Poésies diverses (Chateaubriand)/Les malheurs de la révolution

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XIV.

LES MALHEURS DE LA RÉVOLUTION.


Paris, 1813.


Sors des demeures souterraines,
Néron, des humains le fléau !
Que le triste bruit de nos chaînes
Te réveille au fond du tombeau.
Tout est plein de trouble et d’alarmes :
Notre sang coule avec nos larmes ;
Ramper est la première loi :
Nous traînons d’ignobles entraves ;
On ne voit plus que des esclaves :
Viens ; le monde est digne de toi.

Ils sont dévastés dans nos temples
Les monuments sacrés des rois :
Mon œil effrayé les contemple ;
Je tremble et je pleure à la fois.
Tandis qu’une fosse commune
Des grandeurs et de la fortune
Reçoit les funèbres lambeaux,
Un spectre, à la voix menaçante,
A percé la tombe récente
Qui dévora les vieux tombeaux.

Sa main d’une pique est armée :
Un bonnet cache son orgueil ;
Par la mort sa vue est charmée :
Il cherche un tyran[1] au cercueil.
Courbé sur la poudre insensible,
Il saisit un sceptre terrible
Qui du lis a flétri la fleur,
Et d’une couronne gothique
Chargeant son bonnet anarchique.
Il se fait roi de la douleur.

Voilà le fantôme suprême,
François, qui va régner sur vous
Du républicain diadème
Portez le poids léger et doux.
L’anarchie et le despotisme,
Au vil autel de l’athéisme,
Serrent un nœud ensanglanté,
Et s’embrassant dans l’ombre impure,
Ils jouissent de la torture
De leur double stérilité.

L’échafaud, la torche fumante,
Couvrent nos campagnes de deuil.
La Révolution béante
Engloutit le fils et l’aïeul.
L’adolescent qu’atteint sa rage
Va mourir au champ du carnage
Ou dans un hospice exilé ;
Avant qu’en la tombe il s’endorme,
Sur un appui de chêne ou d’orme,
Il traîne un buste mutilé.

Ainsi quand l’affreuse Chimère[2]
Apparut non loin d’Ascalon,
En vain la tendre et foible mère
Cacha ses enfants au vallon.
Du Jourdain les roseaux frémirent :
Au Liban les cèdres gémirent,
Les palmiers à Jézerael,
Et le chameau, laissé sans guides,
Pleura dans les sables arides
Avec les femmes d’Ismael.

Napoléon de son génie
Enfin écrase les pervers ;
L’ordre renaît : la France unie
Reprend son rang dans l’univers.
Mais, géant, fils aîné de l’homme,
Faut-il d’un trône qu’on te nomme

Usurpateur ? Mal fécondé,
L’illustre champ de ta victoire
Devoit-il renier la gloire
Du vieux Cid et du grand Condé ?

Racontez, nymphes de Vincenne,
Racontez des faits inouïs[3],
Vous qui présidiez sous un chêne
À la justice de Louis !
Oh ! de la mort chantre sublime[4],
Toi qui d’un héros magnanime
Rends plus grand le grand souvenir,
Quels cris aurois-tu fait entendre.
Si, quand tu pleurois sur sa cendre.
Ton œil eût sondé l’avenir ?

Le vieillard-roi dont la clef sainte
De Rome garde les débris
N’a pu, dans l’éternelle enceinte,
À son front trouver des abris.
On peut charger ses mains débiles
De fers ingrats[5], mais inutiles,
Car il reste au juste nouveau
La force de sa croix divine,
Et de sa couronne d’épine,
Et de son sceptre de roseau.

Triomphateur, notre souffrance
Se fatigue de tes lauriers ;
Loin du doux soleil de la France
Devois-tu laisser nos guerriers[6] ?
La Duna, que tourmente Éole,
Au Neptune inconnu du pôle
Roule leurs ossements blanchis,
Tandis que le noir Borysthène
Va conter le deuil de la Seine
Aux mers brillantes de Colchis.

À l’avenir ton âme aspire ;
Avide encore du passé,

Tu veux Memphis ; du temps l’empire
Par l’aigle sera traversé.
Mais, Napoléon, ta mémoire
Ne se montrera dans l’histoire
Que sous le voile de nos pleurs :
Lorsqu’à l’admirer tu m’entraînes,
La liberté me dit ses chaînes,
La vertu m’apprend ses douleurs.


  1. Louis XI. Ce roi ne fut point enterré à Saint-Denis : peu importe au poëte.
  2. Prise ici pour le monstre marin d’Andromède.
  3. Mort du duc d’Enghien.
  4. Bossuet.
  5. Le pape à Fontainebleau.
  6. Campagne de Moscou.