Poésies de Benserade/Plainte du cheval Pégaze

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Poésies de Benserade, Texte établi par Octave UzanneLibrairie des bibliophiles (p. 139-142).



Plainte du Cheval Pégaze aux Chevaux de la Petite Écurie, qui le veulent déloger de son Galetas des Thuileries.


Pégaze, contre qui tant de chevaux ensemble
Forment une cabale, et conspirent, ce semble,
À le faire sortir du lieu de son repos,
Leur voulut expliquer la douleur qui le touche,
Et, secouant le mords qu’il avoit dans la bouche,
Parmy beaucoup d’écume en fit sortir ces mots :

Compagnons d’une belle et noble servitude,
Que sous le Grand LOUIS nous ne trouvons point rude,
Me voulez-vous enfin chasser de mon réduit ?
C’est un bruit surprenant, et lors que je l’écoute,
Pour le Cheval de bronze on me prendroit sans doute,
Si je ne m’ébranlois à ce terrible bruit.

Croyez-vous que mes droits soient moindres que les vôtres ?
Sommes-nous pas chevaux les uns comme les autres ?
Je suis par-dessus vous, et ne m’en prévaus pas :
Les qualitez que j’ay sont moins matérielles,
Et quand ce ne seroit qu’à cause de mes aîles,
Je doy loger en haut, si vous logez en bas.

Ne nous reprochons rien, vous portez le monarque,
Et pour vous en effet c’est une illustre marque ;
Mais, à n’en point mentir, mon sort est aussi bon :
Vous marchez terre à terre en des routes connuës,
Moy d’un rapide vol je traverse les nuës,
Et porte dans le ciel sa louange et son nom.

D’autres que moy verroient leurs forces étouffées
Sous ce pesant amas d’armes et de trophées
Qui le rendent par tout redoutable aujourd’huy ;
C’est aussi pour mon dos une charge assez forte :
En ce grand équipage il faut que je le porte
Dans la postérité bien loin derrière luy.

Combien j’ay veu de fois naître et mourir les roses,
Depuis que je luy vay quérir les belles choses
Dont il veut chaque hyver enrichir son ballet ;

Et quand j’ay comme il faut galoppé pour sa gloire,
Pour une pauvre fois qu’on m’aura mené boire,
Tout le reste du temps on me laisse au filet.

JULES, qui pour l’Estat se donna tant de peine,
Voulut aussi régler mon foin et mon avoine ;
Luy-même descendit jusqu’à ce dernier soin,
Mais il prit par malheur un râtelier pour l’autre,
Et quittant un païs aussi doux que le nôtre,
Partit et me laissa sans avoine et sans foin.

Je n’aurois maintenant pauvreté ni tristesse,
N’étoit qu’un bon coureur, me passant de vitesse,
A pris ma portion que je luy voy manger ;
Dedans la paille fraîche il se vautre, il s’y plonge,
Couché sur ma litière, et tandis qu’il me ronge,
Malheureux, je n’ay rien que mon frein à ronger.

J’habite un beau palais, qui n’a point de modèle,
Si c’est enchantement ou chose naturelle,
C’est où les spectateurs demeurent en suspens :
Il est peint, ajusté, poly, galant, honnête ;
Tout y plaît, tout y charme, et rien n’y sent la bête
Que de l’avoir fait faire à mes propres dépens.

C’est d’une si tranquille et si riante place,
Presque à moitié chemin du ciel et du Parnasse,
Que je sçay mépriser tout l’or de ces bas lieux ;
Là s’égaye en repos ma libre fantaisie,
Vivant là d’un air pur, et d’un peu d’ambroisie,
Qui tombe quelquefois de la table des dieux.

Ce pays de séjour en délices abonde,
C’est un don que je tiens du plus grand Roy du monde,
Je veux devant ses yeux ma disgrâce étaler :
Et je ne seray pas le premier misérable
À qui l’on aura vû sa bonté favorable,
Ni le premier cheval dont il ait oüy parler.



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