Poésies de Magu/Préface
Le plus naïf et le plus aimable de ces poëtes nouvellement éclos au sein du peuple, dont nous avons déjà plus d’une fois signalé l’avénement, c’est le bonhomme Magu. Artisan rustique né au village, sachant à peine lire, il précéda de beaucoup d’années Beuzeville et Lebreton, Poncy, Savinien Lapointe, et même, je crois, Durand, qui est de plusieurs années plus jeune que lui. Magu, tout jeune garçon, amoureux de sa cousine, qui est aujourd’hui la mère Magu aux quatorze enfants, rimait avant que l’on songeât à la nombreuse postérité que notre époque vient de donner à maître Adam, le menuisier nivernais. Il s’inspirait de la Fontaine ; il avait deviné Béranger ; et sans atteindre ni l’un ni l’autre, il ne restait en arrière de personne dans la sphère de ses idées et dans la nature de son talent. Moins habile à manier la langue nouvelle que Poncy et Lapointe, brillants produits de l’école romantique, il chantait dans la vieille bonne langue française dont il a conserve le tour naïf et clair, l’heureuse concision et la grâce enjouée. L’on a reproché quelquefois avec raison à nos jeunes poëtes prolétaires de manquer de cette originalité féconde qu’on devait attendre de la race nouvellement initiée aux mystères de la poésie. On exigeait de ceux-là, à la vérité, plus que le progrès des idées ne pouvait leur inspirer encore. On voulait des miracles, un langage à la fois énergique et grandiose, des formes toutes nouvelles, un élément inconnu jusqu’ici, apporté d’emblée par eux dans la poésie dès le premier essai. Trop sévères envers eux, on ne se contentait pas de leur voir peindre et manifester leur vie populaire dans un langage extraordinairement pur, élevé et savant par rapport à leur éducation ; on les accusait de se traîner dans la route tracée par les poètes des autres classes, d’imiter leur manière, de se servir des mêmes formes. Ce reproche n’était ni généreux ni juste, bien qu’à certains égards il fût assez fondé. Il faudrait plus d’espace que nous n’en avons ici pour développer notre sentiment sur cette question, et pour prouver que, si le peuple n’a pu produire encore un génie entièrement neuf, ce n’est point qu’il manque virtuellement de la puissance de le produire. Nous prouverions que le milieu social où il vil lui refuse cette inspiration que n’ont pas encore eue et que n’auront pas de sitôt non plus les poètes du monde des riches. Mais ce n’est pas ici le lieu de soulever d’aussi chaudes questions : elles seraient hors de place. Magu est un esprit calme, qui se venge de linégalité sociale par une malice si charmante que nul ne peut s’en offenser, et qui se résigne à son sort avec une patience, une modestie et une douceur pleines de grâces touchantes et fines. Nous aurions donc mauvaise grâce nous-même à secouer sur son chemin paisible la poussière et les cailloux, et à donner pour frontispice à son œuvre une discussion où sa personnalité humble et souriante serait comme défigurée par nos tristes pensées et nos pénibles réflexions.
Cela serait d’autant plus hors de saison que personne n’a pu adresser à Magu les reproches dont nous voudrions excuser comme il convient ses confrères les nobles poètes ouvriers. Tout le monde, au contraire, a remarqué avec intérêt que Magu était, dans ses vers comme dans sa vie, un véritable ouvrier ; qu’il ne faisait aucun effort pour parler la langue des hommes savants, et que celle des muses naïves lui arrivait toute naturelle, tout appropriée à sa condition, à ses habitudes, à son mode d’existence. La poésie s’est révélée à lui sous la véritable forme qu’elle devait prendre au village, au foyer rustique, au métier du tisserand. Cette muse aimable ne s’est point trop parée, et, comme il est homme de grand sens et de tact parfait, il l’a trouvée belle dans sa simplicité ; il l’a reconnue pour sa véritable lumière ; il l’a accueillie et fêtée d’un cœur hospitalier et reconnaissant. Aussi ne l’a-t-elle pas égaré, et lui a-t-elle dicté des chants si purs et si vrais, que le plus simple paysan de son hameau peut les comprendre aussi bien que les lettrés de la ville. La mère Magu, cette digne femme qui, lorsqu’elle n’était que la cousine et la fiancée du poëte,
… Distinguait bien un œillet d’une rose,
Mais ne démêlait point les vers d’avec la prose,
est aujourd’hui un fort bon juge que son mari aime à consulter. C’est un grand mérite et un grand art que d’obéir à ce genre d’inspiration qui porte avec soi le don d’initier toutes les intelligences aux grâces bienfaisantes de la poésie.
La vie de Magu a été racontée dans diverses notices biographiques qui ont orné les précédentes éditions de ses œuvres. On peut la résumer en peu de mots. Pendant trois hivers, cet enfant du pauvre reçut au village de Tancrou (canton de Lizy) l’instruction primaire, beaucoup plus humble alors qu’aujourd’hui. L’été, il travaillait à ôter des champs les cailloux et les chardons. Dès l’âge de vingt ans, atteint d’une ophthalmie cruelle et devenu peu à peu presque aveugle, il n’en continua pas moins son état de tisserand et sa lecture favorite de la Fontaine dans ses intervalles de santé. Il aima tendrement sa compagne, éleva une nombreuse famille, et supporta beaucoup de misère. Depuis quelques années seulement, il est devenu célèbre sans savoir comment, et en s’étonnant beaucoup que ses pauvres rimes, comme il les appelait, eussent trouvé de nombreux admirateurs et conquis un public. Fêté et choyé dans plusieurs salons de Paris, visité dans sa maisonnette par de beaux esprits et de belles dames, il n’en fut pas plus fier. Plein de goût, de gaieté, de naturel et de droiture, le bonhomme frappa tout le monde par l’entrain spirituel de sa conversation, et par le charme de ses lettres affectueuses et remplies de la divination des véritables convenances. Il ne faut pas voir plus de dix minutes le tisserand de Lizy, pour être convaincu de la supériorité de son intelligence, non-seulement comme poëte, mais comme homme de vie pratique. Il n’a dépouillé ni les habits ni les manières de l’artisan ; mais il sait donner tant de distinction à son naturel, qu’on s’imagine voir un de ces personnages qu’on n’avait rencontrés que dans les romans ou sur le théâtre, parlant à la fois comme un paysan et comme un homme du monde, et raisonnant presque toujours mieux que l’un et que l’autre.
Les lecteurs les plus récalcitrants à la poésie du peuple ont été presque tous désarmés par les vers de Magu, et peu de poëtes ont inspiré autant de bienveillance et de sympathie. C’est que ses vers respirent l’un et l’autre sentiment. Ils sont si coulants, si bonnement malins, si affectueux et si convaincants, qu’on est forcé de les aimer, et qu’on ne s’aperçoit pas de quelques défauts d’élégance ou de correction. Il y en a de si vraiment adorables qu’on est attendri, et qu’on n’a le courage de rien critiquer.