Poésies complètes de Jules Laforgue/Derniers vers/Oh ! qu’une, d’Elle-même

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Poésies complètesLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 269-271).


IX


Oh ! qu’une, d’Elle-même, un beau soir, sût venir
Ne voyant plus que boire à mes lèvres, ou mourir !…

Oh ! Baptême !
Oh ! baptême de ma Raison d’être !
Faire naître un « Je t’aime ! »
Et qu’il vienne à travers les hommes et les dieux,
Sous ma fenêtre,
Baissant les yeux !

Qu’il vienne, comme à l’aimant la foudre,
Et dans mon ciel d’orage qui craque et qui s’ouvre,
Et alors, les averses lustrales jusqu’au matin,
Le grand clapissement des averses toute la nuit ! Enfin !

Qu’Elle vienne ! et, baissant les yeux
Et s’essuyant les pieds

Au seuil de notre église, ô mes aïeux
Ministres de la Pitié,
Elle dise :

« Pour moi, tu n’es pas comme les autres hommes,
« Ils sont ces messieurs, toi tu viens des cieux.
« Ta bouche me fait baisser les yeux
« Et ton port me transporte
« Et je m’en découvre des trésors !
« Et je sais parfaitement que ma destinée se borne
« (Oh ! j’y suis déjà bien habituée !)
« À te suivre jusqu’à ce que tu te retournes,
« Et alors t’exprimer comment tu es !

« Vraiment je ne songe pas au reste ; j’attendrai
« Dans l’attendrissement de ma vie faite exprès.

« Que je te dise seulement que depuis des nuits je pleure,
« Et que mes sœurs ont bien peur que je n’en meure.

« Je pleure dans les coins, je n’ai plus goût à rien ;
« Oh, j’ai tant pleuré dimanche dans mon paroissien !

« Tu me demandes pourquoi toi et non un autre.
« Ah, laisse, c’est bien toi et non un autre.


« J’en suis sûre comme du vide insensé de mon cœur
« Et comme de votre air mortellement moqueur. »

Ainsi, elle viendrait, évadée, demi-morte,
Se rouler sur le paillasson que j’ai mis à cet effet devant ma porte.
Ainsi, elle viendrait à Moi avec des yeux absolument fous,
Et elle me suivrait avec ces yeux-là partout, partout !