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Poésies de Schiller/Héro et Léandre

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Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 51-56).

HÉRO ET LÉANDRE.

Voyez ce vieux château que les rayons du soleil éclairent sur les rives où les vagues de l’Hellespont se précipitent en gémissant contre les rocs des Dardanelles. Entendez-vous le bruit de ces vagues qui se brisent sur le rivage ? Elles séparent l’Asie de l’Europe, mais elles n’épouvantent pas l’amour.

Le Dieu de l’amour a lancé un de ses traits puissants dans le cœur de Héro et de Léandre. Héro est belle et fraîche comme Hébé ; lui parcourt les montagnes, entraîné par le plaisir de la chasse. L’inimitié de leurs parents sépare cet heureux couple, et leur amour est en péril. Mais sur la tour de Sestos que les flots de l’Hellespont frappent sans cesse avec impétuosité, la jeune fille est assise dans la solitude, et regarde les rives d’Abydos, où demeure son bien-aimé. Hélas ! nul pont ne réunit ces rivages éloignés, nul bateau ne va de l’un à l’autre ; mais l’Amour a su trouver son chemin, il a su pénétrer dans les détours du labyrinthe ; il donne l’habileté à celui qui est timide, il asservit à son joug les animaux féroces, il attelle à son char les taureaux fougueux. Le Styx même, avec ses neuf contours, n’arrête pas le Dieu hardi : il enlève une amante aux sombres demeures de Pluton.

Il excite le courage de Léandre et le pousse sur les flots avec un ardent désir. Quand le rayon du jour pâlit, l’audacieux nageur se jette dans les ondes du Pont, les fend d’un bras nerveux et arrive sur la terre chérie où la lumière d’un flambeau lui sert de guide.

Dans les bras de celle qu’il aime, l’heureux jeune homme se repose de sa lutte terrible ; il reçoit la récompense divine que l’amour lui réserve, jusqu’à ce que l’aurore éveille les deux amants dans leur rêve de volupté, et que le jeune homme se rejette dans les ondes froides de la mer.

Trente jours se passent ainsi ; trente jours donnent à ces tendres amants les joies, les douceurs d’une nuit nuptiale, les transports ravissants que les Dieux eux-mêmes envient. Celui-là n’a pas connu le bonheur, qui n’a pas su dérober les fruits du ciel au bord effroyable du fleuve des enfers.

Le soir et le matin se succèdent à l’horizon. Les amants ne voient pas la chute des feuilles, ils ne remarquent pas le vent du nord qui annonce l’approche de l’hiver ; ils se réjouissent de voir les jours décroître, et remercient Jupiter qui prolonge les nuits.

Déjà la durée des nuits était égale à celle des jours. La jeune fille, assise dans son château, regardait les chevaux du Soleil courir à l’horizon ; la mer, silencieuse et calme, ressemblait à un pur miroir, nul souffle ne ridait sa surface de cristal ; des troupes de dauphins jouent dans l’élément limpide, et l’escorte de Téthys s’élève en longue ligne noire du sein de la mer. Ces êtres marins connaissaient seuls le secret de Léandre, mais Hécate les empêche à tout jamais de parler. La jeune fille contemple avec bonheur cette belle mer et lui dit d’une voix caressante : « Doux élément, pourrais-tu tromper ? Non, je traiterais d’imposteur celui qui t’appellerait fausse et infidèle. Fausse est la race des hommes, cruel est le cœur de mon père ; mais toi, tu es douce et bienveillante, tu t’émeus au chagrin de l’amour. J’étais condamnée à passer une vie triste et solitaire dans ces murs isolés et à languir dans un éternel ennui ; mais tu portes sur ton sein, sans nacelle et sans pont, celui que j’aime, et tu le conduis dans mes bras. Effrayante est ta profondeur, terribles sont tes vagues ! mais l’amour t’attendrit, le courage te subjugue.

« Le puissant Dieu de l’amour t’a subjuguée aussi, lorsque la jeune et belle Hellé s’en revenait avec son frère emportant la toison d’or : ravie de ses charmes, tu la saisis sur les vagues, tu l’entraînas au fond de la mer.

« Dans les grottes de cristal, douée de l’immortalité, Déesse, elle est unie à un Dieu, elle s’intéresse à l’amour persécuté, elle adoucit les mouvements impétueux et conduit les navigateurs dans le port. Belle Hellé, douce Déesse, c’est toi que j’implore, ramène-moi celui que j’aime, par sa route accoutumée. »

Déjà la nuit enveloppe le ciel, la jeune fille allume le flambeau qui doit servir de fanal, sur les vagues désertes, à celui qu’elle attend. Mais voilà que le vent s’élève et mugit, la mer écume, la lueur des étoiles disparaît et l’orage approche.

Les ténèbres s’étendent à la surface lointaine du Pont, et des torrents de pluie tombent du sein des nuages ; l’éclair brille, les vents sont déchaînés, les vagues profondes s’entr’ouvrent, et la mer apparaît terrible et béante comme la gueule de l’enfer.

« Malheur ! malheur à moi ! s’écrie la pauvre fille : Jupiter, prends pitié de mon sort. Hélas ! qu’ai-je osé demander ? Si les dieux m’écoutaient, si mon amant allait se livrer aux orages de cette mer infidèle !… Tous les oiseaux s’enfuient à la hâte, tous les navires qui connaissent la tempête se réfugient dans les baies. Hélas ! sans doute, l’audacieux entreprendra ce qu’il a déjà souvent entrepris, car il est poussé par un Dieu puissant ; et il me l’a juré, en me quittant, au nom de son amour, la mort seule l’affranchira de ses serments. Hélas ! à cette heure même il lutte contre la violence de la tempête, et les vagues courroucées l’entraînent dans l’abîme.

« Vagues trompeuses, votre silence cachait votre trahison. Vous étiez unies comme une glace, calmes et sans trouble, et vous allez l’entraîner dans vos profondeurs perfides. C’est lorsqu’il est déjà au milieu de son trajet, lorsque tout retour est impossible, que vous déchaînez contre lui votre fureur. »

La tempête s’augmente : les vagues s’élèvent comme des montagnes et se brisent en mugissant contre les rochers, le navire aux flancs de chêne n’échappe pas à leur fureur ; le vent éteint le flambeau qui devait guider le nageur, le péril est sur les eaux et le péril sur le rivage.

La jeune fille invoque Aphrodite ; elle la prie d’apaiser l’orage, et promet d’offrir de riches sacrifices, d’immoler un taureau avec des cornes dorées ; elle conjure toutes les Déesses de l’abîme et tous les Dieux du ciel de calmer la mer emportée.

« Écoute ma voix, sors de ta verte retraite, bienveillante Leucothée, toi qui souvent, à l’heure du péril, sur les vagues tumultueuses, es apparue aux navigateurs pour les sauver ! donne à celui que j’aime, ton voile sacré, ton voile d’un tissu mystérieux, qui l’emportera sain et sauf hors du précipice des flots. »

Les vents furieux s’apaisent, les chevaux d’Éos montent à l’horizon, la mer reprend sa sérénité, l’air est doux, l’onde est riante : elle tombe mollement sur les rocs du rivage et y apporte, comme en se jouant, un cadavre.

Oui, c’est lui qui est mort et qui n’a pas manqué à son serment. La jeune fille le reconnaît : elle n’exhale pas une plainte, elle ne verse pas une larme ; elle reste froide et immobile dans son désespoir, puis élève les yeux vers le ciel, et une noble rougeur colore son pâle visage.

« Ah ! c’est vous, terribles Divinités : vous exercez cruellement vos droits, vous êtes inflexibles, le cours de ma vie est achevé bien promptement. Mais j’ai connu le bonheur et mon destin fut doux ; je me suis consacrée à ton temple comme une de tes prêtresses, je t’offre gaiement, par ma mort, un nouveau sacrifice, Vénus, grande reine. »

Et, du haut de la tour, elle se précipite dans les flots. Le Dieu des mers s’empare du corps de la jeune fille, et, content de sa proie, il continue joyeusement à répandre les ondes de son urne inépuisable.