Poésies de Schiller/Pégase sous le joug
PÉGASE SOUS LE JOUG.
Un jour un pauvre poëte dans le besoin amena pour le vendre le coursier des Muses à la foire aux chevaux, peut-être bien à Heymark, où l’on trafique de beaucoup d’autres denrées.
L’hippogriffe hennissait et se cabrait fier et superbe. Chacun le regardait avec surprise et s’écriait : Quelle belle bête ! quel royal coursier ! C’est dommage que ces vilaines ailes déparent sa taille élégante, ce serait un superbe cheval de poste. Une telle race, dites-vous, est rare ; mais qui songe à se faire charrier dans les airs ? et personne ne veut exposer son argent. Un fermier enfin prend courage. « Il est vrai, dit-il, que ses ailes sont parfaitement inutiles, mais on peut les lier et les diminuer, alors ce cheval pourra servir à l’attelage : je veux me risquer à en donner vingt livres. » Le poëte, content du marché, lui crie : « Un homme n’a que sa parole. » Et le fermier s’éloigne avec son emplette.
Le noble cheval est attelé ; mais à peine sent-il ce fardeau inaccoutumé, qu’il s’élance avec une ardeur sauvage et jette, dans sa noble colère, le chariot au bord de l’abîme. « C’est bien, dit le fermier, je ne confierai plus une charrette à cette bête fougueuse : l’expérience rend sage. Demain je dois conduire des passagers, je le place en tête du convoi, il m’épargnera deux chevaux, et les années le calmeront. »
Dans le commencement tout alla bien : le léger coursier s’anime, galope, entraîne rapidement la voiture. Mais qu’arrive-t-il ? les yeux tournés vers les nuages et inaccoutumé à toucher le sol de son pied, bientôt il abandonne le chemin, et, fidèle à sa puissante nature, il s’élance à travers les bruyères et les marais, les champs ensemencés et les broussailles. Le même vertige saisit les autres chevaux : en vain l’on crie, les rênes sont impuissantes, jusqu’à ce qu’enfin, au grand effroi des voyageurs, la voiture ébranlée, disloquée s’arrête sur la cime d’une montagne.
« Cela ne va pas, dit le fermier Jean d’un air chagrin, et cela n’ira jamais ; voyons si par le travail et le jeûne je ne pourrai vaincre cet enragé. » L’épreuve est faite, bientôt le noble coursier est maigre comme une ombre. « Enfin m’y voilà, dit Jean, allons, à l’œuvre, attelez-moi ce cheval à la charrue avec mon plus fort taureau. »
Aussitôt fait que dit. On voit ce ridicule attelage du cheval ailé et du bœuf. Pégase se soumet à regret et tente un dernier effort pour prendre son vol, mais en vain ; le taureau marche d’un pas mesuré, et le coursier d’Apollon doit cheminer de même. Épuisé enfin par sa longue résistance, privé de ses forces et accablé de douleur, le noble animal tombe par terre et se roule dans la poussière.
« Maudite bête ! s’écria Jean en colère, et en faisant jouer le fouet, tu n’es donc pas même bon à labourer le sol ; j’ai été la dupe d’un fripon. »
Pendant qu’il exhale ainsi sa rage, un joyeux garçon passe gaiement sur la route : le luth résonne sous ses doigts légers et un ruban d’or pare sa blonde chevelure. « Que veux-tu donc faire, ami, dit-il au paysan, de ce couple étrange ? Soumettre à un même joug le bœuf et l’oiseau, quelle singulière idée ! confie-moi pour quelques instants ton cheval et regarde, tu vas voir des merveilles. »
L’hippogriffe est dételé, le jeune homme s’élance sur son dos en riant. À peine le coursier a-t-il senti la main assurée du maître, il tressaille, se relève et l’éclair jaillit de ses yeux. Ce n’est plus l’animal abattu par la fatigue, c’est un coursier royal, un esprit, un Dieu qui s’élance majestueusement au souffle de la tempête, qui s’en va vers le ciel : et tandis que les regards le cherchent encore, il plane dans les régions azurées.