art d’écrire.
D’autres arts l’ont poli ; mais aux arts, le premier,
Lui seul des vrais succès put ouvrir le sentier.
Sur la feuille d’Égypte ou sur la peau ductile,
Même un jour sur le dos d’un albâtre docile.
Au fond des eaux formé des dépouilles du lin.
Une main éloquente, avec cet art divin,
Tient, fait voir l’invisible et rapide pensée,
L’abstraite intelligence et palpable et tracée ;
Peint des sons à nos yeux, et transmet à la fois
Une voix aux couleurs, des couleurs à la voix.

Quand des premiers traités la fraternelle chaîne
Commença d’approcher, d’unir la race humaine,
La terre et de hauts monts, des fleuves, des forêts.
Des contrats attestés garants sûrs et muets,
Furent le livre auguste et les lettres sacrées
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jurées.
Dans la suite peut-être ils voulurent sur soi
L’un de l’autre emporter la parole et la foi ;
Ils surent donc, broyant de liquides matières.
L’un sur l’autre imprimer leurs images grossières.
Ou celle du témoin, homme, plante ou rocher,
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher.
De là dans l’Orient ces colonnes savantes.
Rois, prêtres, animaux peints en scènes vivantes.
De la religion ténébreux monuments.
Pour les sages futurs laborieux tourments,
Archives de l’État, où les mains politiques
Traçaient en longs tableaux les annales publiques.
De là, dans un amas d’emblèmes captieux,
Pour le peuple ignorant monstre religieux.
Des membres ennemis vont composer ensemble
Un seul tout, étonné du nœud qui les rassemble :
Un corps de femme au front d’un aigle enfant des airs
Joint l’écaille et les flancs d’un habitant des mers.

Cet art simple et grossier nous a suffi peut-être
Tant que tous nos discours n’ont su voir ni connaître
Que les objets présents dans la nature épars,
Et que tout notre esprit était dans nos regards.
Mais on vit, quand vers l’homme on apprit à descendre,
Quand il fallut fixer, nommer, écrire, entendre.
Du cœur, des passions les plus secrets détours,
Les espaces du temps ou plus longs ou plus courts,
Quel cercle étroit bornait cette antique écriture.
Plus on y mit de soins, plus incertaine, obscure,
Du sens confus et vague elle épaissit la nuit.
Quelque peuple à la fin, par le travail instruit,
Compte combien de mots l’héréditaire usage
A transmis jusqu’à lui pour former un langage.
Pour chacun de ces mots un signe est inventé,
Et la main qui l’entend des lèvres répété
Se souvient d’en tracer cette image fidèle ;
Et sitôt qu’une idée inconnue et nouvelle
Grossit d’un mot nouveau ces mots déjà nombreux,
Un nouveau signe accourt s’enrôler avec eux.

C’est alors, sur des pas si faciles à suivre.
Que l’esprit des humains est assuré de vivre.
C’est alors que le fer à la pierre, aux métaux,
Livre, en dépôt sacré pour les âges nouveaux.
Nos âmes et nos mœurs fidèlement gardées ;
Et l’œil sait reconnaître une forme aux idées.
Dès lors des grands aïeux les travaux, les vertus
Ne sont point pour leurs fils des exemples perdus.
Le passé du présent est l’arbitre et le père,
Le conduit par la main, l’encourage, l’éclairé.
Les aïeux, les enfants, les arrière-neveux.
Tous sont du même temps, ils ont les mêmes vœux.
La patrie, au milieu des embûches, des traîtres.
Remonte en sa mémoire, a recours aux ancêtres.
Cherche ce qu’ils feraient en un danger pareil.
Et des siècles vieillis assemble le conseil.

(Troisième chant.)