Poésies de Schiller/La Promenade

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Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 114-121).

LA PROMENADE.

Salut à toi, montagne aux sommités empourprées ! salut à toi, soleil qui colores si bien ces cimes, et à toi, campagne animée, et à vous, tilleuls dont j’aime à entendre le murmure, et au chœur joyeux qui se balance sur ces rameaux ! Je te salue aussi, azur paisible qui entoures, dans un immense espace, la colline aux teintes sombres, la forêt verte qui s’étend sur moi, lorsque je quitte mon étroite retraite pour m’entretenir avec moi-même et pour te voir. Un air balsamique me pénètre et me rafraîchit, une lumière brillante satisfait mon regard altéré. Des couleurs vives et mobiles brillent dans la prairie, puis se fondent dans un doux ensemble. La plaine me reçoit sur ses larges tapis, le sentier rustique serpente à travers sa verdure, l’abeille diligente voltige et bourdonne autour de moi, le papillon se repose sur les feuilles de trèfle, les rayons du soleil tombent sur ma tête, les vents se taisent et l’on n’entend que le chant de l’alouette qui s’élance vers le ciel. J’écoute le murmure de la forêt voisine, la couronne des aunes se penche et la brise légère balance les pointes de gazon argenté. Là se trouvent l’ombre et les parfums, et le hêtre m’offre sous ses larges rameaux un toit pompeux, une fraîcheur attrayante. Dans les détours de la forêt le paysage disparaît à mes yeux, et je monte plus loin par le chemin qui serpente. À travers le réseau de feuillage pénètrent quelques rares rayons, et l’azur du ciel qui me sourit. Mais tout à coup ce voile se déchire, la forêt s’ouvre et je retrouve l’éblouissante clarté du jour. L’espace immense s’étend sous mes yeux, et une montagne bleuâtre entourée de vapeurs s’élève à l’horizon. Au pied de la cime élevée et escarpée je vois se dérouler comme une glace les vagues du fleuve, au-dessous de moi et sur ma tête est l’immensité. De quelque côté que mes regards se tournent, j’éprouve un sentiment de terreur ou une idée de vertige. Mais entre ces sommités inébranlables et ces profondeurs terribles un chemin assuré s’ouvre au voyageur. Devant moi sont des rives fécondes, devant moi une vallée superbe cultivée avec zèle. Ces lignes qui séparent les domaines du laboureur, c’est Démétrius qui les a tracées sur les tapis de verdure. Heureuse puissance de la loi du Dieu qui gouverne les hommes depuis que l’amour s’est enfui du monde. Mais dans les champs irréguliers qui tournent et serpentent, qui tantôt touchent à la forêt, qui tantôt s’élèvent sur la colline, on distingue une trace brillante : c’est la route qui réunit plusieurs pays. Sur le fleuve paisible flottent les radeaux ; la clochette des troupeaux retentit dans la vallée et l’écho solitaire répète les chants du berger. Le gai village orne les bords du fleuve, d’autres se cachent entre les arbres, d’autres sont suspendus aux flancs des coteaux. L’homme habite au milieu de ces champs, ses sillons entourent sa maison rustique, la vigne couronne ses fenêtres, l’arbre jette sur son toit un de ses rameaux. Heureux habitant des champs que le cri de la liberté n’a pas encore éveillé ! Tu suis gaiement les lois modestes qui te sont prescrites. Au retour régulier des moissons s’arrêtent tes vœux, et ta vie se déroule comme l’œuvre de ta journée ; mais qui vient tout à coup m’arracher à ces doux aspects ? un esprit étranger se jette sur ces campagnes, ce que l’affection unissait se divise et l’on ne cherche plus que son égal. Je vois des castes qui se forment, les hauts peupliers s’alignent avec une pompe régulière et majestueuse, tout est soumis à la règle, tout doit avoir une signification, et une escorte d’esclaves m’annonce le maître. De loin aussi il s’annonce éclairé par les coupoles brillantes, par les villes bâties avec le roc et couvertes de tours. Les faunes sont repoussés au fond des forêts sauvages ; mais la piété donne une plus haute destinée à la prière. L’homme s’est rapproché de l’homme ; son cercle, en se rétrécissant, s’anime ; il sent le monde entier se mouvoir en lui, les forces ardentes luttent dans les combats, leur lutte produit de grandes choses, leur alliance en produit de plus grandes encore. Un même esprit anime des milliers de bras, un même cœur, brûlant d’une pensée ardente, palpite dans des milliers de poitrines, il palpite pour la patrie et s’enflamme pour la loi des aïeux ; sur ce sol chéri reposent leurs cendres vénérées. Les Dieux descendent du ciel et établissent leurs demeures dans une enceinte consacrée. Ils viennent apportant des dons précieux : Cérès, la première, avec les présents de la charrue ; Hermès avec l’ancre du commerce, Bacchus avec la vigne, Minerve avec les rameaux verts de l’olivier et Poséidon avec le cheval de guerre ; Cybèle arrive avec son char attelé de lions et reçoit le droit de cité. Pierres saintes, c’est de vous que sont sortis les tuteurs de l’humanité, de vous les mœurs, les arts répandus dans les îles lointaines ; près de ces portes paisibles les sages ont prononcé leurs sentences, les héros se sont précipités dans les combats pour défendre leurs pénates. Sur les murs on voyait les mères avec leurs enfants suivant l’armée de leurs regards jusqu’à ce qu’elle disparût dans le lointain ; elles tombaient à genoux devant les autels des Dieux, elles imploraient le succès et la gloire, elles imploraient le retour de ceux qu’elles aimaient ; et vous obteniez, ô braves guerriers, le succès et l’honneur, mais vous ne reveniez pas ; la pierre raconte vos exploits : « Voyageur, si tu vas à Sparte, dis que tu nous as vus ici morts comme la loi l’ordonnait. » Reposez en paix, héros aimés, l’olivier, arrosé par votre sang, reverdit, et la semence précieuse germe dans le sol ; la libre industrie se met ardemment à l’œuvre, le Dieu des ondes l’appelle dans son lit de roseaux, la hache entre en sifflant dans la tige de l’arbre, la dryade soupire, et l’arbre tombe avec fracas du haut de la montagne. On coupe le roc, on enlève la pierre avec le levier, l’homme de la montagne descend dans les ravins, le marteau retentit sur l’enclume, les étincelles de l’acier jaillissent sous une main nerveuse, le lin doré entoure le léger fuseau, le navire se meut à l’aide des cordes de chanvre, le pilote pousse son cri sur la rade, on attend les flottes qui vont porter sur la terre étrangère le produit du travail, d’autres reviennent avec les richesses des côtes lointaines, la guirlande de fête s’élève au haut des mâts superbes, les places publiques, les marchés sont pleins de mouvement et l’oreille écoute avec surprise un singulier mélange de langues diverses, le marchand étale sur la place les moissons de la terre, celles qui mûrissent sous le soleil brûlant d’Afrique, celles de l’Arabie, celles de Thulé, et la corne d’Amalthée est remplie de dons précieux. Alors la fortune fait naître les œuvres de l’imagination, l’art se développe soutenu par la liberté, le sculpteur réjouit les regards par ses imitations de la vie réelle, et le ciseau donne à la pierre le sentiment et l’éloquence. Sur les élégantes colonnes ioniennes repose un ciel artistique et l’Olympe entier est renfermé dans le Panthéon. Sur les torrents écumeux le pont s’élève, léger comme l’arc-en-ciel d’Iris et comme la flèche ; dans une retraite paisible le savant trace des cercles importants et fait des expériences fécondes : il examine la force de la matière, l’attraction de l’aimant, suit le son dans les airs, la lumière dans l’espace, cherche la loi des phénomènes et le mouvement du pôle. L’écriture donne un corps et une voix à la pensée muette, une feuille éloquente la conserve à travers le cours des siècles, les nuages de l’erreur se dissipent, les fantômes de la nuit s’évanouissent à la lumière ; l’homme brise ses chaînes, heureux se, en brisant les chaînes de la crainte, il ne rompait pas aussi les liens de la sagesse ! Liberté ! crie la raison : liberté ! les désirs aveugles se séparent de la sainte nature, l’homme brise dans la tempête les ancres qui le retenaient prudemment au rivage, le torrent écumeux le saisit et l’emporte dans l’espace, le rivage disparaît, la nacelle privée de ses mâts se balance sur les vagues orageuses, les étoiles se cachent sous les nuages ; rien ne reste, tout est terreur et confusion, la vérité n’est plus dans le langage, la foi et la fidélité ne sont plus dans la vie, le serment est trompeur, le sycophante pénètre dans les liens les plus fermes du cœur, dans les secrets de l’amour et sépare l’ami de son ami, la trahison regarde d’un œil perfide l’innocence, la dent du calomniateur fait de mortelles blessures, l’âme profanée ne garde que de lâches pensées et l’amour rejette la divine noblesse de ses sentiments ; le mensonge a pris tes traits, ô vérité ! il profane les voix les plus précieuses de la nature que le cœur altéré recherche dans l’élan de la joie ; à peine y a-t-il dans le silence une émotion vraie, à la tribune on parle pompeusement d’équité, dans la cabane on parle d’union, et le fantôme de la loi est debout près du trône des rois. Cette momie, cette image trompeuse de la vie peut subsister pendant des siècles entiers jusqu’à ce que la nature se réveille et, d’une main lourde, d’une main de fer, poussée par le temps et par la nécessité, brise l’édifice imposteur ; jusqu’à ce que, pareille à une tigresse qui, dans le souvenir des forêts de Numidie, rompt ses grilles de fer, l’humanité se lève avec la rage du crime et de la misère, et cherche à retrouver la nature dans les cendres d’une ville. Ouvrez-vous, ô murailles, laissez le prisonnier retourner aux campagnes qu’il a quittées. Mais où suis-je ? Le sentier disparaît, les abîmes profonds arrêtent ma marche, derrière moi sont les haies riantes, les jardins fleuris, toutes les traces des œuvres de l’homme, je ne vois plus que la matière d’où la vie doit sortir, le basalte brut attend la main qui le doit façonner, le torrent se précipite à travers les fentes du roc et se fraie un chemin sous les racines de l’arbre. Tout est ici sombre et terrible dans l’atmosphère déserte, l’aigle solitaire plane entre les nuages et le monde. Jusqu’à moi nul vent n’apporte le bruit des joies et des fatigues de l’homme, suis-je réellement seul ? Ah ! nature, je me retrouve dans tes bras, sur ton cœur, ce n’était qu’un rêve, un rêve effrayant, il se dissipe avec les images affreuses de la vie : je reprends une pensée plus pure à ton pur autel, je reprends l’heureuse confiance de la jeunesse. Sans cesse pour nous la volonté change le but et la règle, sans cesse nos actions se reproduisent sous une même forme ; mais toi, tu conserves avec une jeunesse éternelle et une beauté toujours nouvelle la vieille loi ; constamment la même, tu gardes à l’homme, entre tes mains, ce que l’enfant léger, ce que le jeune homme t’ont confié, tu nourris avec la même tendresse les différents âges. Sous le même ciel bleu, sur la même verdure les générations passent, se succèdent, et voyez le soleil qui nous sourit ; c’est encore le soleil d’Homère.