Poésies de Schiller/La Bataille
LA BATAILLE.
À travers la verte campagne l’armée soulève un nuage lourd et épais. Dans l’espace immense on n’entrevoit que les armes de fer ; les regards s’abaissent vers le sol, le cœur bat dans la poitrine, le major passe devant les troupes. Halte ! et ce commandement arrête les bataillons. Ils restent muets et immobiles.
Aux rayons ardents du matin que voyez-vous là-bas sur les montagnes ? Voyez-vous flotter les étendards ennemis ? Oui, nous voyons flotter les étendards ennemis. Que Dieu soit avec vous ! Femmes et enfants, allons ; entendez-vous le chant joyeux, le bruit des tambours ? Le son des fifres vibre dans les cœurs ; quelle rumeur terrible et régulière ! elle résonne dans tous les membres. Frères, recommandez-vous à Dieu, nous nous reverrons dans un autre monde.
Déjà l’éclair de la tempête scintille, le tonnerre éclate, l’œil est étonné, des décharges retentissent d’une armée à l’autre. Laisse-les retentir, au nom du ciel. Déjà l’on respire plus librement. La mort est en action, la lutte va commencer, les dés du sort tombent dans les nuages de la poudre.
Les armées se joignent, de peloton en peloton court l’ordre des chefs ; les soldats du premier rang font feu à genoux, beaucoup d’entre eux ne se relèvent pas. La balle fait de longues trouées, le fantassin tombe sur le fantassin qui le précède, la destruction s’étend à droite et à gauche, la mort renverse des bataillons.
Le soleil disparaît : la bataille est brûlante : la nuit s’étend sur l’armée. Recommandez-vous à Dieu, frères, nous nous reverrons dans un autre monde.
Le sang jaillit : les morts succèdent aux morts, les pieds foulent des cadavres. ― « Et toi aussi, Frantz ! ― Salue ma Charlotte ! ― La fureur du combat redouble : je la saluerai. Dieux ! voyez comme les balles sautent derrière nous ; ami, je saluerai ta Charlotte. Dors en paix, je tombe abandonné sous la pluie des balles. »
La bataille s’étend de côté et d’autre, la nuit sombre enveloppe les armées. Recommandez-vous à Dieu, frères, nous nous reverrons dans un autre monde.
Écoutez : on court au galop : les adjudants passent : les dragons s’élancent vers l’ennemi, et ses canons cessent de mugir. Victoire ! frères, la terreur s’est emparée de nos adversaires, leurs drapeaux s’abaissent.
Elle est décidée la bataille terrible : le jour reparaît brillant à travers les ombres, on entend le bruit du tambour, le son des fifres, les chants de triomphe. Adieu ! vous qui êtes morts, nous nous reverrons dans un autre monde.