Poésies complètes de Jules Laforgue/Les Complaintes/Complainte du Temps et de sa commère l’Espace

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Poésies complètesLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 123-125).


COMPLAINTE DU TEMPS
ET DE SA COMMÈRE L’ESPACE


Je tends mes poignets universels dont aucun
N’est le droit ou le gauche, et l’Espace, dans un
Va-et-vient giratoire, y détrame les toiles
D’azur pleines de cocons à fœtus d’Étoiles.
Et nous nous blasons tant, je ne sais où, les deux
Indissolubles nuits aux orgues vaniteux
De nos pores à Soleils, où toute cellule
Chante : Moi ! Moi ! puis s’éparpille, ridicule !

Elle est l’infini sans fin, je deviens le temps
Infaillible. C’est pourquoi nous nous perdons tant.
Où sommes-nous ? Pourquoi ? Pour que Dieu s’accomplisse ?
Mais l’Éternité n’y a pas suffi ! Calice
Inconscient, où tout cœur crevé se résout,
Extrais-nous donc alors de ce néant trop tout !

Que tu fisses de nous seulement une flamme,
Un vrai sanglot mortel, la moindre goutte d’âme !

Mais nous bâillons de toute la force de nos
Touts, sûrs de la surdité des humains échos.
Que ne suis-je indivisible ! Et toi, douce Espace,
Où sont les steppes de tes seins, que j’y rêvasse ?
Quand t’ai-je fécondée à jamais ? Oh ! ce dut
Être un spasme intéressant ! Mais quel fut mon but ?
Je t’ai, tu m’as. Mais où ? Partout, toujours. Extase
Sur laquelle, quand on est le Temps, on se blase.

Or, voilà des spleens infinis que je suis en
Voyage vers ta bouche, et pas plus à présent
Que toujours, je ne sens la fleur triomphatrice
Qui flotte, m’as-tu dit, au seuil de ta matrice.
Abstraites amours ! quel infini mitoyen
Tourne entre nos deux Touts ? Sommes-nous deux ? ou bien,
(Tais-toi si tu ne peux me prouver à outrance,
Illico, le fondement de la connaissance,

Et, par ce chant : Pensée, Objet, Identité !
Souffler le Doute, songe d’un siècle d’été.)
Suis-je à jamais un solitaire Hermaphrodite,
Comme le Ver Solitaire, ô ma Sulamite ?

Ma complainte n’a pas eu de commencement,
Que je sache, et n’aura nulle fin ; autrement,
Je serais l’anachronisme absolu. Pullule
Donc, azur possédé du mètre et du pendule !

Ô Source du Possible, alimente à jamais
Des pollens des soleils d’exil, et de l’engrais
Des chaotiques hécatombes, l’automate
Universel où pas une loi ne se hâte.
Nuls à tout, sauf aux rares mystiques éclairs
Des Élus, nous restons les deux miroirs d’éther
Réfléchissant, jusqu’à la mort de ces Mystères,
Leurs Nuits que l’Amour distrait de fleurs éphémères.