Poésies de John Keats/La Belle Dame sans Merci

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Traduction par E. de Clermont-Tonnerre.
Émile-Paul frères, éditeurs (p. 47-53).


La Belle Dame sans Merci


1


Oh ! de quoi souffres-tu malheureux,
Errant solitaire et pâle ?
Les joncs de l’étang sont flétris,
Et aucun oiseau ne chante.

2


Oh ! de quoi te plains-tu malheureux,
Si hagard et si accablé ?
Le grenier de l’écureuil est plein,
Et la moisson est rentrée.

3


Je vois un lis à ton front
Moite d’une rosée d’angoisse et de fièvre,
Et, sur ta joue, une rose mi-flétrie
Achève de mourir.


4


Je vis une Dame par la prairie,
Elle était belle — une fille des fées,
Ses cheveux étaient longs, ses pas légers,
Et ses yeux étaient fous.

5


Je la mis sur mon coursier paisible,
Et ne vis qu’elle tout le long du jour,
Car elle se penchait sans cesse de côté, et disait
Un refrain enchanté.

6


Je tressai une couronne pour ses cheveux,
Et des bracelets, et une ceinture embaumée ;
Elle me regarda comme si elle m’aimait,
Et fit entendre une très douce plainte.

7


Elle me découvrit des racines savoureuses
Et du miel sauvage, et de la rosée de manne,
Et sûrement son étrange langage
Disait : « Je t’aime fidèlement. »


8


Elle m’amena dans sa grotte féerique,
Et là me regarda en soupirant,
Et là je baisai ses yeux fous et tristes,
Jusqu’au sommeil.

9


Et là nous sommeillâmes sur les mousses,
Et là je rêvai. — Oh ! malheur à moi,
Le dernier rêve que je rêvai
Sur le flanc de la froide colline.

10


Je vis des rois pâles, et des princes pâles,
Des guerriers pâles, tous pâles comme la mort ;
— Ils me criaient : « La Belle Dame sans merci
T’a pris dans ses rets. »

11


Je vis dans l’ombre leurs lèvres décharnées
Ouvertes dans un affreux avertissement ;
Je m’éveillai et me trouvai ici
Sur le flanc de la froide colline.


12


Et c’est pourquoi je languis ici
Errant solitaire et pâle,
Bien que les joncs de l’étang soient flétris
Et qu’aucun oiseau ne chante.