Poésies de voyage/07

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Poésies de voyage
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 1140-1142).
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VII.

la traversée.

À Louisa ***


Adieu, ma ville ! Adieu, grève de Ker-Roman !
La grande voile s’enfle et frappe le hauban ;
« Je vois monter au loin les côtes de Belle-Île,
« Pour la dernière fois, adieu, la blanche ville !
« Et vous, hameaux sacrés, où, comme un fils pieux,
« J’errais, interrogeant l’antique esprit des lieux,
« L’enfance dans ses jeux, sur son banc la vieillesse ;
« Tout ce qu’enferme un cœur aimant, je vous le laisse. »
Mais déjà le navire entrait en pleine mer,
Tout s’imprégnait de sel et devenait amer,
Les vagues et les vents redoublaient leur secousse,
Les matelots juraient, et l’on battait le mousse.
« Ah ! dis-je, et, tout ému, mon cœur se soulevant,
« C’est une lâcheté de frapper un enfant ! »
Le matelot rougit, mais une jeune fille,
Aventurière, hélas ! sans amis, sans famille,
Comme moi vint en aide au petit malheureux,
Et dans un coin du bord murmura : « C’est affreux ! »

Tel fut notre départ. Au terme du voyage,
Pourquoi donc ce retour vers le dur équipage,
Et qu’au roulis des flots en moi-même bercé,
J’achève à terre un chant sur la mer commencé ?
Ah ! ce chant, inscris-le sur tes feuillets d’ivoire,
Car c’est là, Poésie, un voyage à ta gloire,
Sirède dont la voix modère l’ouragan,
Déesse qui soumets les loups de l’Océan.

Chaque soir, bruit des vents pareils à des couleuvres,
Tumulte des marins courant dans les manœuvres,
Féroces coups de mer ; puis, au jour renaissant,
Cette fièvre des flots par degrés s’apaisant ;

La voile sans haleine, et, sur une mer d’huile,
Comme un phoque endormi le navire immobile.

Alors, quand sur le pont l’équipage étendu
Reposait, l’un fumant, l’autre en rêve perdu,
Quand la chaudière aussi par le mousse allumée
Sur nous joyeusement répandait sa fumée,
La jeune fille alors, les yeux vers l’horizon,
A ce monde inconnu jetait une chanson,
Le peuplait de châteaux, d’amoureux, de féeries,
Tant que rien ne troublait ses longues rêveries.
Parfois, vers un gros livre ouvert sur mes genoux,
Je voyais lourdement se traîner tous ces loups
« Lisez-nous, disaient-ils, quelque nouvelle histoire,
« Celle d’hier remplit encor notre mémoire. »
Sauvage naturel, mais instinct vierge et prompt
Dès que la voix de l’art l’interroge, il répond.
Comme l’aile du vent sur la cime des lames,
L’émotion courait rapide sur ces ames ;
Un mot assombrissait leurs yeux, où sans efforts
Le rire sur leur lèvre arrivait à pleins bords.
Oh ! lorsque le récit grave, mais sans emphase,
Loin du monde présent les tenait en extase ;
Malheur à l’importun qui ramenait du ciel
Ces esprits enivrés ! Ainsi ce bon Mikel,
Obligé de passer, de repasser sans cesse,
Pauvre mousse, essuyait toujours quelque rudesse.
— « Mikel, disais-je alors, près de nous assieds-toi.
« En maître tu sais lire, un instant lis pour moi. »
Et le cercle s’ouvrait, et ce timbre sonore
Au charme du récit prêtait son charme encore,
Et des yeux des marins mes yeux voyaient sortir
Des larmes, à la voix de cet enfant martyr.

Poésie, ô parfum, accord, divine flamme,
Des lèvres de l’enfant, des chansons de la femme,
Ainsi tu t’exhalais ! ainsi, purifié,
Le plus dur se laissait aller à la pitié ! —

Une nuit, froide nuit où, selon ma coutume,

Je marchais sur le pont en défiant la brume,
Le patron m’aborda ; puis, sa main dans ma main,
« Ah ! si l’on m’eût montré plus jeune mon chemin !
« Me dit-il brusquement ; car je suis un sauvage…
« Mais on peut, grace à Dieu, se refaire à tout âge. »

Au point du jour, le vent souffla plus attiédi.
Sur nous se déployait le ciel bleu du midi.
Sous les reflets dorés de ce soleil d’automne,
Quand le côtier breton entra dans la Garonne,
Les juremens, les cris n’éclataient plus à bord ;
Chaque homme à son travail se tenait doux et fort ;
Le mousse à pleine voix chantait sur un cordage,
Et la femme envoyait ses rêves au rivage ;
Partout avec bonheur régnait l’ordre prescrit
Le navire semblait conduit par un Esprit.


Bordeaux.
A. Brizeux.

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