Poésies de Henri de Régnier

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Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 803-813).
POÉSIES


L’ILE ET LA MAISON



À Georges Victor-Hugo.


J’imagine sur l’Ile où rêva l’Exilé
Un ciel toujours serein et toujours étoilé,
Autour d’elle une mer heureuse et sans tempête
Qui s’est tue à jamais à la voix du Poète,
Dans les champs un été que nul hiver n’atteint,
Quelque chose partout de doux et de hautain
Qui ressemble à l’amour et ressemble à la gloire,
Une source divine où Pégase vient boire
Et, près de la maison que garde l’Océan,
Debout, un haut laurier immortel et vivant,
Pareil à celui dont on voit la feuille amère
A ta tempe, Virgile, et sur ton front, Homère !


A LA MANIÈRE D’OLYMPIO


Souvenez-vous. Voici le printemps. Nous allons
Prendre ce vert chemin. Il conduit au vallon
Et passe près de la fontaine
Qui murmure tout bas et jamais ne se tait,
Et dont le jeune avril en averses a fait
Déborder la vasque trop pleine.

Nous avons tout un jour pour marcher devant nous,
Tout un jour ! N’est-ce pas, mon âme, qu’il est doux
D’aller ainsi le long des haies,
D’aller d’un même pas sur un même chemin
Et de sentir ta main se poser sur ma main
Si de quelque bruit tu t’effraies ?


Tu t’arrêtes parfois, tu m’appelles, tu ris.
L’aubépine d’argent charge tes bras fleuris ;
Parfois aussi tu me devances,
Et puis tu disparais au tournant du sentier ;
L’ombre vient ; le soir tombe, et le bois tout entier
T’enveloppe de ses silences...

N’est-ce pas qu’il fut doux, ce printemps d’autrefois,
Notre printemps, tes pas, tes rires et ta voix
Que soudain l’écho rend lointaine,
Et le petit chemin juste large pour deux
Qui descendait, désert et déjà presque ombreux,
Et passait près de la fontaine ?


L’ATTENTE


Le soleil est encor derrière la montagne
Et toute la vallée avec amour l’attend...
Lumineux visiteur que la gloire accompagne,
Viens et penche sur nous ton regard éclatant !

L’arbre, avec un frisson de feuilles et d’écorces,
S’éveille du long rêve où l’a tenu la nuit,
Et l’oiseau de qui l’aile a pris de jeunes forces
Frissonne plume à plume et s’éveille avec lui.

L’herbe de la prairie et l’herbe de la rive,
Le caillou du sentier, la pierre du chemin,
La fontaine innocente et la source plaintive
Et le ruisseau qui semble presque un rire humain,

Tout ce qui songe, rit, frissonne, palpite, aime,
Tout ce qui vole, rampe, étincelle et frémit,
La terre avide, l’air, l’eau subtile, et moi-même
En qui le Dieu lassé s’est dans l’homme endormi,

Nous t’attendons, soleil que l’aurore accompagne,
Nous sommes confiants en toi dont nous vivons,
Sachant que tu es là derrière la montagne,
Et que l’ombre jamais ne vaincra tes rayons.



L’ADIEU A CLYMÈNE


Viens. Donne-moi ta main. Reste, avant que la Haine
Lâche ses noirs serpents qui ramperont vers toi ;
Reste, avant que l’Amour perde dans la fontaine
L’anneau que sa rancune a repris à ton doigt.

Reste, avant qu’à tes pieds la Colère farouche
Ait jeté ses tisons qui ne s’éteindront plus,
Tandis que va mourir au souffle de ta bouche
La flamme au cœur brûlant où tu la méconnus.

Viens. Donne-moi ta main. Le soleil va descendre,
Il semble que les lys ne sont plus parfumés,
Et l’ombre avec l’oubli couvre déjà de cendre
Le front du Souvenir qui meurt, les yeux fermés.


STANCES


Evitons que l’Amour porte peinte à sa bouche
La sombre pâleur de la mort ;
Partons avant que soit tombée au vent farouche
La dernière des feuilles d’or.

Puisqu’un Dieu sans pitié disjoint, rompt et sépare
Ce qui semblait notre destin,
Ne maudissons pas trop sa sagesse barbare
Dont la flèche au cœur nous atteint.

Ne vaut-il pas mieux voir ruisseler et s’épandre
Son sang aux pointes des roseaux
Que vieillir et, pareil à son ombre, qu’attendre
Le crépuscule auprès des eaux !


LA RUSE


L’empire furieux que tu prends sur les âmes,
Dur Amour, les emplit de foudres et de flammes.
C’est pourquoi je refuse à ton joug détesté
L’hommage de mon sang et de ma liberté

Je dérobe mon cœur à tes plaisirs voraces.
Je ne veux plus courber mon front, lorsque tu passes,
Altier, la torche au poing et l’éclair dans les yeux,
Devant toi, le plus fourbe et le plus dur des Dieux.
Va-t-en ! Mon seuil est clos et ma demeure est forte.
J’ai poussé le vantail et verrouillé la porte
D’ébène, du plus loin que j’entendis ton pas.
Va-t-en ! Tu peux frapper, on ne t’ouvrira pas,
A moins que, délaissant la force et la colère,
(Car à la ruse aussi ne sais-tu pas te plaire ?),
En souriant, les yeux baissés et les pieds nus,
Pareils à ceux, un jour, qui vers moi sont venus,
Tu ne viennes, portant à la main comme une arme
Mystérieuse, à la fois talisman et charme,
Cette fleur dont jadis le parfum respiré
M’a, de son souvenir, à jamais enivré,
Et qu’imitant la voix divine et le visage
Dont au fond de mon cœur vit la divine image,
Tu ne fasses, d’un seul regard et d’un seul mot
Plus fort que la tenaille et plus fort que l’étau,
Et dont je sais pourtant le piège et l’imposture,
S’ouvrir grande la porte et céder la serrure !


QUELQU’UN PARLE A L’AMOUR


« J’avais presque oublié, bel Amour, ton visage,
Dit-il, et le voici qui se penche vers moi !
J’écoute, saluant ton pas de jeune Roi,
Cette flûte déjà qui chante avant l’orage.

« L’éclair va-t-il bientôt déchirer le nuage ?
Est-ce la nuit qui vient, est-ce le jour qui croît ?
Sera-ce un jour de joie ou bien un jour d’effroi ?
Est-ce le vent qui sème ou le vent qui saccage ?

« Je ne sais, mais je sais, bel Amour, que tes yeux
Se sont fait un regard de l’étoile des cieux,
Comme fleurit la terre aux roses de ta bouche ;


« Je sais que nul n’échappe à ton trait éclatant
Et que cruel ou doux, âpre, tendre ou farouche,
C’est toujours toi qu’on cherche et toujours qu’on attend. »


LE MIROIR RUSTIQUE


Autour de ce petit miroir
On a peint de couleurs naïves
Des figues longues, des olives,
Quelques raisins pris au pressoir ;

Une rose y figure aussi
Parmi la rustique couronne
Qui, sculptée au bois, environne
Un reflet d’eau qui dort, et si

Vous veniez, de votre visage
Y mirer la lointaine image
Au sourire silencieux,

Vous y verriez naître avec elle,
Soudaine, vivante et jumelle,
La double étoile de vos yeux.


ODELETTE


Votre visage est pur et beau,
Pas un souffle ne ride l’eau.

Le ciel se reflète en vos yeux,
Tout l’azur est silencieux.

Un ramier roucoule. Les branches
Font des ombres sur vos mains blanches.

Les fleurs éclosent dans la mousse.
Le jour est calme ; l’heure est douce.

C’est l’Été
En son silence et sa beauté,
Sa solitude, sa beauté...



LA VILLE



Cette ville où jamais vous n’êtes, vous, venue
N’est plus déjà pour moi une ville inconnue.
Je la sais pierre à pierre et maison par maison ;
Je sais son air, ses bruits, son silence, le son
Que fait le pas, lent ou pressé, selon qu’il pose
Soit sur un pavé gris, soit sur un pavé rose ;
Je connais la voix de ses cloches, leur écho ;
Je sais par où l’on va square Victor Hugo,
Et cette ombre que font sur le parvis, aux dalles,
Les deux tours de l’église et leurs flèches égales ;
J’ai passé maintes fois, sur chacun de ses ponts,
La rivière ; j’ai vu les portes, les balcons,
Le mur romain et le Musée ethnographique
Où l’on admire une coiffure de cacique
Et, dans la salle dont on ouvre les volets,
Une pirogue auprès de quatre kriss malais ;
Et maintenant, je sens la tristesse stérile
D’errer seul jusqu’au soir à travers cette ville
Où peut-être, aujourd’hui, si vous croisiez mes pas,
Vos yeux et votre cœur ne vous le diraient pas.


STROPHES


Muette sur l’été qui brûle,
J’ai fermé toute la maison
Afin d’y faire un crépuscule
Hors du temps et de la saison.

Vous pouvez frapper à la porte,
Vous pouvez heurter au volet,
La voix est bien à jamais morte
Qui vers l’horizon m’appelait ;

Je ne l’entends plus me redire
Le clair message du printemps
Où l’aile de l’oiseau s’étire
Et palpite en vols triomphants,


Ni m’apporter, au nom des roses,
Des abeilles et de l’été,
Le salut fraternel des choses
Ivres de joie et de clarté ;

Elle n’invite plus mes rêves
A se mêler au vent marin,
Qui lisse le sable des grèves
Et chante au feuillage du pin ;

Pas plus qu’au radieux automne,
Au bel hiver étincelant,
Son cher caprice ne m’ordonne
D unir mon pas rapide ou lent.

Tout est ombre, abandon, silence,
Dans la maison où plus ne vient
L’espoir que le désir devance,
Reposer son cœur sur le mien.

Et pourtant j’ai connu sa bouche,
Et tout son visage et ses yeux,
Et son rire tendre et farouche,
Et son geste mystérieux.

Amour ! puisque le goût de vivre
Est mort en moi et qu’en mon cœur
Ne bat plus la fièvre qu’enivre
L’attente ardente du bonheur,

Que ton fantôme secourable
M’apporte du fond du passé
La rumeur du flot sur le sable,
L’été brûlant, l’hiver glacé,

Le printemps, l’automne, la terre,
Tout le ciel, les roses, le vent,
Le jour en feu, la nuit stellaire,
En leur beau souvenir vivant !



SONNET


Pour aller vers la nuit peut-être sans aurore,
Ne prends pas le flambeau qui brûle ; ne prends pas
Le bâton si souvent familier à ton pas,
Qui talonne la route et fait l’ombre sonore.

Ne te retourne pas. Laisse la porte clore
Son vantail qui retombe avec un lourd fracas ;
Laisse-là le manteau, la sandale ; tu n’as
Pas besoin de la gourde où du vin luit encore.

Mais, avant de partir, cueille dans le jardin
Déjà sombre la fleur du souvenir, afin,
Si la nuit où tu vas est la nuit éternelle,

Pétale du passé sur ton cœur anxieux,
Que toute la ténèbre à jamais garde d’elle
La présence d’un beau parfum mystérieux.


FRAGMENT


... Parfois, quand tu surgis de mon passé, j’oublie
Mon tourment, ma détresse et ma mélancolie,
Et tu chantes en moi, souvenir d’Italie !

C’est le bruit d’une rame à l’angle d’un canal,
C’est ma gondole avec à la proue un fanal
Qui frôle le haut mur rouge de l’Arsenal...

Ce sont des voix d’enfants par un matin d’automne,
C’est un palais avec un store en toile jaune,
C’est l’Adige et la Place aux Herbes, à Vérone…,

C’est dans quelque jardin la chute d’un fruit mûr,
Tandis que, par delà les cyprès, au ciel dur,
Quelque dôme romain se courbe sous l’azur...

... Puis, soudain, je te sens dans mon âme vieillie
Redoubler mon tourment et ma mélancolie
Et tu pleures en moi, souvenir d’Italie !



QUATRAINS


Cet automne est si las, si tendre et si farouche
Qu’il m’a semblé le voir
Mourir, la flèche au cœur et le sang à la bouche,
Dans la pourpre du soir.



Lorsque l’ardent soleil pèse sur la vallée,
Je me penche pour boire à la source des bois,
Et le murmure clair de son onde écoulée
Me rend en souvenir la fraîcheur de ta voix.



Je me souviens de soirs errants de ma jeunesse,
Soirs lointains évoqués par cet orgue têtu,
Qui me ressasse, afin que je le reconnaisse,
Un vieil air vagabond où mon cœur a battu.



J’aime que ce beau ciel vous regarde au visage,
Car vous êtes en tout digne de sa clarté
Et je vous vois ainsi qu’un jeune paysage
Où la fleur du printemps annonce un fruit d’été.



Je n’ai plus, pour sentir la beauté d’un beau jour,
Sur l’eau, la verdure ou la pierre,
Besoin de voir en lui la face de l’amour
Qui me sourie en sa lumière.


SONNET


Je sens que c’est ici que je viendrai, quand l’ombre
Aura tissé son voile obscur autour de moi
Et que son dernier fil frémira sous le doigt
De la Parque qui sait nos heures et leur nombre ;

De ma mémoire enfin, que son tumulte encombre,
Je chasserai bien loin le souvenir qui croit,
Dans le cadre à jamais de son miroir étroit,
Conserver tout le ciel étincelant ou sombre.


Seul, libre du passé comme de l’avenir,
Versailles, c’est en toi que je veux voir finir
Ce qui me restera de mon suprême automne ;

Et comme récompense à qui t’a bien chanté,
N’est-il pas juste aussi que ta grâce lui donne
Ton silence, ta solitude et ta beauté ?


AUTOMNE


O fauve Automne, toi qui portes
Les dépouilles d’or de l’été
Et qui fais de tes feuilles mortes
La parure de ta beauté,

J’ai vu ton farouche visage,
Ton visage triste et charmant,
Encadrer ta vivante image
Au miroir du bassin dormant.

Et dans le vieux parc solitaire
Où tu me conduis par la main,
Mon pas humblement terrestre erre
A côté de ton pas divin ;

Lorsque nous passons, la statue
Que rougit le soleil couchant
Semble soudain être plus nue
Dans le silence et dans le vent ;

L’écho diffère sa réponse
Et nous cherche autour du rond-point ;
L’allée en la brume s’enfonce
Vers le canal qui la rejoint ;

Une ample splendeur monotone
Emplit ces lieux jadis royaux
Qui t’offrent, o royale Automne,
Leurs marbres, leurs bronzes, leurs eaux,

 

D’où, beau souvenir, noble ivresse,
J’emporte avec moi pour adieu
Le sourire d’une Déesse
Qu’enlace le geste d’un Dieu.


VERSAILLES


Versailles ! Je t’apporte une douleur secrète
Et je la confie à tes Dieux,
Avec tout le passé qui flotte et se reflète
En tes bassins mystérieux ;

Ecoute mon tourment, ma tristesse et ma peine,
De tout ton silence attentif,
Et que pleure avec moi le pleur de la fontaine
Dans l’odeur du buis et de l’if !

Accompagne le bruit de mon pas solitaire
De son écho le plus lointain,
Et montre-moi comment en son or qui s’altère
Toute gloire en cendre s’éteint ;

Dis-moi que nul amour ne persiste et ne dure,
Que, si royal qu’il ait été,
Bien qu’invisible encore il porte la fêlure
D’où lui vient sa fragilité,

Et fais que dans mon cœur descende et se prolonge
Cette paix qui te rend si beau,
Versailles, qui t’endors, et tes Dieux, dans un songe
De feuillage, de pierre et d’eau.


HENRI DE REGNIER.