Poésies complètes (Charles d'Orléans)/Vie de Charles d’Orléans

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Poésies complètes, Texte établi par Charles d’HéricaultErnest Flammarion (p. v-xlvii).


VIE DE CHARLES D’ORLÉANS.

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L’Esprit Français possède deux qualités qu’il semble particulièrement chargé de faire valoir dans le concert de l’Esprit Humain. D’autres peuples peuvent cultiver l’intelligence plus profondément ou plus minutieusement ; ils peuvent rendre leurs sentiments avec une poésie plus souple, plus mélodieuse, plus gracieuse, plus colorée, leurs sensations avec une imagination plus variée, plus humoristique, plus ironique, plus réellement observatrice, plus habile ou plus saisissante. Le génie de la France a, par-dessus tout, la Force et la Finesse. Je ne veux pas prouver ici que c’est de la première que naissent sa Simplicité et sa Précision, — les vrais éléments de la force durable, — que c’est de la seconde que vient sa Clarté, — première conséquence de la véritable finesse. — Mais je puis dire que dès le début de notre histoire littéraire, dès que notre langue eut cessé de bégayer, Force et Finesse se montrent de compagnie : le Voyage de Charlemagne, cette raillerie si inattendue, n’est pas bien loin de la chanson de Roland ; chansons de gestes et fabliaux cheminent côte à côte, parfois même en se mêlant ; et la chanson de Beaudoin de Sebourg finit le grand cycle de la croisade. Nous reconnaissons pour grand siècle, non pas celui où il y a eu le plus de puissance créatrice, le plus de poésie, le plus de philosophie, non pas le xiiie ou le xvie ou le xviie, mais celui où la Force a été le plus constamment à côté de la Finesse, où Corneille est en compagnie de Racine, Bossuet près de La Fontaine, Sévigné dans le voisinage de Pascal ; et notre grand homme, ce n’est pas celui qui a l’esprit le plus varié, le génie le plus vaste, l’imagination la plus colorée, le style le plus pur, c’est l’homme qui a su le mieux équilibrer la force et la finesse, c’est Molière. Cet équilibre, il semble que nous devions le chercher sans cesse par des réactions, même par des excès de l’une de ces qualités quand l’autre s’est livrée à la débauche : après les épenses de mièvrerie et de poésies fugitives où la Finesse se ruinait au commencement du xviiie siècle, vinrent à la fin les extravagances mugissantes de la Force, les discours pompeux, les proclamations emphatiques et les déclamations enthousiastes. Et pourtant derrière toutes ces parades de la Force en délire la Finesse, tout efl’arouchée qu’elle fût, préparait ses traits qui allaient partir sous le Directoire en mille couplets, vaudevilles et pamphlets.

Enfin, cet équilibre, la postérité dans ses jugements travaille toujours à l’établir. Elle donne leur revanche aux représentants de la Finesse quand ceux-ci, écrasés par une puissante rhétorique, par un pédantisme tyrannique, par un goût excessif de l’ampleur et de la vigueur, ou par un besoin momentané du travail scolastique et de la recherche érûdite, ont été méconnus par leurs siècles.

C’est ici que j’en viens directement à Charles d’Orléans.

Il occupe dans l’histoire littéraire, comme dans l’histoire politique, nous le verrons, la plus rare position, et si rare qu’elle a presque les allures d’un mystère.

Voici, en effet, un poëte, un vrai poëte, non pas un artiste dans telle et telle école, au nom de telle ou telle mode ou règle de rhétorique, mais un poëte du cœur humain, inspiré par un sentiment large, naturel et sincère. Encore aujourd’hui, il nous paraît charmant malgré la vétusté et les couleurs ternies de l’habit qu’il porte. Ce poëte était, en même temps, un grand seigneur, un prince, un Mécène. Il méritait donc d’être connu, et il avait toute chance d’être vanté. De plus, il arrive au commencement de la Renaissance, au moment où la passion de la poésie est développée jusqu’au délire ; il écrit aux débuts de l’imprimerie, au temps où les plus creuses rimes sont reproduites. Il avait donc de plus en plus chance d’être connu. Son fils, Louis XII, un protecteur des lettrés, monte sur le trône. François Ier est son neveu, et François Ier développe, met en honneur justement les qualités littéraires où son oncle a brillé, il protège les poëtes qui sont de la même famille intellectuelle, et c’est tout ce qui fait l’immense gloire de Marot, que d’avoir des tendances poétiques analogues à celles de Charles d’Orléans. Là encore, celui-ci avait donc toute chance d’être vanté.

Or non-seulement il n’est pas vanté, il n’est même pas connu. Il est oublié à un point qui ne se peut dire. Ses contemporains n’en parlent pas, ses successeurs du xvie siècle n’en sonnent mot et son existence était ignorée du xviie siècle.

Il y a là, sans doute, un mystère qui a paru assez étonnant à tous ceux qui se sont occupés de Charles d’Orléans. Je crois que l’explication est possible, on la trouve en étudiant l’histoire littéraire du xve siècle. La linesse pure que représente Charles d’Orléans était exclue de ce siècle. Villon n’a passé, si je puis dire, qu’à l’aide de sa vigueur intellectuelle ; encore la place que ses contemporains lui ont faite est-elle bien petite. La postérité a été obligée de prendre sa cause en main, quoique avec moins d’efforts que pour Charles d’Orléans et pour ces trois autres inconnus du xve siècle, ces trois autres charmants et réhabilités représentants de la Finesse, les auteurs du Petit Jean de Saintré, de Jean de Paris et de l’avocat Pathelin. Villon et Pathelin n’avaient survécu que par ce qu’ils avaient de grossièrement populaire. Les trois autres écrivains qui n’avaient rien que de fin furent oubliés.

L’instinct littéraire du xve siècle, l’instinct général se portait vers la science, vers l’ampleur, vers la gravité et l’emphase, vers tous les excès du travail et de la vigueur intellectuelle ; l’aisance, la simplicité, la grâce étaient oubliées ou méprisées. Or cet instinct était énergique, et il avait créé une école puissante, dédaigneuse comme toutes les écoles de pédants, habile dans l’art de l’admiration mutuelle, comme toutes les écoles oij la médiocrité domine, et violemment exclusiviste comme toutes celles où la recherche et la convention sont le mot du guet. Pour elle, pour cette école où les Molinet, les Crestin, les Le Maire étaient les grands maîtres, tout ce qui ne se rangeait point parmi les disciples, qui n’acceptait pas les formules consacrées, et avait la candeur de cultiver les formes aisées soit du rhythme, soit de la langue, tout cela était méprisable, grotesque, inavouable et soumis à l’excommunication majeure du dédain et de l’oubli.

Pour de tels pontifes littéraires, Charles d’Orléans qui disait simplement les choses, dans une langue sans prétention ; qui n’avait essayé aucune des soixante manières de torturer un rondeau, et qui n’avait pas eu l’humilité de demander la permission de parler français en s’excusant humblement de son maternel et rural langage, Charles d’Orléans était un profane.

Il était un poëte amateur, un poëte d’album, pour me servir de cette désignation moderne. C’est là le mot, et c’est là l’explication du mystère de sa position. Ce jugement fut accepté, imposé à ceux deses parents qui occupèrent le trône et tenu pour bon par Louis XII comme par François Ier.

Il fut donc dédaigné parce qu’en un temps où l’école était toute-puissante, il ne fut pas poëte de l’école du xve siècle, mais un poëte français, un poëte humain. Par contre, c’est pour cela que la postérité l’a réhabilité.

Je me suis parfois demandé si le trouble apporté dans les habitudes littéraires par les premiers efforts de l’imprimerie ne fut pas pour quelque chose dans l’obscurité de notre poète. J’ai supposé que Charles et ses copistes avaient été portés à rester dans les vieilles traditions du Moyen Âge qui renfermaient les œuvres importantes, les œuvres des princes dans les manuscrits, dans les parchemins bien écrits et bien ornés. Peut-être les préjugés du temps forçaient-ils le duc de sang royal à considérer la publicité de ses œuvres comme indigne de lui, et les œuvres imprimées comme choses de commerce banal et de marchandise bourgeoise. Il n’y a là qu’une hypothèse, que je livre à la discussion. J’ajouterai que Louis XII et François Ier ont dû être tentés de voir dans ces poésies des impressions toutes personnelles, tout intimes, toutes de famille, et qu’il ne convenait pas de confier au public.

Quoi qu’il en soit, c’est aux accidents de sa vie, à son long emprisonnement que le prince dut d’être resté ainsi personnel, original, de s’être maintenu dans le grand courant de la poésie humaine et dans les lignes générales de la littérature. Sans eux, il eût eu quelque chance de devenir un savant élève d’Eustache Deschamps, un émule d’Alain Chartier, de Georges Chastelain et de Meschinot, il nous eût peut-être donné, avant Blaise d’Auriol, des ballades doubles couronnées à double unissonnance, ou dorées par équivoques mâles ou femelles, simples, composées ou mêlées. Mais il n’eût pas affermi, fortifié la langue française et enrichi de véritables joyaux notre trésor intellectuel. Il n’eût pas surtout, ce qui est sa plus grande gloire comme son mérite éminent, été un des chaînons de cette tradition qui permit au xviie siècle de fixer la langue française ; un de ces fermes et indépendants écrivains qui, de la fin du xiiie siècle au milieu du xvie, pendant ce long sommeil où l’originalité créatrice avait cédé la place à l’imitation consciencieuse, lourde et pédante, ont défendu naïvement le génie français.

Les incidents de sa vie ne servirent pas seulement à lui donner une place à part dans notre littérature, ils le mirent aussi dans une des plus curieuses situations que l’histoire puisse enregistrer. Il fut la Belle-au-Bois-dormant de la féodalité. Il s’endormit quand les grands vassaux, dont il était l’un des plus puissants, étaient tout, et se réveilla quand la royauté restait presque complètement maîtresse de la France.

La biographie que nous allons donner aussi étendue que le permettent les limites de ce livre, va nous fournir les preuves et le développement de ces idées préliminaires.


I

Notre poëte est fils de Louis de Valois, duc d’Orléans, qui était frère de Charles VI et second fils de Charles V. Il eut pour mère Valentine, fille de Galéas Visconti, seigneur de Milan. Louis et Valentine ont laissé dans l’histoire une trace lumineuse qui éclaire et la vie que nous esquissons et les origines de la Renaissance.

Louis d’Orléans est un des types les plus accusés de cette race des Valois, la branche la plus épanouie et la plus parfumée de la fleur de lis, la poésie chevaleresque de la maison de France ; race qui paraît avoir eu pour caractère d’aimer les belles ou les grandes choses, qui subit le plus de revers, qui tomba le plus bas et porta le pays au plus haut. Non moins saisissante par la variété de ses fortunes que par la fougue de son mouvement, elle semble avoir fait de l’histoire de France un merveilleux poème épique, moitié chanson de peste héroïque, moitié roman d’aventures, amoureux et chevaleresque. Louis de Valois, l’un des plus ambitieux et des plus voluptueux de ce sang audacieux et galant, l’un des plus lettrés de cette famille magnifique, et des plus fanatiques d’art et de luxe, résuma en lui toute cette diversité des destinées de sa maison, son éclat et son infortune. Il rêva dix couronnes et mourut comme l’on sait. Exécré de la masse de ses contemporains qu’il insultait par l’effronterie de ses amours, haï par le peuple qu’il pressurait pour les besoins de son luxe, méprisé par la bourgeoisie, déjà maîtresse de l’opinion et de la chronique et qui voyait en lui, non-seulement un libertin effréné, non-seulement un tyran cupide, mais un savant, un penseur, un curieux, un novateur dont les recherches inquiétaient les préjugés ; il sut pourtant séduire jusqu’à l’histoire. Cette puissance de séduction, si grande que les gens du xve siècle y voyaient de la sorcellerie, il l’exerce jusque sur nous ; et nous sommes toujours tentés d’oublier les hontes de sa corruption, l’odieux de son avidité et la folie de son ambition, pour nous représenter sa générosité, sa bonté, sa franchise, pour nous rappeler l’ami des poites et des lettrés, l’amoureux des beaux livres, des peintures, des grands monuments comme des tins joyaux, des reliures, des tapisseries, des pierres fines.

Mais ses contemporains mêmes, si disposés qu’ils fussent à le mal juger, rendaient justice à ses hautes qualités intellectuelles. Un voyageur qui nous raconte ses impressions de l’an 1395 nous dit, non-seulement qu’il est taillé pour faire un grand prince, mais il constate sa sagesse (sa science). Quel cœur de fer ne s’attendrirait pas, dit le Religieux de Saint-Denis, en voyant l’exécrable meurtre de ce prince si intelligent et si politique, dont l’éloquence élégante le mettait au-dessus des autres seigneurs, et que sa beauté et sa bonté infinie rendaient si attrayant.

C’était cette facilité d’éloquence plus encore peut-être que l’étendue de ses connaissances qui frappait les gens graves de son temps. Le Religieux de Saint-Denis y revient encore : il avait, dit-il, à titre de prérogative singulière, une éloquence naturelle et d’une extrême facilité. Juvénal des Ursins nous le montre un jour haranguant ses ennemis les Parisiens. « Il usa de moult belles et gracieuses paroles, dit-il, car il en estoit bien aisé. » Retenons ces qualités de facilité, d’aisance et de grâce en songeant à notre poëte.

Celui-ci dut plus encore à Valentine, Valois elle aussi par sa mère, mais par-dessus tout italienne, et si je puis dire, l’une des mères de la Renaissance. C’est elle qui, en donnant à ses enfants des droits sur ritalie, poussa la France à aller chercher là le soleil qui devait faire éclore les germes littéraires ensevelis par le xve siècle sous la poussière germaine, flamande et bourguignonne ; elle aussi qui en donnant à ses descendants Louis XII, François Ier et Henri II cette grâce particulière au génie transalpin, assouplit la force française et étendit, en l’amollissant, la finesse gauloise. Cette grâce si expressive en elle que les contemporains, là encore, criaient à la sorcellerie, cette souplesse, cette mollesse, cette chaleur intellectuelle, nous ne devons pas les oublier non plus en songeant à Charles d"Orléans.

C’est donc de ce Valois, poëte, amoureux, lettré, remarquable par les qualités faciles de son esprit et de son cœur, de cette Italienne sensible, gracieuse, aimante et intelligente, de ce père et de cette mère énergiques tous deux, ambitieux tous deux, que naquit notre poite, le 26 mai 1391. Cette date n’est mise en doute par personne, et à défaut d’autres preuves, les Comptes de l’Hôtel suffiraient pour laisser cette année 1391 hors de doute. Pourtant les deux plus graves historiens de ce temps, l’un, historiographe presque officiel, le Religieux de Saint-Denis, dont je parlais plus haut, nous dit : Vers le milieu de novembre — de l’année 1394, — madame la duchesse d’Orléans, dans la maison royale de Saint-Paul, mit au monde un fils auquel « le roi de France, Charles, en le tenant sur les fonts sacrés, donna son nom. » « En ladite année, 1394, nous raconte l’autre historien Juvénal, que je citais aussi, la duchesse d’Orléans eut un fils nommé Charles, et à le baptiser y eut grande solennité. » Belle-forêt, Guyon, Mézeray nous donnent aussi 93 ou 94. Devons-nous supposer que les deux vieux chroniqueurs aient confondu la naissance avec le baptême qui eut lieu, deux ans plus tard, et où, en effet, entre autres solennités, Louis d’Orléans créa cet ordre du Porc-Épic dont parlait tout au long la Chronique aujourd’hui perdue, ou momentanément perdue, d’Hannotin de Clairieux, héraut dOrléans.

Nous aurions trouvé dans cette Chronique le nom de tous les personnages, familiers ou amis de la maison d’Orléans et parmi lesquels Charles avait passé son enfance. Nous pouvons supposer qu’il fut élevé au milieu des poëtes et parmi les livres. Les poëte avaient toujours joué un grand rôle dans l’éducation militaire et chevaleresque des grands barons, et les livres, au xive siècle et sous les Valois, commençaient à joindre leurs efforts à ceux des poëte-chanteurs. Cette sorte de cour d’amour qui gravitait autour de Louis d’Orléans et à laquelle nous devons le livre des Cent Ballades ne fut pas sans influence sur ce jeune esprit. Les deux grands auteurs d’alors, Eustache Deschamps et Christine de Pisan, étaient les favoris de Louis, entouré d’ailleurs de translateurs et d’escrivains tout autant que de peintres-enlumineurs, d’imagiers, d’architectes et d’orfèvres. La Bible, les Histoires anciennes, la Vie de saint Louis, le Miroir historial, les Chroniques de France, il fait tout traduire. Il achète des Ballades, des Chansons, tous les livres de poésie, de moralité et d’histoire. La collection de Joursanvault nous donne le détail de ces achats, les titres de ces ouvrages qu’on retrouvera plus tard dans la bibliothèque de Charles et signés de sa main.

C’est là, sans doute, qu’il chercha la récréation de ses yeux d’enfants, de son esprit d’adolescent. Je ne veux pas oublier de citer, à côté de toutes ces élégances des palais paternels et de toutes ces sources d’instruction, ce jardin de Saint-Marcel où son père avait rassemblé tant de plantes rares et dont la verdure et les fleurs purent fournir à son imagination poétique les éléments que nous y trouverons plus tard.

En fait, la première fois que je le vois agir, c’est en 1399 et 1400. Il est alors escuyer, et au mois de mai, en compagnie de quelques grands seigneurs, il reçoit, sslon l’usage, une houppelande des mains du roi. En 1402, les comptes des dépenses de la maison d’Orléans nous le montrent escorté d’un chapelain et d’un maistre d’école. En 1403, Charles VI lui fait une pension de 12,000 livres d’or.

Je n’ai plus présente à l’esprit la date des pourparlers qui eurent lieu sur la question de le marier avec la marquise de Moravie, nièce de Wenceslas, roi des Romains. Louis d’Orléans, très-ambitieux pour son fils comme pour lui, le voyait déjà, grâce à cette union, roi de Bohême, de Hongrie et de Pologne. Ce projet fut très vague, j’imagine. Le 4 juin 1404, on le fiança avec Isabelle, fille aîné de Charles VI, veuve à dix ans du roi Richard d’Angleterre qu’elle n’avait pas connu, et revenue en France depuis le mois d’août 1401. Le mariage eut lieu le 29 juin 1406. La jeune princesse avait alors dix-sept ans, — elle était née le 13 novembre 1389, — Charles, quinze ans. « Pleuroit fort ladite Isabeau, » dit Juvénal des Ursins, qui indique en la Îirincesse un grand dépit d’avoir pour mari un enfant, e lis, dans une des notes de Gaignères qu’elle apporta à ce jeune époux 500,000 francs de dot. J’avais d’abord été tenté de trouver là quelque confusion avec les 500,000 francs de la dot que les Anglais devaient restituer et qu’ils gardèrent, en menaçant de conserver la princesse, si on ne leur permettait pas de la dépouiller. Les archives nationales, dans l’original du traité de mariage (5 juin 1406), ne parlent que de 300,000 livres. Mais je vois une lettre du 23 juin 1406, par laquelle Charles VI promet de donner en outre 200,000 livres. Quant à Louis d’Orléans, il assigna pour douaire à sa belle-fille six mille livres de rente sur la châtellenie de Crécy en Brie. Les dispenses nécessaires pour célébrer le mariage entre cousins germains avaient été accordées par Benoît XIII, à Tarascon, le 5 janvier 1405.

Nous ne savons rien de ce mariage, sinon que la pauvre princesse mourut en couches le 13 septembre 1409, laissant une fille, celle même dont la naissance lui coûtait la vie. Quelques biographes s’étonnent que Charles n’ait pas chanté son bonheur, lui qui aimait tant, disent-ils, à entretenir le public de tout ce qui le concernait et qui a tant vanté sa seconde femme, Bonne d’Armagnac Ils en concluent qu’il a été fort malheureux. Mais l’embarras même où ils sont pour deviner qui est cette beauté que le prince a chantée, démontre au contraire que s’il disait volontiers ses impressions, il racontait peu ses aventures, et qu’il faisait de la poésie, non de la chronique scandaleuse. Je montrerai plus tard, du reste, que rien ne prouve qu’il n’ait pas adressé ses vers à Isabelle, et c’est pure fantaisie de supposer que son poème s’inspire de Bonne d’Armagnac, morte deux ans avant le temps où il envoie un messager à cette dame Beauté, le soi-disant symbole de la demoiselle d’Armagnac.

Quoi qu’il en soit du rêve ou du cauchemar qu’a pu être pour lui cette première année de ménage, il en fut réveillé par un terrible coup. Le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans était assassiné par les gens du duc de Bourgogne, « la plus piteuse et douloureuse aventure, dit Monstrelet, qui de longtemps fut arrivée au chrétien royaume de France. »

La nouvelle de ce crime fut apportée à Château-Thierry où il était avec sa femme et sa mère. Cette mort lui donnait, au nom du testament fait par Louis en 1403, le duché d’Orléans, les comtés de Valois, de Blois, de Dunois et de Beaumont, la baronnie de Coucy, la châtellenie de Chauny, Fallouel et Coudren, le duché du Luxembourg, le comté d’Ast, tous les droits qui pouvaient lui venir du chef de sa mère, héritière des ducs de Milan, et un véritable trésor d’objets mobiliers. Mais il lui imposait aussi une situation que nous allons étudier.


II.

À la mort de son père, Charles, jusque-là comte d’Angoulême, devint duc d’Orléans et l’un des quatre chefs de la féodalité française. Je compte, en etfet, avec lui, non-seulement le duc de Bourgogne et le duc de Bretagne, mais aussi le roi d’Angleterre. Il faut bien comprendre la situation de ce dernier pour expliquer et excuser la conduite de Charles d’Orléans en mainte circonstance. Le roi d’Angleterre était dans une position analogue à celle du roi de Sicile, prince français, seigneur de l’Anjou. Il était, non pas seulement un roi étranger, mais un grand baron français par droit légitime de mariage et d’héritage. À ne consulter que les vieux usages féodaux, largement interprétés dans ces temps de troubles, ses pairs pouvaient, sans forfaire à l’honneur contemporain, voir en lui un allié. C’était là le vice de la féodalité déclinante. Elle avait été le progrès, la civilisation, le salut de la France, elle en devenait la ruine. Après avoir été une institution féconde, elle était un parti, et comme l’histoire nous le montre de tous les partis, elle mettait ses pré- jugés et ses intérêts au-dessus des instincts supérieurs de la famille, du patriotisme, de la morale et de la religion. J’insiste sur cela qui doit éclairer, ai-je dit, quelques points de cette biographie. On ne prouverait pas grande équité j’imagine, en faisant peser sur Charles d’Orléans tout le poids des fautes et des idées de son temps.

Je n’ai pas compris les barons du Midi dans ma liste des puissances féodales. Ecrasé depuis la guerre des Albigeois, obligé de lutter, constamment contre les Anglais maîtres de la Guyenne, ce pays cherchait à former des ligues de province pour sa propre défense. Mais il n’avait pas à présenter un seigneur dont la puissance pût se comparer à celle des quatre grands princes que nous venons de signaler. Il se mêla pourtant à la lutte et y prit bientôt, grâce au génie de son représentant, le comte d’Armagnac, une part prépondérante. Dans le début, et avant d’être un des derniers incidents de la grande querelle entre le Nord et le Midi, avant de devenir le suprême événement de la bataille engagée entre la France et l’Angleterre, l’affaire fut surtout un duel féodal, une sorte de combat judiciaire entre Orléans et Bourgogne. Duel, combat, où chacun en appelait au jugement de Dieu et où la royauté devait intervenir comme juge de camp, pouvant, au moment venu, jeter entre les combattants le bâton de commandement qui devait les séparer. Mais débile encore, plus affaiblie en ce début de sa puissance que la féodalité en son déclin, la royauté se laissa traîner à la suite des deux combattants pour mettre au service tantôt de l’un tantôt de l’autre ce peu qu’elle avait alors de prestige et de force.

Il nous faut nous contenter de ce résumé sommaire de la situation historique au milieu de laquelle notre prince s’agita depuis la mort de son père jusqu’à la bataille d’Azincourt.

Était-il bien capable de diriger et de dominer des événements aussi graves que ceux où il se trouvait si brusquement, si douloureusement jeté, événements dont la gravité allait se développer de jour en jour et le mettre lui en une telle lumière que l’histoire de France n’est plus à ce moment que l’histoire de Charles d’Orléans ? C’est la première de toutes les questions sur lesquelles les biographes de notre poëte sont peu d’accord ; et ici, comme en tout le reste de cette étude, je voudrais me délier de l’enthousiasme des uns comme de la rudesse critique des autres.

On ne peut pas demander à cet adolescent de feize ans, quittant brusquement la tutelle d’un père tel que Louis d’Orléans, d’avoir vu tout clairement que lui, son nom, son parti allaient devenir la France, la nationalité française et d’avoir été de prime abord à la hauteur d’une telle situation. Je reconnais volontiers qu’il n’y fut jamais — et pour y être, il n’eût fallu rien moins que voler la couronne et prendre le pouvoir royal. — Ce fut son nom plutôt que sa personne qui commanda son parti, et il fut un drapeau plutôt qu’un chef. Si je puis dire, le vrai chef fut Bernard d’Armagnac et il portait notre duc comme un drapeau. Je sais bien encore que les qualités intellectuelles fines et charmantes que Charles montra plus tard et qui étaient essentielles à sa nature, n’accompagnent généralement pas les dons du grand capitaine et du grand homme d’État. Mais il n’était pas si dénué qu’on le dit de l’ambition qui distingue son père, de l’ardeur et de la diplomatie que montra Valentine. Nous le voyons toujours en tête des siens, à la bataille et mêlé à tous les conseils. Il n’était sans doute pas en âge de les diriger ; toutefois il accepta volontiers les plus énergiques, et il les suivit, revenant sans cesse à la rescousse, reprenant toujours la lutte. On lui reproche d’avoir laissé à son frère Philippe la plus grande part du soin de la guerre, on oublie qu’il était, non-seulement chef de guerre, mais chef de famille et chef de parti et qu’il avait des devoirs politiques, des fonctions diplomatiques à remplir qui pouvaient fort bien le forcer à remettre à son frère une autre partie de son fardeau. On l’accuse encore d’avoir accepté à plusieurs reprises de faire la paix avec l’assassin de son père. Ne faut-il pas tenir compte et des circonstances et de l’autorité royale qui reparaissait, en ces moments !à, avec toute sa puissance et son prestige pour dominer l’adolescent, et aussi de l’impression profonde que pouvaient faire dans ce jeune et sincère esprit les conseils de gens pieux qui parlaient du pardon des injures, les rériexions des gens graves qui montraient le besoin que la pauvre France avait de la paix. Les détails que nous avons sur ses entrevues avec les Bourguignons nous le inontrent résistant de son mieux ; et toujours, et aussitôt qu’il le put, il reprit les soins de sa vengeance et de sa politique.

On le voit trop tel qu’il fut plus tard quand, alourdi physiquement, et moralement affaissé par vingt ans de captivité, il eut pris pour devise Nonchaloir, pour consolation l’Insouciance et pour Dieu la Résignation. On oublie que ce sont les plus ardents, les plus actifs, les plus ambitieux que l’âge amollit le plus quand ils ont lutté longuement contre des liens que nul effort n’a pu briser.

Il me serait facile de montrer combien Charles dépensa d’énergie, si je pouvais entrer dans les détails minutieux de ces sept années de luttes. Mais, ainsi que je le disais plus haut, sa biographie, à cette date, c’est toute l’histoire de France. Elle est connue. Je n’en veux indiquer que les grandes lignes et quelques traits plus particuliers, ou plus ignorés, ou plus personnels à notre poëte.

Louis d’Orléans avait été assassiné le 7 novembre. La première pensée de Valentine est pour la sûreté de ses enfants. Elle les envoie au château de Blois où l’on commence ces travaux de fortifications, ces amas d’artillerie qui vont se continuer pendant les années suivantes, dans les principales forteresses des domaines d’Orléans. Messire Guillaume de Braquemont, messire Guillaume de Trie, et Pierre de Mornay, seigneur de Gaules, chevalier fort connu sous le nom de Galuet, nous sont indiqués par divers documents comme présidant alors la maison militaire des d’Orléans : Galuet surtout, qui était chambellan de Charles d’Orléans, et qui devint gouverneur du château de Blois. Nous avons ses quittances en cette qualité, de juillet 1408 à février 1409. Nous le retrouvons souvent dans le cours de cette biographie. Nous vovons notamment qu’il accompagnait Valentine, partant le 24 novembre 1407, — Monstrelet ne nous indique son arrivée que le 10 décembre, — par le plus terrible hyver du siècle, pour venir à Paris demander vengeance de la mort de son mari. Elle y vint avec son pl’is jeune fils, Jean, et sa belle fille, fille du roi « en estat du plus hault deuil, dit le Geste des nobles, qui devant eust esté veu. » Mais, comme le dit Juvénal des Ursins, « pour lors elle ne fit guères. » Elle avait pourtant en son nom et, « comme ayant la garde et gouvernement de ses enfants, » selon la formule qu’elle employa toujours, prêté serment au roi pour les diverses seigneuries de la maison d’Orléans. Charles, après s’être préparé de son mieux à la guerre facile à prévoir, et avoir notamment gagné l’alliance du duc de Bretagne, vint à Paris pour faire lui-même cet hommage de ses terres au roi. Sa mère l’avait précédé de quelques jours. Cette fois elle était arrivée le 27 août 1408, avec une suite qui était une armée. Le registre du conseil du roi dit que ce fut le lundi 28. « Elle arriva en une litière couverte de noir, à quatre chevaulx couverts de drap noir, à heure de vespres, accompaignez de plusieurs charios noirs pleins de dames et de femmes et de plusieurs ducs et comtes et gens d’armes. » « Environ huit jours après, écrit Monstrelet, Charles — il avoit été nommé comte d’Angoulesme jusqu’à la mort de son père — d’Orléans accompagné de 300 hommes d’armes — environ 1500 hommes — vint à Paris. » « C’étoit le 9e jour de septembre, dit Juvénal, le duc d’Orléans en bien humble estat, vestu de noir, tout droit s’en alla à Saint-Paul vers le roy pour lui demander vengeance de la mort de son père. » Valentine resta à Paris avec sa belle-fille. Si nous en jugeons par certains détails domestiques que nous livrent les litres et papiers de la maison d’Orléans, elle y demeura assez longtemps, plus longtemps même que je ne l’eusse supposé. En effet, Philippot Boulart, épicier, chargé de fournir l’hostel de Behaigne ou de Bohême, d’épiceries de chambre (dragées et sucreries) et qui paraît faire un commerce lucratif puisqu’il vend chaque jour une quinzaine de livres de cette épicerie, nous donne le compte de ce qu’il a livré en 1408 à Madame Valentine de dragées (à 10 sous la livre), de noix confites (à 7 sous la livre), de pignolet, de sucre rosat, etc., pour la fête du roi. Ce devait être le 4 novembre. Valentine mourut le 4 du mois suivant à Blois, « de courroux et de desplaisance de ce qu’elle ne pouvoit avoir justice de son feu bon seigneur et mari. »

Charles était depuis longtemps retourné à Blois. Nous l’y voyons au mois de septembre, s’occupant toujours de fortifier ses bonnes villes et son parti. Nous avons, en effet, plusieurs montres et revues de gensd’armes qui prouvent son activité et sa prévoyance. Entre autres détails nous voyons que treize écuyers qui formaient, si je ne me trompe, une compagnie de quarante hommes lui coûtaient 87 francs par mois.

Dès la mort de sa mère, Charles VI l’émancipe et lui fait don de tous les droits de garde et de prise auxquels le roi avait droit comme tuteur des princes mineurs. Le principal obstacle qui s’opposait à la pacification des seigneurs de la fieur de lis paraissait enlevé avec la mort de l’énergique et vindicative duchesse. Le 2 mars 1409, le roi mande à Chartres plusieurs membres du parlement pour aviser à la paix entre les princes. On peut lire dans les mémoires de Monstreict et dans ceux de Saint-Remi le récit de la scène de réconciliation, qui se passa alors en cette ville de Chartres, scène émouvante et grande, où Charles et ses frères furent loin de montrer cette faiblesse dont on les accuse. Mais que pouvaient faire ces enfants doublement orphelins à qui le roi, l’Église, toute la France, pour ainsi dire, venaient au nom de la religion et du patriotisme imposer le pardon des injures ? Mais si, comme l’indique un chroniqueur, ils consentirent à se laisser embrasser par Jean de Bourgogne, la tendresse ne fut pas longue. Le conseil royal a beau régler la maison militaire de Charles, décider — pour le temps qu’il passera à Paris, autant que je puis comprendre — qu’elle se composera, en dehors des conseillers, chambellans et gentilshommes, de douze chevaliers et douze escuyers servant quatre par quatre pendant deux mois, ayant bouche a cour, foin et avoine pour quatre ou deux chevaux et payés, les chevaliers : 5 sous, les escuyers : 2 sous par jour, il passa aisément par-dessus ces règles. Le cartulaire de Senlis nous le montre dès septembre 1409, cherchant à attirer les bonnes villes dans son - parti. Nous le voyons pendant cette année 1409 à Blois ou au château de Brie-comte-Robert. Au Ier juin 1409 une lettre patente nous le montre à « Monstereau où Fault d’Yonne. »

C’est le 13 septembre de cette année qu’il perdit, avons-nous dit, sa première femme « pour la mort de Inquelle le duc eut au cœur très-grand’douleur, et depuis prit consolation pour l’amour de sa fille, » de cette fille qui coûtait la vie à sa mère. Cette consolation semble être venue assez vite, quoioue le Religieux de Saint Denis parle de ses continua lamenta. Galuet, qui avait été dépêché vers le comte d’Armagnac, revint avec un traité d’alliance politique et matrimonial. Charles se fiançait avec Bonne, fille de ce comte d’Armagnac et de Bonne de Berry. Les fiançailles eurent lieu à Meun-sur-Yèvre. Dans l’intervalle des préparatifs, nous le voyons, en janvier, février, mars 1410, à Blois où il signa, fin mars, les comptes de son secrétaire, maître Pierre Sauvage. Il avait refusé de se joindre à cette « grande compagnée » de princes et seigneurs que le roi avait convoquée à Paris, à la Noël de l’année qui venait de linir.

Il ne paraît pas avoir donné grand temps aux fêtes de son mariage ; peut-être d’ailleurs n’y eut-il que des fiançailles, et le bon chanoine Claude Dormay, dans son histoire de Soissons, incline fort à penser qu’il n’y eut jamais autre chose et que le mariage ne fut pas consommé. Toute cette année 1410 est pour lui pleine d’activité diplomatique. On se prépare énergiquement à la guerre. Le 15 avril, il est à Gien où se fonde définitivement la ligue Orléanaise, entre les princes d’Orléans, les ducs de Berri, de Bourbon, de Bretagne, les comtes d’Alençon , d’Armagnac, etc. Ce comte d’Armagnac était le général, l’homme politique qui avait manqué jusqu’ici ; lui trouvé, le parti d’Orléans était désormais fondé, jusqu’à ce qu’absorbé par l’énergie du chef réel, il devint le parti d’Armagnac, le parti Dauphinois, le parti de Jeanne d’Arc, national et français. Charles était venu à Gien avec son chambellan et maréchal, Galuet, et vingt-neuf gentilshommes dont les noms nous ont été conserés et dont les gages étaient de 15 livres par mois. Il y vint aussi avec une bourse bien garnie, et nous le voyons notamment prêter au duc de Bourbon une somme de 200 livres, à propos de laquelle, en janvier suivant, il se fâcha contre son trésorier qui voulait la réclamer. Après cette assemblée, il resta dans le pays à armer ses gens. En juillet, il est à Amboise. Mais tout est prêt, les princes se réunissent encore à Chartres, au commencement de septembre. « Et après, les dits Orléanois vinrent, atout leur puissance, de Chartres jusqu’à Monthléry, et es villes aux environs de Paris se logèrent. » Dans le courant de septembre, Charles est à Étampes. Il vient se loger à l’hôtel de l’évêque de Paris, à Gentilly, et ses gens arrivèrent jusqu’au faubourg Saint-Marcel et à la porte Bordelles. Après de nouvelles assemblées à Gien, en août et septembre, il passa le mois d’octobre à Bicêtre, auprès de son oncle le duc de Berry, et il distribua, aux officiers, aux ménestrels de son dit oncle la somme de 118 livres. Puisque nous sommes sur ces détails intimes de la vie de notre poëte — nous devrions dire de la vie de son siècle — constatons que la livrée de la bûche, c’est-à-dire le bois de chauffage destiné aux principaux serviteurs, coûtait en cette année 1410, à ce premier prince du sang royal, 2 livres 8 sous. Le quarteron de bûches en comptait 1,040, il coûtait 8 francs, ou 64 sous — le franc valant à ce moment-là 8 sous, et le chancelier d’Orléans, qui était le premier des serviteurs, avait 6 quarterons ou 48 francs de bois pour sa provision annuelle.

J’ai déjà parlé à plusieurs reprises et j’aurai maintefois encore à parler des objets et de leur valeur pécuniaire — ne fût-ce que de celle qu’on donna à notre prince quand on le mit à rançon. — Je désirerais, à chaque fois, donner l’équivalent en monnaie contemporaine. Cela est fort difficile, sinon impossible, à cause de la valeur relative qui changeait évidemment selon l’espèce des objets. On dit généralement qu’il faut multiplier par 40 les chiffres monétaires donnés au xve siècle pour avoir une idée de ce qu’ils vaudraient aujourd’hui. Cela me paraît excessif, ou plutôt je voudrais distinguer. Ainsi, pour juger la position de fortune de ces chevaliers auxquels on donnait 5 sous par jour, et qui étaient de notables personnages, je crois que ce n’est pas exagéré, tant s’en faut, que de dire qu’ils sont dans une situation analogue aux employés du gouvernement actuel dont les émoluments sont de 10 francs par jour ou 3,600 francs par an. — Ces chevaliers étaient évidemment beaucoup plus élevés en grade que nos capitaines d’infanterie. Mais quand je vois que la livre de dragées, par exemple, coûtait 10 sous, je ne puis croire qu’elle valût 20 francs de notre monnaie. Je ne veux pas trop allonger cette parenthèse, si importante qu’elle soit même dans cette biographie. C’est donc par à peu près et pour la satisfaction vague de son imagination que le lecteur peut multiplier par 40 tous les chiffres monétaires que je lui donnerai. Pour la valeur intrinsèque de l’argent on a des résultats plus positifs et je prends les résumés donnés par M. de Wailly. La livre tournois a valu, sous Charles VI, entre 13 francs 28 centimes et 4 francs 77 ; sous Charles VII, entre 12,05 et 6,14 ; sous Louis XI, entre 8,20 et 6,99. La comparaison entre les chiffres de ces trois règnes prouve que sous chaque règne la moyenne se rapproche beaucoup plus souvent du plus haut chiffre que du moindre. Les écus d’or et les saluts d’or, qui n’en différaient pas sensiblement, valaient à peu près un quart en plus de la livre, et il y avait une différence d’un sixième entre la livre parisis et la livre tournois. Il faut que mes lecteurs se contentent de ces données, si générales qu’elles soient.

Nous retrouvons notre duc à Étampes en novembre. Il est de retour à Blois en décembre 1410 ; en janvier 1411, il y reçoit, sans que j’en comprenne bien la cause, des habitants de Saint-Aignan, en Berry, un aide de 80 livres. Il y donne un reçu à Guillaume Sizain, auditeur de ses comptes, du prix de divers bijoux qu’il lui avait remis pour vendre le 12 septembre précédent. Puis, tandis que son maréchal Galuet passe des revues ou montres de gens d’armes — il nous en reste des procès-verbaux scellés de son sceau, un au moins, en juillet 1411 — le duc veille au payement de ses hommes de guerre. Les gages des chevaliers, escuyers, archers, arbalétriers de son hôtel, au mois de novembre 1410, montaient à 1,490 livres 10 sous tournois. En février, les gages des archers, arbalétriers et portiers du château de Blois seulement, vont à 252 livres, les archers et les arbalétriers étant payés environ 8 francs par mois et le portier 80 francs par an. Charles continue de se montrer généreux envers le duc de Bourbon auquel il donna en ce mois de février 100 escus d’or. Grosse somme, si l’on pense qu’il octroyait à son frère Philippe 10 livres tournois par mois pour ses menus plaisirs, en cette même année 1411. Pour lui-même et pour son argent de poche, si je puis dire, il se donnait, en 1414, au temps de sa splendeur, 100 livres par mois.

En mars 1411, il continuait de chercher à rassembler de l’argent. Il met un droit d’octroi sur les grains et vins amenés dans ses bonnes villes et c’est toujours pour « poursuivre la réparation de la très-cruelle et très-inhumaine mort de feu nostre très redoubté seigneur et père » et pour « reparer l’onneur de monseigneur le roy qui, en ce, a esté tant blecié, etc. » L’argent et les soldats étant prêts, il songeait à l’opinion publique, et dès le commencement de cette année il écrit aux bonnes villes, à l’Université, au roi, car tout prouvait que l’accord fait pendant ce séjour à Bicétre, dont nous avons parlé, serait vain. Ces lettres sont énergiques et claires. La dernière, qui fut écrite au roi, de Jargeau, 14 juillet, est fort belle. On l’a attribuée, sans grande raison, à Jean Gerson. Charles d’Orléans ne devait pas sans doute être étranger à ces combats de plume. Le 18 juillet partaient les lettres de défi des fils d’Orléans à Jean de Bourgogne. La guerre est commencée. C’est le roi, on le sait, qui accepta le gant. Il proclama la forfaiture des Orléanais, conrisqua le comté de Soissons, réunit au bailliage de Senlis les comtés de Valois, Beaumont, etc. Pendant ce temps, ou plutôt avant ce temps, le duc d’Orléans était venu assiéger Paris. De sa personne, il logeait tantôt à Saint-Ouen, tantôt à Saint-Denis. C’est à cette époque que se place ce fait raconté par la Chronique bourguignonne de la bibliothèque de Lille. Les Armagnacs en arrivant à Saint Denis, dit-elle, forcèrent les coffres où se trouvaient les joyaux de la reine et, parmi eux, une couronne, « laquelle le comte d’Armagnac l’assist sur la teste du duc d’Orléans et lui dit : « Monseigneur, pour sauver mon serment, je vous fais roi de France, quoique vous n’en possédiez pas la terre. Mais cette possession, je vous la donnerai avant de retourner en ma seigneurie, et je vous ferai couronner à Reims. « Le bruit courait, en effet, et le Religieux de Saint-Denis le confirme, que l’on voulait le faire roi de France, et un chevalier picard, Vivet d’Espineuse, l’avait affirmé en ajoutant que ses adhérents voulaient se partager la France. Ce projet a bien pu traverser l’esprit ambitieux de Bernard d’Armagnac. Mais la haine du Parisien contre les Armagnacs était bien niaisement crédule, la Chronique lilloise est bien lourdement, partialement et grossièrement Hamande, et Vivet d’Espineuse fut fort aidé par la torture dans ses révélations. Le 9 octobre, vingt-huit des plus nobles chevaliers de l’armée orléanaise démentaient ces bruits avec indignation.

Dans ce canevas que nous donnons de la vie de notre poëte, nous n’admettons que les détails absolument personnels et qui ont échappé jusqu’ici aux historiens, nous n’avons pas à nous occuper de la retraite des Orléanais, mais un peu plus de leur alliance avec le roi d’Angleterre, alliance que se disputaient le duc de Bourgogne comme le duc de Bretagne, que l’état de la France et de la féodalité, et la situation particulière des enfants de Louis d’Orléans peuvent expliquer, mais qui reste une des grandes fautes politiques et morales de la vie de Charles.

Elle commença pourtant par lui procurer un traité de paix assez favorable. Dès le 12 mars, Les bases en sont arrêtées et prcfque tout le reste de l’année se passe en négociations. Mais il fallait payer les Anglais qui avaient vendu cher leurs services et qui pillaient de leur mieux en attendant qu’on leur payât leur solde. Charles leur donna le plus d’argent qu’il put trouver et remit, le 14 novembre 1412, son frère Jean d’Angoulême et quelques gentilshommes en otages pour la somme de 209,000 francs Dès le 5 avril de l’année suivante, Charles VI donnait à ses baillis l’ordre de l’aider à faire rentrer les impôts mis sur les domaines d’Orléans pour le payement de cette rançon. Mais il se trouva dès lors et toujours arrêté par les plaintes des habitants, qui au moment où il songeait à leur demander quelque aide le prévenaient toujours en lui demandant une remise des anciens impôts

Le 12 août, à Auxerre, la paix avait été solennellement proclamée entre les enfants du duc d Orléans et le duc de Bourgogne. Le même jour, on leur restitua leur- biens. Le 23, Charles renonce à l’alliance d’Angleterre Le 8 septembre, à Melun, il fait un traité particulier d’alliance avec Jean de Bourgogne. Le 20, il assiste avec lui au conseil du roi. Il termine plus dignement cette année douloureuse en faisant tenir les Grands-Jours à Blois. La paix solennelle eut le sort de tous les traités qui devaient jamais intervenir entre Orléans et Bourgogne. La guerre recommença plus âpre. En mars 1413, Charles est à Angers où il s’allie avec le roi de Sicile ; après avoir toutefois, dès le 20 février, muni sa bonne cave de Blois de dix queues de vin. Le 25 mai, on le déclare encore déchu de tous ses honneurs et dignités. Le 2 septembre, séance du Parlement pour établir de nouveau ; la paix solennelle entre les princes. Cette fois, l’astre des d’Orléans l’emporte dicidiment. Du 5 au 15 septembre on lui rend tous ses biens. Il entre à Paris le 30 septembre. Le 18 du même mois, il avait reçu de l’empereur Sigisinond — son allié, depuis le 12 septembre, contre le duc de Bourgogne — l’investiture du comté d’Asti. L’Université de Paris, sa vieille ennemie, veut bien simuler quelque tendresse pour lui. On condamne l’apologie faite par Jean Petit du meurtre de Louis d’Orléans ; on transporte sur la tête des Bourguignons l’excommunication dont on avait frappé les Armagnacs. Le 18 décembre, il assiste aux fiançailles de Charles — plus tard Charles VII — avec Marie d’Anjou. Pendant toute l’année 1414 il est au faîte de sa gloire. Dès le mois de janvier il fait un traité avec la reine ; en février il se trouve à Paris. Le pauvre roi, qui l’année précédente le redoutait comme un monstre, ne peut plus se passer de lui. Charles a hérité de son père, de sa mère surtout, cette grâce aisée, ouverte, pénétrante, cette grâce de famille si charmante que les contemporains, nous l’avons vu, l’attribuaient à la magie. Charles l’avait exercée sur le duc de Guyenne après le traité d’Auxerre, maintenant le roi en était séduit au point, nous dit Lottin, d’après les registres de la ville d’Orléans, que Charles VI le faisait coucher dans sa chambre. Il le voulait toujours avoir présent à ses conseils. Nous le voyons au conseil tenu au Louvre. La guerre est déclarée par Charles VI au duc de Bourgogne. Le 6 juin, le roi donne à Charles 2,000 livres par mois pour l’entretien des cent hommes d’armes qu’il doit mener contre le duc de Bourgogne. Il accompagna Charles VI pendant toute la campagne. L’armée va battre Compiègne tandis que le roi et les princes vont l’y rejoindre par Senlis et Verberie. Compiègne prise, le 8 mai, on vint mettre le siège devant Soissons. Notre duc loge à l’abbaye de Saint-Quentin. De là, l’on va à Laon où l’on est joyeusement reçu. Le 10 juin l’on part pour s’en aller en Thiérache, à Ribémont, à Saint-Quentin où la comtesse de Hainaut, sœur du duc de Bourgogne, vient inutilement faire des ouvertures pacitiques. Le roi et les princes gagnent Guise en Thiérache, reviennent à Saint-Quentin, puis à Péronne où l’on passe en fêtes et en vaines tentatives d’accommodement la fin de juin et le commencement de juillet. Le 8 de ce mois, il est en affaire avec l’Angleterre, il donne neuf livres pour procurer un sauf-conduit à un Anglais. Le 9, le roi et les princes vont en pèlerinage à Notre-Dame de Cuerlu et viennent mettre le siège devant Bapaume. La ville prise, le 19, l’armée qui comptait, selon Monstrelet, 200,000 personnes, se resente devant Arras. Le 8 septembre l’on fit la paix. Le duc d’Orléans résista longtemps à la signer. Dans les détails qui nous sont donnés, rien n’indique le manque d’énergie que l’on aime à lui reprocher. La paix solennellement proclamée et jurée, le 6 mars, Charles VI et les princes regagnèrent, par Bapaume, Péronne, Noyon, Compiègne, Senlis, où l’on demeura le mois de septembre.

Dès le début de l’année 1415, la veille des Rois, nous voyons Charles au service que le roi fait célébrer à Notre-Dame de Paris, pour le repos de l’âme de Louis d’Orléans. Il avait naguère quitté les habits de deuil à la demande du duc de Guyenne. Le 10 février, il prit part à des fêtes plus brillantes encore que celles où, vêtu d’une huque violette à boutons d’argent, il avait assisté en 1413. Cette fois il jouta contre le duc de Bavière. Il retourna ensuite a Orléans pour y faire tenir les Grands-Jours, comme il le fit, du reste, encore en 1438 et 1460. Nous trouvons à cette date (1413) dans les comptes de sa maison bien des renseignements, celui-ci entre autres, que 43 livres parisis valaient 53 livres 15 sous tournois, et cet autre, moins important, que sa maison dépensait en deux mois pour 20 livres 9 sous 4 deniers de souliezs et houseaulx. Arrive, avec le mois d’octobre la bataille d’Azincourt. Charles y amenait un contingent de cinq cents hommes d’armes ou bassinets, sous le commandement de Galuet, car il était avec le duc de Bourbon, commandant en chef de l’armée. Le 20 octobre, il envoie trois hérauts au roi d’Angleterre pour l’avertir qu’il livrera bataille au jour que celui-ci voudra choisir. Dans la nuit du 24 octobre il détacha deux cents hommes d’armes pour observer la position de l’ennemi, le 25 octobre, au début de la bataille, il est à l’avantgarde. Quelques auteurs disent qu’on l’a trouvé blessé, sous un monceau de morts : d’autres, qu’il échappa avec peine-à la tuerie des prisonniers désarmés que le roi anglais ordonna à la fin de la bataille. On peut lire dans Saint-Remy et Juvénal des Ursins le récit de la conversation qu’il eut avec Henri d’Angleterre. Les documents anglais et notamment Harris Niçois, historien de la bataille d’Azincourt, assurent que le roi lui parla avec la plus grande commisération et courtoisie. J’y vois surtout cette hypocrisie puritaine dont Cromwell n’eut pas seul le secret parmi les grands politiques d’Angleterre. Les mêmes documents nomment sir Richard Wallas, le chevalier qui le fit prisonnier.

Il reste prisonnier à Calais jusqu’au 16 novembre, et accompagne le roi vainqueur en Angleterre. J’ignore si c’est à Eltham, à Westminster, à la Tour ou à Windsor qu’il fut mené tout d’abord. J’incline pour ce dernier endroit. Il était sûrement à Londres à la fin de novembre. Après quoi on ne tarda pas à l’envoyer au château de Bolingbroke, où il est en mai 1423, puis à l’extrémité septentrionale de l’Angleterre, au château de Domfret. En 1430, il était à la Tour de Londres. Vallet de Viriville nomme le château de Ampthill, parmi ceux où il fut conduit. Je le vois à Vingfield en 1433, il est sous la garde du duc de Suffolk, en 1436 sous celle de sir Reginald Cobham, puis à la Tour jusqu’en juillet 1440. Nous trouvons aussi parmi ses geôliers Jean de Cornouailles.

Mais nos renseignements sur les incidents de sa vie pendant les vingt-cinq ans de sa captivité ne se bornent pas absolument à ces vagues données


III.

La première infortune de Charles d’Orléans, en lui enlevant son père dans des circonstances aussi tragiques, lui avait fourni la chance de devenir, par la guerre et la diplomatie, l’un des plus grands hommes du siècle, et le maître de la France et l’arbitre de la royauté comme de la féodalité. Le second et le plus çrand de ses malheurs lui offrit une nouvelle chance que, cette fois, il ne manqua pas. Il devint réellement l’un des écrivains de la France, l’un des grands poëtes du Moyen Âge. Aussi l’historien bénit-il ces vingt-cinq années de captivité, là où le biographe compatissant pour son héros trouve les preuves de tant d’angoisses. L’imagination nous aide facilement à deviner les souffrances que le pauvre et doux prince indique avec son vague et triste sourire. Dans ces liens sans cesse renaissants, si l’on peut dire, dans ces murs qui semblaient, comme le laurier enveloppant Daphné, monter lentement, serrement, continûment autour du prisonnier, il chercha, quand toute espérance de salut lui fut enlevée, sa consolation dans la poésie. Adieu les rêves de l’ambition, adieu les brillants voyages, les belles chasses, les aventures de guerre ; adieu les fêtes galantes, le luxe, le bien-être même ; adieu l’amie et l’ami. Mais la poésie a rendre tout cela, elle va changer cette grande tempête de la douleur en la douce et chaude petite pluie de la mélancolie. Je sais bien qu’on ne peut ici parler de noir cachot, de cette porte des antiques prisons qui s’entr’ouvrait pour laisser entrevoir le beau ciel pendant un instant et rendre plus horribles encore les murailles de la prison. Moralement pourtant c’était cela, et ces efforts toujours vains, ces espérances de liberté toujours trompées, rendaient bien l’effet de découragement et d’affaissement de cette porte de cachot qui s’ouvre un instant et se referme encore, et encore, et toujours. Bien des traits nous prouvent d’ailleurs qu’il s’agissait pour lui d’une véritable prison. Il avait une trop grande valeur, et politique et financière, pour que le gouvernement anglais, qui avait déjà les qualités pratiques qu’il a continué de perfectionner, ne sacrifiât pas tout au soin de le garder savement comme le dit un de ses geôliers. Les lettres du Conseil d’Angleterre à ses gardiens, recommandaient une garde sévère. Nous voyons qu’on ne lui permettait de causer avec nul étranger sans témoins. Et quand je l’aperçois dans ces gravures d’un manuscrit anglais qui nous le montrent assis dans son roide banc, devant sa tabe écrivant et rêvant au milieu de gardes et de soldats, je remercie la bonne muse de pouvoir lui faire oublier cette muraille vivante de corps brutaux et de cœurs ennemis qui ne le quittaient plus. Je le remercie, lui, d’avoir demandé aux lettres la compensation de tant de biens perdus. Je comprends comment ce jeune chef de guerre, ce chevalier actif, ce tendre et hardi servant du dieu d’amours est devenu cet alourdi vieillard, je devine comment la religion du dieu Nonchaloir s’est imposée à lui, et je prépare dans mon esprit, dans l’esprit de mes lecteurs, j’espère, les excuses dont il aura bientôt besoin. Mais nous en sommes encore au règne de Cupido et Vénus la déesse.

La poésie domine donc, à nos yeux, cette période de vingt-cinq années qui s’écoula entre la bataille d’Azincourt et la délivrance. « Ici finit, nous disent certains manuscrits, le livre que monseigneur d’Orléans écrivit dans sa prison. » C’est ce que j’ai traduit par Poëme de la Prison. Je n’ignore pas que cette note des manuscrits n’est pas un document irréfutable ; mais il en faut tenir grand compte. Bien des pièces, d’ailleurs, qui composent ce poème, portent avec elles la preuve absolue qu’elles ont été composées entre 1415 et 1440 ; pour d’autres, il n’y a qu’une preuve morale. Mais ont-elles été toutes écrites à cette époque ? je suis porté à ne pas le supposer. Je pense que ce poème allégorique est un cadre qui aura servi à enfermer, à conserver, à coordonner les pièces composées jadis, à côté d’autres écrites pendant la prison, soit pour une nouvelle amie, soit pour compléter l’œuvre d’art. Le poëme allégorique est généralement une œuvre de pure imagination. Celui-ci — et c’est ce qui lui donne un caractère à part — renferme nombre de ballades qui sont réellement un récit, un envoi, une offrande. On comprend qu’elles se rapportent à tel fait vraiment arrivé, à telle impression ressentie à un moment précis, et à la suite d’un incident réel. Que plusieurs de ces pièces aientété faites avant l’an 1415, j’en suis très-convaincu. On y trouve l’élan, l’ardeur primesautière, le vif écho du sentiment, le jet de l’inspiration, le cri naïf de la plainte ou du désir qui veulent obtenir les dons d’amour bien plutôt que plaire à la muse ou à l’amante ; et c’est la marque, non-seulement de la réalité mais aussi de la jeunesse. Le fils qui pleurait son père assassiné, et sa mère morte de douleur, le vengeur qui poursuivait sa mission de haine, le capitaine courant sans cesse aux aventures sanglantes, le chef féodal, empêché de diplomatie, n’avait sans doute pas grand loisir pour songer aux rimes et aux gracieuses tendresses. Toutefois, dans ce cerveau si bien disposé pour la poésie, dans ce cœur facilement tenté par l’amour, dame Vénus et le seigneur Apollo ne durent pas attendre l’âge mûr pour parler. Il nous dit lui-même que dame Jeunesse, quand elle le prit des mains d’Enfance, le mena au palais de Cupido, et l’éternel amour, l’adolescence insouciante pouvaient bien trouver un coin de terre vert et tieuri dans cette France ravagée du xve siècle. Pourtant j’ai dû me dérier de l’imagination du critique. Je n’ai pas osé séparer nettement des autres les morceaux que notre poëte avait dû composer avant son âge de vingt-quatre ans.

J’ai cru pouvoir chercher plus utilement à qui ces rimes amoureuses, et toutes celles qu’il y a jointes dans son poëme, avaient pu être adressées. Quelle est cette Beauté qui l’entraîne, qui le retient dans les liens du dieu Amour. Les précédents biographes y voient tantôt une femme réelle dont Beauté eût été le surnom, tantôt Bonne d’Armagnac, sa seconde femme, tantôt la France. Le texte et le détail des vers, les habitudes du poëme allégorique, le genre d’esprit de l’auteur ne se prêtaient aisément à aucune de ces hypothèses. Il ne faut pas oublier que c’est un poème que Charles a voulu composer, c’est-à-dire une œuvre patiemment élaborée, c’est un poème allégorique, c’est-à-dire — cela paraît clair — une allégorie. Il veut raconter comment il fut amoureux depuis sa jeunesse jusqu’à ce moment de son âge mûr où il est obligé, par l’approche de Vieillesse, de se despartir du dieu Cupido. Ce n’est donc pas un amour qu’il a chanté, mais toute sa vie amoureuse ; et Beauté ce n’est pas telle femme, c’est la femme, la femme belle, la femme qu’on aime, c’est le symbole, l’allégorie — il faut y insister — de tous ces cœurs féminins qui se sont donnés à lui. Seulement, ainsi que je le disais plus haut, il a, avec un sens parfait de la vraie poésie, inséré dans ce cadre, incrusté dans cette charpente les pièces qu’il avait offertes à telle ou telle personne, en choisissant ces morceaux selon qu’ils convenaient aux unes ou aux autres des parties logiques de son œuvre. Il a ainsi communiqué à son labeur artistique une vie plus intense, en précisant des états de sentiment, des faits de passion, des événements de la vie journalière ou historique mêlés à ses mémoires galants. Rien ne prouve que telle ballade, telle chanson, extraite de ce journal d’amour, n’ait pas été adressée à sa première femme Isabelle, à sa seconde femme Bonne ; mais que telle autre ait été écrite pour Marie de Berry, par exemple, ou pour quelqu’une desdamoiselles de l’hôtel de la reine, je n’y voudrais contredire.

Ce ne fut pas dès 1415, ni vraisemblablement dans les premières années, que sa captivité put avoir une ardeur poitique suffisante pour fournir et l’idée et les éléments de l’œuvre et cette quantité de chansons, de rondeaux. La blessure, les vives angoisses, les inquiétudes patriotiques et ambitieuses, la brusquerie du changement, l’irritation plus vive contre la nouveauté de l’esclavage et l’espoir de la liberté plus fiévreuse, ne semblent pas permettre la réflexion nécessaire à l’art. Mais à part ces premiers mois, ou ces premiers ans, la Muse, la Muse amoureuse, consolante et rêveuse devint sa compagne d’exil. Il ne faut pas l’oublier. Si le manuscrit du Roi — que j’indiquais plus haut — nous montre le prisonnier ici, à la fenêtre de sa prison, regardant venir le messager porteur des nouvelles d’espérance, là, dans son estude ou son retrait, éternellement escorté de sa troupe de gardiens ennemis, l’imagination doit nous faire voir, à côté de tous les événements que sa biographie va nous fournir, une garde aussi fidèle et plus douce, qui est la Poésie, et un messager plus consolant encore. Il venait auprès de lui par les fenêtres de sa geôle, et c’était le regard que lui envoyait le ciel clair et l’horizon verdissant. Ce fut là, nous le répétons, le bénétice de sa prison. S’il eût continué la vie commencée, il fût devenu peut-être un capitaine comme Dunois, un diplomate rusé comme La Trémoille, mais au milieu des rigueurs et des distractions d’une telle existence, au milieu des amours faciles, au milieu des grandes et cruelles chevauchées, le poëte sensible, souriant et touchant, qu’eût-il pu devenir ? Il lui a fallu cette solitude, les tristesses de l’espérance toujours trompée et cette nécessité de rentrer en soi-même, il lui a fallu aussi la difficulté, désormais grande, de jouir de l’espace, de l’air et des champs pour enfoncer dans son âme, comme dans son cerveau, l’image, le souvenir, la douceur des belles amours et des libres perspectives. Aussi gagna-t-il la triple qualité de son génie : le sentiment intense de la nature, le mouvement profond et sincère de la sensibilité cordiale, et la légèreté souriante du philosophe résigné.

Je suis forcé de prier les lecteurs de rechercher dans l’ensemble des poésies ci-après publiées la trace des consolations que la Muse put lui fournir Ils y trouveront aussi l’indication de quelques incidents intimes ou politiques, des échanges d’amitié ou de tendresse, qui aidèrent le travail du rêve et de l’intelligence à faire triompher la résignation dans l’âme du prisonnier. Mais c’est à leur imagination surtout que je fais appel pour deviner les distractions que la vie journalière lui apportait par l’intermédiaire soit de ses compagnons de captivité, soit de la famille de ses geôliers, soit des visiteurs anglais. Nous voyons qu’il se mit de grand cœur à apprendre la langue anglaise. On a peut-être exagéré la connaissance qu’il en eut, et les critiques anglais croient pouvoir assurer que parmi les nombreuses pièces, ou traduites, ou originales qu’on lui attribue, trois seules, et des plus lourdes, sont de lui.

En dehors de ces distractions que la poésie, le travail et les hasards de la captivité lui apportaient, les espérances de liberté, les visites très-surveillées de ses serviteurs français, les lettres qu’on lui permettait d’écrire, le mouvement de cette illustre colonie française que la captivité avait formée en Angleterre, les nouvelles châtrées, révisées et arrangées qu’on lui laissait parvenir, et plus tard l’activité diplomatique où le gouvernement anglais aux abois le poussa, constituaient la vie du prisonnier.

De ces espérances de liberté toujours vaines, l’empereur Sigismond lui apporta la première en 1416. Elles durent recevoir un grand coup quand, après la mort de Henri V, en 1422, il avait appris que ce grand et habile roi, à son lit de mort, avait par-dessus tout recommandé qu’on ne délivrât pas son beau cousin d’Orléans. Ce passage du testament politique d’un homme d’État de cette trempe mériterait d’être approfondi et analyse. Nous indiquons seulement la principale raison de cette recommandation. Il s’agissait surtout d’enlever à une partie de la féodalité française son chef, à cette partie de l’armée française qui était justement l’armée du Dauphin, son général. Quelque soin que Guillaume Cousinot ; le représentant diplomatique et administratif de Charles, quelque zèle que ses représentants militaires, Galuet, puis le comte de Vertus, puis Dunois, aient pu mettre dans le gouvernement de ses seigneuries, l’apanage d’Orléans n’en était pas moins féodalemerit dans l’apparence et la situation d’un orphelin. Monstrelet, qui paraît connaître à fond l’esprit pratique des Anglais, ajoute que le duc eût été délivré bien plus tôt s’il n’avait pas fait venir chaque année, en Angleterre, beaucoup d’argent dont le roi, les conseillers, les geôliers, leurs gens et leurs fournisseurs s’enrichissaient.

Plus tard, l’espérance put renaître, non pas seulement quand il vit qu’on délivrait (en 1427, pour 200,000 saluts d’or) le duc d’Alençon, grand chef féodal, lui aussi, qui avait été pris à Verneuil, mais Gaucourt (1428, pour 12,000 livres), puis le comte d’Eu, qui avaient été désignés, comme lui, parmi les prisonniers à garder jusqu’à la majorité d’Henri VI. Puis il pouvait deviner que dans chaque bataille ses amis songeaient à lui et cherchaient à faire des prisonniers qui pussent s’échanger contre lui, et ce fut, après la bataille de Beaugé, notamment, une des préoccupations du fidèle Cousinot et des ministres de Charles VII.

Mais s’il perdait momentanément l’espérance pour lui-même, il la conservait toujours pour son frère Jean d’Angoulême. Rymer et nos Archives nationales renferment plusieurs pilces se rapportant à ces efforts (K 64, etc., etc.). Nous avons aussi l’état des sommes qu’il lui donna de 1413 à 1436. Elles pourraient servir de point de comparaison — toute différence gardée entre l’aîné et le cadet — pour nous aider à deviner le chiffre des propres dépenses de Charles. Disons seulement qu’en 1415, par exemple, l’année même de la captivité du donataire, Jean reçut de son frère : en février, 200 livres, en avril, d’abord, 4,820 livres, puis 2,125 ; en juin, 980 livres et en un autre payement, 3,562 ; en septembre, 2,000. Il subvenait à ces dépenses, aux siennes, aux avances qu’il faisait aux autres prisonniers, grâce aux soins de son conseil institué à Blois. Il avait songé dès le 29 novembre 1415 à faire des économies, et il avait cassé aux gages ses serviteurs et officiers. Non pas tous, sans doute, car nous en voyons venir un grand nombre en Angleterre. Rymer a conservé beaucoup d’actes — j’en compte vingt jusqu’en 1433 — qui, dès le 27 novembre 1415, parlent du prisonnier, des serviteurs qui le vinrent visiter, des eU’orts qu’il fit pour se libérer et de maint détail personnel, qui permettent à l’historien de reconstituer son existence d’alors et celle de ses compagnons d’exil. Citons quelques brefs traits. C’est le Ier juin 1417 qu’on le transporte de Windsor au château de Pountfreet, sous la garde de Robert Watterton qui doit le remettre au vicomte de Bedtort. Nous devinons que par ce redoublement de rigueur on veut punir le prince qui vient de refuser fort dédaigneusement de reconnaître le roi d’Angleterre pour suzerain, ce qui était, dès lors, la condition de sa délivrance. C’est à cette date qu’il faut rapporter le bruit qui indignait le Religieux de Saint-Denis et qui montrait le prince d’Orléans relégué à l’extrémité de l’Angleterre et humilié par une lâche et sournoise recherclie d’insolence : il était obligé de se contenter d’un seul serviteur français, quand les nombreux Anglais qu’il était forcé de rencontrer l’écrasaient de leur luxe. En 1419 on recommande un redoublement de surveillance, la fuite du duc, dans les circonstances actuelles, serait du plus grand préjudice. En 1423, la garde est confiée à Thomas Combworth, qui reçoit, pour l’entretien du prisonnier, 20 sous par jour. En 1432, c’est Jean Cornewaille, seigneur de Fanhope, qui est son gardien. Un an après, ce seigneur se fait donner par le prince une reconnaissance de 2,000 écus. Puis vient, de 1433 à 1440, la série des actes concernant les longs préliminaires de la délivrance. N’oublions pas pourtant que le duc de Suffolk avait offert lin rabais sur le prix de l’entretien du prisonnier et qu’on l’en avait chargé pour 14 sous 4 deniers par jour.

Nous ne relevons pas les noms de tous les visiteurs qui lui venaient de France. Que lui apprenaient-ils, et qu’avaient-ils le droit de lui apprendre et quelle étrange histoire de France ils devaient s’engager à lui narrer ? Les événements de famille, la capture de son frère, le bâtard d’Orléans (1418), la mort de son frère, le comte de Vertus (1420), le mariage de Marguerite sa sœur, avec Richard de Bretagne — mariage dont il ne fut pas content, dit Cousinot — les fiançailles et le mariage de sa fille Jeanne avec le duc d’Alençon (1421-1424) et autres incidents de cette sorte purent sans doute lui être connus assez promptement. On peut supposer aussi qu’il prenait intérêt aux voyages que faisaient ses belles tapisseries et courtines empruntées pour les noces et relevailles des princesses royales de France. Quand nous le voyons, d’un zèle qui touche notre cœur d’érudit, lutter avec son frère d’Angoulême à qui recueillera les livres de la bibliothèque du roi Charles V, pillés par Bedfort et vendus par lui aux marchands de Londres, nous devons croire aussi qu’il se préoccupait de cette bibliothèque, de ce riche mobilier rassemblés au château de Blois par son père. Ce fut, sans doute, par ses ordres spéciaux qu’en 1427, on dressa le catalogue — que nous avons encore — de cette bibliothèque, et qu’on la transporta liors du voisinage des Anglais, de Blois à Saumur.

Mais comment lui furent racontés cette vaillante épopée du siége d’Orléans, et cette miraculeuse Iliade de Jeanne d’Arc ?

Pourtant parmi les traits touchants de ce cœur héroïque de Jeanne, qui représente, au milieu d’une lumière surnaturelle, la plus noble, la plus clairvoyante partie du cœur de la France, je trouve sa tendresse naïve pour le pauvre duc d’Orléans. Au fond c’était son parti qui défendait la nationalité française, et Jeanne avait pitié de sa ville comme de la patrie, et elle s’était attachée à lui comme au gentil Dauphin. C’est à lui qu’elle songeait en faisant des prisonniers, lui qu’elle voulait aller bravement délivrer après avoir délivré la France. Elle le délivra réellement. Non-seulement elle écrasa la puissance anglaise, mais il ne paraît pas douteux que ses prédictions excitèrent le zèle de celle qui fut surtout sa libératrice, je veux dire la duchesse de Bourgogne.

Le siége d’Orléans lui porta de toute façon bonheur. En 1427, il avait fait, avec le gouvernement anglais, un traité qui donnait à ses terres protection et exemption de guerre. Les Anglais l’oublièrent quand leur intérêt leur montra les inconvénients de cette promesse. Nous pouvons nous rendre difficilement compte de l’horreur que souleva ce procédé, non parce qu’il violait ertrontément un traité — chose vulgaire — mais parce qu’il affrontait audacieusement i’opinion. publique. La chevalerie avait tendu à protéger à titre drphelin la terre prisée de son seigneur vaillamment tombé dans la bataille. Aussi ce fut un cri général quand on apprit le siège d’Orléans, cri dont l’écho nous est précieusement conservé, dans toutes les Chroniques. On peut même conclure des paroles du pape Pie II que ce fut un des traits qui dévoilèrent le mieux, aux yeux de la chrétienté, le caractère insolemment et vilainement brutal de la politique anglaise. Le principe des nationalités n’était pas encore entré dans la diplomatie européenne ; la royauté n’avait pas encore t’ait prévaloir l’iticc de patrie telle qu’elle existe aujourd’hui ; la patrie, sous la féodalité, était à la fois plus générale et plus restreinte, elle ne visait pas directement la France, mais la chrétienté et la municipalité. Toutetois l’opinion publique avait adopté certains instincts d’une haute générosité chevaleresque, et, nous le répétons, elle ne permettait pas d’attaquer les forteresses de l’homme qu’on tenait en captiité.

C’est en 1432, que la sympathie éveillée par Jeanne d’Arc et la politique de la duchesse de Bourgogne commencèrent à faire entrevoir à Charles de nouvelles chances de salut. Rymer, dom Plancher, dans son histoire de Bourgogne, Monstrelet, Chartier, les chroniqueurs de Charles Vil, les poésies du duc lui-même, nos archives nous renseignent sur les incertitudes de ces huit années, où le pauvre prince fut le jouet de la politique anglaise et où il laissa trop voir combien la captivité avait obscurci son jugement et brisé son âme. C’est dans cet intervalle, en effet, qu’oublieux des fières résolutions d’autrefois, il fit, pour le dire en deux mots, soumission au roi d’Angleterre et cela sans réserve. Je n’ai pas mission de l’en excuser, j’écris son histoire, non son apologie ; je fais la biographie non pas d’un héros, mais d’un poëte, et j’ai tout droit de le blâmer bien que j’aie entrepris d’esquisser sa vie et de publier ses rimes. Mais si cet abaissement, ou cette erreur, peuvent difficilement s’excuser, ils s’expliquent fort bien. Il faut lire dans le tome IV de l’histoire de Bourgogne, de dom Plancher, le très-curieux récit des relations que les ambassadeurs de Bourgogne ont, en 1433, avec le duc d’Orléans. On ne veut le laisser communiquer avec personne ; il tient ses renseignements politiques uniquement des Anglais ; on surveille jusqu’à ses moindres gestes, il ne peut écrire, sans une permission qui lui est ordinairement refusée. Le prince ajoute qu’il est désespéré de passer sa vie dans les fers, que tout le monde l’abandonne. Il ignore que les négociateurs français font de sa liberté une des conditions du traité de paix ; il se rappelle seulement cet acte du 4 juin 1402 où Charles VI s’engage à payer la rançon des fils de son frère, au cas où ils seraient prisonniers. Enfin, il dit expressément qu’il veut se procurer la liberté à toute force. C’est dans ce désespoir, dans les conséquences intellectuelles et morales d’une telle situation, dans ces vingt-cinq années d’une telle servitude qu’on trouve l’explication de l’acte humiliant et inutile de 1433. Il ignorait le véritable état des affaires de France. De plus la loi Salique, on le sait maintenant, n’avait pas alors cette grande autorité qu’elle acquit par la suite. La légitimité de Charles VII avait été fortement mise en question. Henri VI d’Angleterre, petit-fils de Charles VI, reconnu comme héritier de la couronne de France par un consentement dont on avait dû exagérer la généralité, et par une assemblée que les Anglais aimaient à faire passer pour les États généraux, avait des apparences de roi de France tout autant que d’Angleterre. Ces usages, ces lois, ces préjugés de la féodalité auxquels l’ai fait mainte lois allusion, ne donnaient pas à Charles sur le patriotisme les idées que nous avons aujourd’hui. Ces raisons me portent à croire que ses contemporains, meilleurs juges de la situation historique, ne le jugèrent pas aussi sévèrement que nous avons le droit de le faire au nom de la morale.

Nous pourrions donner ici la liste des demandes que Jean Hardouin lui apporta à Londres, au nom de ses sujets, aux Pâques de 1437 ; ce nous serait un spécimen des affaires courantes qu’il avait à traiter pendant sa captivité, en dehors des grandes questions de politique générale. Mais j’ai hâte d’arriver à ce douzième jour de novembre où il se trouve à Gravelines et absolument libre. Il l’était en fait depuis le 3 du même mois. Mais ce 12, il avait encore à prêter un millième et dernier serment de reconnaissance et de tendresse au roi d’Angleterre.


IV.

Je voudrais pouvoir donner le texte de la convention écrite en latin le 2 juillet 1440 à Windsor. J’y rencontre une ampleur de style, une aisance de dignité, une sincérité de tristesse et un développement de sentiments personnels qui me font attribuer ce document à Charles lui même. Après avoir déploré l’état de misère où il est réduit et qui l’empêche de trouver aisément la somme qu’il eût si facilement recueillie au début de sa captivité, il s’engage à donner immédiatement 80,000 saluts d’or — dont deux valent un noble anglais. — Il fournira dans les six mois 120,000 autres écus d’or pour le payement desquels s’engagent le Dauphin, le duc de Bretagne, le duc d’Alençon, le comte de Vendôme, etc. ; plus 20,000 autres écus d’or ; s’engageant à ne se considérer comme définitivement délivré que dans un an, à ne pas prendre avant ce temps les armes contre le roi d’Angleterre, à venir reprendre sa prison s’il ne peut complétement payer.

Il avait dû surtout sa délivrance au duc de Bourgogne et à ces vue ; politiques qui préparaient le dernier combat de la féodalité contre la royauté. Les grands vassaux voulaient être au complet, et la diplomatie anglaise continuait, en le relâchant, la politique qui l’avait engagée à le garder jusqu’alors. Dans les deux cas elle voulait affaiblir la France, hier en lui enlevant un élément de force, un prince du sang ; aujourd’hui en lui envoyant un nouvel élément de discorde, un chef féodal. Il nous faut ici encore renvoyer nos lecteurs aux chroniqueurs de Charles VII, aux histoires générales. Notre duc, après avoir été soustrait au mouvement général de la civilisation française, pendant ces vingt-cinq ans passés dans la demi-mort de l’exil, et dans cette obscurité des préjugés étrangers, revenait en France avec les idées de l’an 1415. Il se croyait encore au tenps de Charles VI et de la puissance absolue des princes du sang, il devint l’instrument de la politique bourguignonne, comme il avait été le jouet de la diplomatie anglaise, jusqu’à ce que l’âge éteignant les dernières ardeurs de cette ambition renouvelle, son intelligence et sa bonté naturelles vinrent en aide à son insouciance, à ses habitudes de loisirs poétiques et de labeur philosophique, et donnèrent gain de cause à la diplomatie de Charles VII et aux conseils du véritable patriotisme.

La vieillesse venait d’ailleurs ; il avait quarante-neuf ans quand il sortit de prison. Dès l’âge de quarante-trois ans, il se plaint de ses infirmités, et en 1437, il annonçait solennel ement qu’il quittait le Dieu Amours. On n’attendait pas toujours si tard, et son futur secrétaire, Antoine Astezan, déclare, à l’âge de trente ans, qu’il devient trop grave pour rester amoureux. Cet âge, cette gravité, l’estime compatissante et la vénération entourant un prince qui avait tant souffert pour la France ; le grand rôle que lui, son nom, son drapeau, son parti avaient dans les chroniques, son intelligence, son état de prince du sang lui gardèrent une situation très-haute et très imposante. Nous ne le voyons mêlé et en première ligne aux plus grandes affaires. Mais, je le ripèie, je me borne à signaler les traits les plus personnels, ou les moins connus.

Il avait été délivré le 3 novembre 1440 — avec la réserve que j’ai indiquée. — La politique bourguignonne avait tant de hâte de l’attacher décidément à elle, que le 6 il est fiancé à Marie de Clèves, fille de Marie de Bourgogne et nièce de Philippe de Bourgogne. Le contrat de mariage est reçu le 6 novembre par Jean Pocholle, bourgeois de Montreuil, garde des sceaux du bailliage d’Amiens, en la ville de Montreuil. Marie apporta 100,000 saluts d’or en dot. Le mariage est célébré !e 18 à Saint-Omer. Les nouveaux époux suivent Philippe en Flandre jusqu’à Gand où on se sépare après des tendresses infinies. Charles reçoit la Toison d’or, et donne à son bel-oncle l’ordre du Camail. Maipre don d’ailleurs que Charles prodiguait et continua de prodiguer comme nous le montrent les plaintes de Alonstrelet et les comptes de la maison de Valois. — Je ne puis me retenir de citer, parmi les personnages qui le reçurent, la femme de Poton de Xaintrailles.

C’est au moment de ce troisième mariage qu’il m’est le moins difficile d’esquisser le portrait de mon héros. Un manuscrit (traduction de la Passion, Bib. Nationale, 968,) nous donne deux portraits qu’on croit être le sien et celui de Marie de Clèves. Malheureusement les couleurs en sont fort ternies. Il reste une figure maigre, sèche, une grande bouche, un nez fin, une physionomie austère. Marie de Clèves nous présente une figure longue, grave, blanche, peu attrayante. Dans l’Armorial manuscrit du Héraut Berry nous avons un autre portrait de lui un peu plus jeune. Mais c’est bien le même type, cou long, figure maigre à l’air naïf et timide, d’une vulgarité presque champêtre, nez fin légèrement retroussé, cheveux châtains, teint fort coloré. Il est là presque le seul de tous ces personnages peints dont le visage ne soit pas arrondi. La statue couchée sur son tombeau donne seule une idée noble de son type : le profil est d’une grande régularité et finesse, d’une grande délicatesse et douceur, le nez surtout légèrement aquilin est d’un dessin très-fin.

On m’excusera de ne pas m’étendre sur les félicités domestiques de notre poëte. Si nous en croyons le très-curieux roman historique que Georges Chastellian publia sous le nom de Chronique de Jacques de La Lain, la tendresse de Madame ne fut pas extrême pour Monseignieur. Mais il faut lire cette chronique, ici un peu scandaleuse, en songeant aux partis pris, aux préjugés et aux innocents devoirs de la galanterie poétique et chevaleresque du temps.

Le 18 décembre 1440, Charles est à Bruges, comme nous l’indique un traité qu’il signe là avec le duc de Bourgogne ; et sur le contre-sceau dudit traité se trouve la devise ma contente ou m’a contenté, que notre duc paraît avoir adoptée à cette époque en signe de joie, sans doute, de sa libération.

Le 14 janvier il vint à Paris avec sa nouvelle épouse. Les Parisiens le reçurent à merveille. Au bout de huit jours, selon le Bourgeois de Paris, il retourna dans son pays d’Orléanais. Charles VII, le voyant entouré d’une sorte d’armée de gentilshommes bourguignons, qui s’étaient attachés à lui pour les raisons qu’énumère Monstrelet avec sa finesse ordinaire, lui avait fait savoir qu’il le recevrait plus tard en moins grande compagnie. Le roi, d’ailleurs, surveillait le développement du grand mouvement féodal qui éclata en 1442, et il était mécontent de voir le duc d’Orléans se faire si aisément l’agent de la politique bourguignonne. Celui-ci crut bon de bouder et il passa les années suivantes à goûter, en voyageant, la joie de revoir cette France pendant si longtemps perdue et à servir d’instrument à ces intrigues auxquelles justement il devait ce long exil. Les 16 et 17 avril, il est encore à Blois. Il va à Tours. En août et juillet, il parcourt le Perche et la Bretagne. Nous avons ses étapes et ses dépenses pendant ce voyage en Bretagne, qu’il renouvela en 1442 et 1445. En octobre, il revient à Paris, « pour prendre une beschée sur la povre ville » et regagne la Bourgogne. Il était à Hesdin à la Toussaint. Cette beschée, je ne sais pas bien ce qu’elle lui rapporta. Mais celle qu’il avait prise en Bretagne n’avait pas été à dédaigner : le duc breton lui avait donné 20,000 écus et lui en avait promis 9,500 autres. En cette année il fait faire hommage au roi des Romains pour son comté d’Asti. En 1442, il vend Beaugency pour sa rançon, à laquelle chacun travaille de son mieux. Ainsi cette même année, il reçoit, entre autres, 5,000 francs du pays d’Auvergne et 530 écus de la ville de Senlis. Il négocie un traité entre le roi d’Angleterre et le comte d’Armagnac. Mais la nécessité, le patriotisme, l’habile politique de Charles VII et peut-être la soi-disant tentative d’assassinat de 1441, commencèrent à le ranger à la politique royale. Il vient trouver le roi à Limoges, comme le représentant des princes rebelles, et il quitte Limoges comme représentant, auprès des princes, de la diplomatie de Charles II. Il le quittait plus riche aussi : il reçut 160,000 livres du roi. qui leva une taille pour l’aider à payer sa rançon. Les sommes énumérées plus haut faisaient partie de cet impôt, ainsi que 16,890 écus des aides de Saintonges, 26,200 des aides dû Languedoc, etc. Tout ne fut pas payé immédiatement ; en 1448 encore, il fallait batailler pour les derniers mille écus. Le roi joignit à ce don une pension de 10,000 livres tournois, qui fut portée à 18,000, en 1443, au mois de juin. Il était alors à Cognac avec sa femme et la comtesse d’Étampes. Le 28 juillet, il est de retour à Orléans. Il y fait don, à l’un des frères de la Pucelle, de l’Île-aux-Bœufs, domaine de 200 arpents. L’acte de donation présente cette curiosité, que le duc n’est pas convaincu de la mort de Jeanne ; il en parle seulement comme d’une absente.

Active année pour lui que celle de 1444. En février, il est à Blois, tout occupé de sa rançon, puis de celle de son frère, qui sort enfin de captivité pour 210,000 écus d’or. Il est chargé de traiter de la paix avec les Anglais. Il reçoit à Blois le duc de Suffolk, son ancien geôlier, le mène à Tours. Pourtant, les documents anglais ne nous l’y montrent pas assistant, le 24 mai, aux fiançailles de Marguerite d’Anjou et du roi d’Angleterre. Mais enfin, aidé du comte de Vendôme, de Bertrand de Beauvau et surtout de Pierre de Brézé, il conclut la trêve de Tours. Il accompagna le roi pendant la campagne de Lorraine, 1444-1445 ; c’est là, durant les fêtes de Nancy, que son frère vient le trouver, durant la solennité des noces de Ferry de Vandemont et d’Yolande de Lorraine. C’est là que nous le montre à plusieurs reprises la Chronique de Jacques de La Lain. En cette annexe 1445, il est mêlé au procès du comte d’Armagnac. En 1446, il se prépare à faire valoir ses droits sur le duché de Milan et se ligue avec le roi de Naples. Il est en Flandre, à Gand, pour la fête de la Toison-d’Or. Il gagne la Bourgogne où il organise une armée qui entre en Italie et lui gagne assez aisément son comté d’Asti. La guerre continue. Charles le vient visiter. Les poésies latines d’Antoine Astezan, qui devint son secrétaire, nous donnent de nombreux et curieux détails sur ce voyage. En janvier 1448, les comptes de sa maison nous montrent que le salaire de ses officiers pour ce comté était de 840 livres. Par contre nous voyons, dans les comptes de l’hôtel pour cette même année 1448-49, que si la recette totale de ses revenus est de 14,887 livres, la dépense est de 20,974. Il n’en continue pas moins ses voyages. En 1448, il retourne auprès du duc de Bourgogne pour activer son zèle en sa faveur. Il est avec lui à Arniens qui le reçoit avec grande solennité, et qui déjà, dès 1440, avait donné 1,000 saluts d’or pour sa rançon. Il fait un traité sur ses affaires italiennes avec le roi des Romains ; et disons immédiatement qu’en 1450, quoiqu’il eût successivement annulé par des traités deux des concurrents, le roi des Romains et le roi de Naples, le quatrième, François Sforce, l’emporta décidément. Dès le mois d’août 1449, Charles était de retour à Blois. Il est à Lyon au printemps de 1430. En 1451, il assiste à Mons aux fêtes de la Toison-d’Or. En 1452, le 20 mai, il nomme ses procureurs pour réclamer de l’empereur l’investiture du comté d’Asti. En juillet 1455, il est à Mehun-sur-Yèvre, auprès de Charles II, dans le conseil duquel on agitait fort vivement la question de la succession du duché de Bretagne. En 1456, dans ce même conseil du roi, il défend cette idée d’une croisade qui fut toujours chère aux aventureux Valois. La grande affaire de cette partie de sa vie fut le procès de son gendre, le duc d’Alençon, en 1456-58. Nous avons le discours par lequel, au lit de justice de Vendôme, il le recommande à l’indulgence du roi, discours où l’on peut relever quelques traits intéressants pour sa biographie, et, d’ailleurs, plein de gravité, de douceur et d’ampleur. Il peut paraître lourd et pédantesque si on le compare aux lettres de Voltaire, mais il est très-fin élégant pour ceux qui connaissent cette éloquence scolastique que la pesante solidité du raisonnement, le besoin d’autorités, et l’escorte obligée de cette nuée de philosophes, de poëtes et de saints rendent si pompeuse, si nette en chacune de ses parties et si écrasante dans son ensemble. En 1460 il n’a pas oublié le duché de Milan. Il se prépare à la guerre contre Sforce. Il se ligue avec le duc de Bretagne. La mort de Charles VII arrête tous ces projets. Jean de Troyes, Jacques du Clercq, et surtout Georges Chastellain nous indiquent le rôle qu’il joua aux obsèques du roi, comment il n’assista pas au couronnement de Louis XI à Reims, la part qu’il prit aux fêtes qui eurent lieu à Paris pour célébrer ce couronnement et la gracieuse réception qu’il fit au comte de Charolais au retour de ces têtes En 1462 naquit son fils qui devint Louis XII. Il avait eu en 1467 un premier enfant, Marie, qui épousa le vicomte de Narbonne, puis Anne, qui fut abbesse de Fontevrault.


V

Malgré les quelques préoccupations que pouvaient lui donner les affaires d’Italie, les petites persécutions du nouveau roi Louis XI, qui ha ssait en lui le grand feudataire, l’ami de Charles VII, l’esprit délicat et le cœur sensible, — une lettre de Dunois nous montre Louis XI à Blois et insistant pour prendre à Charles son comté d’Asti — malgré les quelques soucis que lui occasionnait sa rançon non encore payée — si nous en croyons cette lettre de Dunois — en 1402, nous pouvons considérer notre prince comme entré depuis longtemps déjà dans le temple de la Fée Nonchaloir l’insouciance philosophique et la résignation pieuse), qui fut sa dernière dame et maîtresse. De toutes les ambitions qu’avait eues pour lui son père, rien n’était resté. Louis d’Orléans avait pu rêver que l’enfant serait empereur d’Allemagne, roi d’Italie, roi de France, peut-être. L’enfant devint seulement roi de poésie, et, après tant de fortunes diverses, il finit sa vie dans la paix, en prince religieux et lettré. Je regrette vivement de ne pouvoir retracer minutieusement cette existence du grand seigneur chrétien de la fin du Moyen Âge. Les états de dépenses de la maison d’Orléans nous fournissent tous les éléments de ce curieux travail. Ils nous montrent jusque dans ses plus intimes détails cette petite cour de Blois, élégante, paisible, brillante, ordonnée, pittoresque, grave et résonnant de rimes.

Les poésies que nous publions nous ouvrent aussi quelques-unes des perspectives de cette existence. Nous voyons dans cet échange de rimes, dans ces jeux poétiques, les idées dominantes, les amis de la maison, les personnages qui passent, les serviteurs qui pensent. Il faudrait creuser un peu et se laisser, trop peut-être, aller à l’imagination pour donner à tous les pîojtes qui s’agitent autour du prince une physionomie caractérisée ; mais nous y voyons comme correspondants ou comme compagnons en Apollon, des poëtes, des écrivains qui ont lai se quelque nom, Villon, René d’Anjou, Olivier de la Marche, Meschinot, peut-être Georges Chastelain, Robertet, Villebrême ; puis les princes et grands seigneurs Jean de Lorraine, Jean de Bourbon, le grand sénéchal, Jacques de la Trémoille, le cadet d’Albret, Boucicaut, Jean de Garancières, les sires de Tignonville, de Torsy, etc. ; enfin, les serviteurs et officiers du prince et de la princesse, Guiot et Philippe Pot, Boulainvilliers, Pierre Chevalier, Blosseville, les deux Caillau, Gilles des Ormes, Le Voys, Le Goût, Benoit d’Amien, Faret, Fraigne, Fredet, Cadier, etc. À ces distractions poétiques se joignait le jeu d’eschecs pour le prince, dont les partenaires principiaux sont Gilles des Ormes et Guillaume de Fontenay ; de dames, de marelle, ou de glic, pour la duchesse, qui joue le plus souvent avec Philippe ou Guiot Pot ; puis les plaisirs que les fêtes traditionnelles du Moyen Âge apportaient, et auxquels les bateleurs, les musiciens, les danseurs, les ménestrels de passage travaillaient ; puis encore venaient les voyages, les rencontres de princes, qui se rattachaient parfois à cette partie de la vie, grave et politique, que nous avons notée plus haut ; puis les messages qui apportent ou envoient les nouvelles, les livres, les joyaux ; enfin les promenades champêtres, les exercices de piété, les occupations administratives de ces immenses domaines, les aumônes, les dons. Oui, c’est bien là l’existence de Charles d’Orléans telle que nous la montrent les comptes de sa maison.

J’ose à peine citer quelques-unes des notes que j’y ai prises, tant je crains de ne savoir me borner. Je ne puis pourtant résister à indiquer ces cadeaux du jour de l’an 1463, aux enfants de chœur de Saint-Sauveur de Blois, pour festoyer l’évêque qu’ils ont nommé le jour des Innocents ; à l’évêque des Fous, pour se régaler ; aux ménestrels de Blois qui viennent jouer ; aux pages pour régaler le Roi qu’ils nomment le jour des Rois, etc., etc. Disons encore que les gages ordinaires de toute la maison pour le mois de mai 1450, qui me paraît représenter une moyenne, sont de 855 livres 15 sous tournois ; les dépenses de la maison, personnelles au duc et à la duchesse, les dons, messages et voyages, au mois de février 1457, par exemple, sont de 900 livres 1 sol 3 deniers ; en avril 1456, 601 livres 8 s. 6 d. ; en novembre 1459, 786 livres 2 sols 1 denier ; en voyage pour le duc avec vingt quatre chevaux, la duchesse avec douze, pour tel seigneur ou dame de sa nourriture, ou de sa société, comme Mme d’Estampes ou le sire de Beaujeu, et une suite nombreuse, on dépense 12 livres par jour ; en juillet 1459 le duc reçoit de son argentier, pour argent de poche, 10 livres 20 sous et la duchesse 110 sous tournois.

Je ne veux pas oublier cette habitude si caractéristique et que nous indique un contemporain, Jacques du Clercq : « Il fut de belle et honneste vie (il s’agit de notre prince), et servit fort bien Dieu et ne feit oncques puis chose que bon prince ne debvoit faire. Toutes les semaines, le jour de vendredy, donnoit à treize pauvres à disner et les servoit luy mesme et après leur lavoit les pieds comme Nostre Seigneur Jésus Christ feit à ses apostres. Il mourut comme bon chrestien. » Il était devenu infirme, non pas de cette infirmité un peu coquette dont ses vers nous entretiennent depuis l’année 1437, mais l’âge lui pesait fort ; il dit en 1463 qu’il ne pouvait plus écrire, plus même signer. Il se rendit pourtant à Tours, à cette assemblée de princes et seigneurs que Louis XI avait réunis vers le milieu de décembre 1464. Charles d’Orléans voulut prendre la défense du duc de Bretagne accusé par le roi. Mais, dit le bon Claude de Seyssel, Louis XI « le contemna de paroles sans avoir regard à la majesté de sa vieillesse ni à sa loyauté. Dont, de regret qu’il en eut, et autrement pour débilité de sa personne, il finit sa vie dedans deux jours. » Il mourut le 4 janvier 1465, à Amboise, quelques-uns disent à Châtellerault. Les comptes nous indiquent avec quelle hâte on avait cherché à Orléans son médecin, — que nous trouverons rimant dans ce recueil de rondeaux — maistre Jehan Caillau. Ils nous montrent encore comment l’on dépensa 3,557 livres 2 sous 6 deniers tournois pour le deuil, et comment Louis XI laissa à sa veuve 12,000 livres de pension.

Nous avons expliqué au début de cette esquisse biographique quelle fortune subit sa renommée. Nous indiquerons dans nos notes quelques pièces de lui dont ses contemporains enrichirent leurs propres œuvres. L’abbi Sellier, frappé de la liberté françoise, de l’heureuse facilité, de la retenue et de la décence relative de ses vers, commença sa résurrection au xviiie siècle. Depuis lors il a pris dans notre histoire littéraire une place supérieure que plusieurs critiques vigoureuses, violentes même, ne lui ont pas enlevée. La plupart des historiens ont été frappés en effet de cette qualité qu’il a et que j’ai essayé de résumer en disant que c’est un des classiques du Moyen Âge : il n’appartient à aucune école, il est uniquement de l’école française.

Ces deux volumes fourniront les éléments du procès. Les lecteurs, en pardonnant la monotonie inhérente à ce genre de poésie intime, comprendront tout ce qu’il y a de véritable élégance et de charmante finesse dans cette simplicité qui ne saurait lutter avec la puissante grossièreté de Villon, et qui demande une grande culture intellectuelle pour être bien goûtée, mais qui ne ressemble en rien à la banalité des polisseurs de rimes du xviiie et du xixe siècles.

Il faut juger Charles d’Orléans comme un poëte méridional. Il possède les qualités de la langue d’oc plutôt que de la langue du Nord. Il en a les défauts aussi. Je voudrais dire en terminant que c’est un troubadour qui a abandonné la langue provençale. Il a de la littérature du midi la monotonie, l’étroitesse de l’idée, l’absence de conception, mais la grâce, la politesse, la mesure, la perfection de la forme et, à défaut de l’ardeur qu’il ne montre guère, une exquise sensibilité. Moralement, politiquement, historiquement, nous l’avons jugé aussi impartialement que possible. Mais je crois que malgré ses fautes et ses faiblesses, il est difficile de vivre auprès de lui quelque temps, comme nous l’avons fait, sans se sentir pris de tendresse pour ce prince doux, généreux, sincère et sage, aimant les lettres et les arts, avec cette vive et intelligente passion dont Mécène est resté le type, aimant les pauvres, ses serviteurs et ses amis, avec une charité, une fine bonhomie et une loyauté parfaite. Enfin nous pouvons surtout lui savoir gré et d’être un des pères de l’esprit français et l’un des maîtres de la langue française.


C. D’HÉRICAULT.