Aller au contenu

Poésies diverses (Molière)

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 697-711).


POÉSIES DIVERSES.




STANCES.




Souffrez qu’Amour cette nuit vous réveille ;
Par mes soupirs laissez-vous enflammer ;
Vous dormez trop, adorable merveille,
Car c’est dormir que de ne point aimer.

Ne craignez rien ; dans l’amoureux empire
Le mal n’est pas si grand que l’on le fait ;
Et lorsqu’on aime, et que le cœur soupire,
Son propre mal souvent le satisfait.

Le mal d’aimer, c’est de vouloir le taire :
Pour l’éviter, parlez en ma faveur.
Amour le veut, n’en faites point mystère.
Mais vous tremblez, et ce dieu vous fait peur !

Peut-on souffrir une plus douce peine ?
Peut-on subir une plus douce loi ?
Qu’étant des cœurs la douce souveraine.
Dessus le vôtre, Amour agisse en roi.

Rendez-vous donc, ô divine Amarante,
Soumettez-vous aux volontés d’Amour ;
Aimez pendant que vous êtes charmante,
Car le temps passe et n’a point de retour[1].


VERS
Placés au bas d’une estampe représentant la Confrérie de l’esclavage de Notre-Dame de la Charité[2].

Brisez les tristes fers du honteux esclavage
Où vous tient du péché le commerce honteux,
Et venez recevoir le glorieux servage
Que vous tendent les mains de la reine des cieux :
L’un, sur vous, à vos sens donne pleine victoire ;
L’autre sur vos désirs vous fait régner en rois ;
L’un vous tire aux enfers, et l’autre dans la gloire :
Hélas ! peut-on, mortels, balancer sur le choix ?


BOUTS-RIMÉS
COMMANDÉS PAR LE PRINCE. . . .[3]
SUR LE BEL AIR.
Que vous m’embarrassez avec votre
grenouille,
Qui traîne à ses talons le doux mot d’
hypocras !
Je hais des bouts-rimés le puéril
fatras,
Et tiens qu’il vaudroit mieux filer une
quenouille.
La gloire du bel air n’a rien qui me
chatouille ;
Vous m’assommez l’esprit avec un gros
plâtras ;
Et je tiens heureux ceux qui sont morts à
Coutras,
Voyant tout le papier qu’en sonnets on
barbouille.
M’accable derechef la haine du
cagot,
Plus méchant mille fois que n’est un vieux
magot,
Plutôt qu’un bout-rimé me fasse entrer en
danse !
Je vous le chante clair, comme un
chardonneret ;
Au bout de l’univers je fuis dans une
manse.
Adieu, grand prince, adieu ; tenez-vous
guilleret.

AU ROI
SUR
LA CONQUÊTE DE LA FRANCHE-COMTÉ[4]

Ce sont faits inouïs, grand roi, que tes victoires !
L’avenir aura peine à les bien concevoir ;
Et de nos vieux héros les pompeuses histoires
Ne nous ont point chanté ce que tu nous fais voir.

Quoi ! presque au même instant qu’on te l’a vu résoudre
Voir toute une province unie à tes États !
Les rapides torrents, et les vents, et la foudre,
Vont-ils, dans leurs effets, plus vite que ton bras ?

N’attends pas, au retour d’un si fameux ouvrage,
Des soins de notre muse un éclatant hommage.
Cet exploit en demande, il le faut avouer.

Mais nos chansons, grand roi, ne sont pas sitôt prêtes
Et tu mets moins de temps à faire tes conquêtes
    Qu’il n’en faut pour les bien louer.


SONNET
À M. LA MOTHE LE VAYER
SUR LA MORT DE SON FILS[5]
1664

Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts :
Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême ;
Et, lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,
La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.

On se propose à tort cent préceptes divers
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ;
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.

On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;
Mais la perte, par là, n’en est pas moins cruelle.

Ses vertus de chacun le faisoient révérer ;
Il avoit le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle ;
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.

LETTRE D’ENVOI
DU SONNET PRÉCÉDENT.

« Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il falloit en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa douleur en liberté. Si je n’ai pas trouvé d’assez fortes raisons pour affranchir votre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne sauroit persuader ce qu’il sait si bien faire.

Molière. »
LA GLOIRE[6]
DU
DÔME DU VAL-DE-GRÂCE.
1669.

Digne fruit de vingt ans de travaux somptueux,
Auguste bâtiment, temple majestueux,
Dont le dôme superbe, élevé dans la nue,
Pare du grand Paris la magnifique vue,
Et, parmi tant d’objets semés de toutes parts,
Du voyageur surpris prend les premiers regards,
Fais briller à jamais, dans ta noble richesse,
La splendeur du saint vœu d’une grande princesse[7]
Et porte un témoignage à la postérité
De sa magnificence et de sa piété ;
Conserve à nos neveux une montre fidèle
Des exquises beautés que tu tiens de son zèle :
Mais défends bien surtout de l’injure des ans
Le chef-d’œuvre fameux de ses riches présents,
Cet éclatant morceau de savante peinture,
Dont elle a couronné ta noble architecture :
C’est le plus bel effet des grands soins qu’elle a pris,
Et ton marbre et ton or ne sont point de ce prix.

Toi qui dans cette coupe, à ton vaste génie

Comme un ample théâtre heureusement fournie,
Es venu déployer les précieux trésors
Que le Tibre t’a vu ramasser sur ses bords ;
Dis-nous, fameux Mignard, par qui te sont versées
Les charmantes beautés de tes nobles pensées,
Et dans quel fonds tu prends cette variété
Dont l’esprit est surpris, et l’œil est enchanté.
Dis-nous quel feu divin, dans tes fécondes veilles,
De tes expressions enfante les merveilles ;
Quels charmes ton pinceau répand dans tous ses traits
Quelle force il y mêle à ses plus doux attraits,
Et quel est ce pouvoir qu’au bout des doigts tu portes.
Qui sait faire à nos yeux vivre des choses mortes
Et, d’un peu de mélange et de bruns et de clairs,
Rendre esprit la couleur, et les pierres des chairs.

Tu te tais, et prétends que ce sont des matières
Dont tu dois nous cacher les savantes lumières,
Et que ces beaux secrets, à tes travaux vendus,
Te coûtent un peu trop pour être répandus ;
Mais ton pinceau s’explique et trahit ton silence ;
Malgré toi, de ton art il nous fait confidence ;
Et, dans ses beaux efforts à nos yeux étalés,
Les mystères profonds nous en sont révélés.
Une pleine lumière ici nous est offerte ;
Et ce dôme pompeux est une école ouverte,
Où l’ouvrage, faisant l’office de la voix,
Dicte de ton grand art les souveraines lois.
Il nous dit fortement les trois nobles parties[8]
Qui rendent d’un tableau les beautés assorties,
Et dont, en s’unissant, les talents relevés
Donnent à l’univers les peintres achevés.

Mais des trois, comme reine, il nous expose celle[9]
Que ne peut nous donner le travail, ni le zèle ;
Et qui, comme un présent de la faveur des cieux,
Est du nom de divine appelée en tous lieux ;
Elle dont l’essor monte au-dessus du tonnerre,
Et sans qui l’on demeure à ramper contre terre.
Qui meut tout, règle tout, en ordonne à son choix,

Et des deux autres mène et régit les emplois.
Il nous enseigne à prendre une digne matière
Qui donne au feu du peintre une vaste carrière,
Et puisse recevoir tous les grands ornements
Qu’enfante un beau génie en ses accouchements,
Et dont la poésie et sa sœur la peinture,
Parant l’instruction de leur docte imposture,
Composent avec art ces attraits, ces douceurs,
Qui font à leurs leçons un passage en nos cœurs,
Et par qui, de tout temps, ces deux sœurs si pareilles
Charment, l’une les yeux, et l’autre les oreilles.
Mais il nous dit de fuir un discord apparent
Du lieu que l’on nous donne et du sujet qu’on prend ;
Et de ne point placer, dans un tombeau de fêtes,
Le ciel contre nos pieds, et l’enfer sur nos têtes.
Il nous apprend à faire, avec détachement,
De groupes contrastés un noble agencement,
Qui du champ du tableau fasse un juste partage,
En conservant les bords un peu légers d’ouvrage,
N’ayant nul embarras, nul fracas vicieux
Qui rompe ce repos, si fort ami des yeux ;
Mais où, sans se presser, le groupe se rassemble,
Et forme un doux concert, fasse un beau tout ensemble,
Où rien ne soit à l’œil mendié, ni redit,
Tout s’y voyant tiré d’un vaste fonds d’esprit,
Assaisonné du sel de nos grâces antiques,
Et non du fade goût des ornements gothiques,
Ces monstres odieux des siècles ignorants,
Que de la barbarie ont produits les torrents,
Quand leur cours, inondant presque toute la terre,
Fit à la politesse une mortelle guerre.
Et, de la grande Rome abattant les remparts,
Vint, avec son empire, étouffer les beaux-arts.
Il nous montre à poser avec noblesse et grâce
La première figure à la plus belle place,
Riche d’un agrément, d’un brillant de grandeur
Qui s’empare d’abord des yeux du spectateur ;
Prenant un soin exact que, dans tout son ouvrage,
Elle joue aux regards le plus beau personnage ;
Et que, par aucun rôle au spectacle placé,
Le héros du tableau ne se voie effacé.

Il nous enseigne à fuir les ornements débiles
Des épisodes froids, et qui sont inutiles.
À donner au sujet toute sa vérité,
À lui garder partout pleine fidélité,
Et ne se point porter à prendre de licence,
À moins qu’à des beautés elle donne naissance.

Il nous dicte amplement les leçons du dessin[10],
Dans la manière grecque, et dans le goût romain :
Le grand choix du beau vrai, de la belle nature,
Sur les restes exquis de l’antique sculpture,
Qui prenant d’un sujet la brillante beauté,
En savoit séparer la foible vérité,
Et formant de plusieurs une beauté parfaite,
Nous corrige par l’art la nature qu’on traite.
Il nous explique à fond, dans ses instructions,
L’union de la grâce et des proportions :
Les figures partout doctement dégradées,
Et leurs extrémités soigneusement gardées ;
Les contrastes savants des membres agroupés,
Grands, nobles, étendus, et bien développés,
Balancés sur leur centre en beauté d’attitude,
Tous formés l’un pour l’autre avec exactitude,
Et n’offrant point aux yeux ces galimatias
Où la tête n’est point de la jambe, ou du bras ;
Leur juste attachement aux lieux qui les font naître,
Et les muscles touchés autant qu’ils doivent l’être ;
La beauté des contours observés avec soin,
Point durement traités, amples, tirés de loin,
Inégaux, ondoyants, et tenant de la flamme,
Afin de conserver plus d’action et d’âme.
Les nobles airs de tête amplement variés,
Et tous au caractère avec choix mariés ;
Et c’est là qu’un grand peintre, avec pleine largesse,
D’une féconde idée étale la richesse,
Faisant briller partout de la diversité,
Et ne tombant jamais dans un air répété :
Mais un peintre commun trouve une peine extrême
À sortir, dans ses airs, de l’amour de soi-même ;
De redites sans nombre il fatigue les yeux,

Et, plein de son image, il se peint en tous lieux.
Il nous enseigne aussi les belles draperies,
De grands plis bien jetés suffisamment nourries,
Dont l’ornement aux yeux doit conserver le nu,
Mais qui, pour le marquer, soit un peu retenu,
Qui ne s’y colle point, mais en suive la grâce,
Et, sans la serrer trop, la caresse et l’embrasse.
Il nous montre à quel air, dans quelles actions,
Se distinguent à l’œil toutes les passions ;
Les mouvements du cœur, peints d’une adresse extrême,
Par des gestes puisés dans la passion même,
Bien marqués pour parler, appuyés, forts, et nets,
Imitant en vigueur les gestes des muets,
Qui veulent réparer la voix que la nature
Leur a voulu nier, ainsi qu’à la peinture.

Il nous étale enfin les mystères exquis
De la belle partie où triompha Zeuxis[11],
Et qui, le revêtant d’une gloire immortelle,
Le fit aller de pair avec le grand Apelle :
L’union, les concerts, et les tons des couleurs,
Contrastes, amitiés, ruptures, et valeurs,
Qui font les grands effets, les fortes impostures,
L’achèvement de l’art, et l’ame des figures.
Il nous dit clairement dans quel choix le plus beau
On peut prendre le jour et le champ du tableau :
Les distributions et d’ombre et de lumière
Sur chacun des objets et sur la masse entière ;
Leur dégradation dans l’espace de l’air
Par les tons différents de l’obscur et du clair,
Et quelle force il faut aux objets mis en place
Que l’approche distingue et le lointain efface ;
Les gracieux repos que, par des soins communs,
Les bruns donnent aux clairs, comme les clairs aux bruns,
Avec quel agrément d’insensible passage
Doivent ces opposés entrer en assemblage,
Par quelle douce chute ils doivent y tomber,
Et dans un milieu tendre aux yeux se dérober,
Ces fonds officieux qu’avec art on se donne,
Qui reçoivent si bien ce qu’on leur abandonne ;

Par quels coups de pinceau, formant de la rondeur,
Le peintre donne au plat le relief du sculpteur ;
Quel adoucissement des teintes de lumière
Fait perdre ce qui tourne et le chasse derrière,
Et comme avec un champ fuyant, vague et léger,
La fierté de l’obscur, sur la douceur du clair
Triomphant de la toile, en tire avec puissance
Les figures que veut garder sa résistance ;
Et, malgré tout l’effort qu’elle oppose à ses coups,
Les détache du fond, et les amène à nous.

Il nous dit tout cela, ton admirable ouvrage :
Mais, illustre Mignard, n’en prends aucun ombrage ;
Ne crains pas que ton art, par ta main découvert,
À marcher sur tes pas tienne un chemin ouvert,
Et que de ses leçons les grands et beaux oracles
Élèvent d’autres mains à tes doctes miracles :
Il y faut des talents que ton mérite joint,
Et ce sont des secrets qui ne s’apprennent point.
On n’acquiert point, Mignard, par les soins qu’on se donne,
Trois choses dont les dons brillent dans la personne,
Les passions, la grâce, et les tons de couleur
Qui des riches tableaux font l’exquise valeur ;
Ce sont présents du ciel, qu’on voit peu qu’il assemble ;
Et les siècles ont peine à les trouver ensemble.
C’est par là qu’à nos yeux nuls travaux enfantés
De ton noble travail n’atteindront les beautés.
Malgré tous les pinceaux que ta gloire réveille,
Il sera de nos jours la fameuse merveille,
Et des bouts de la terre en ces superbes lieux
Attirera les pas des savants curieux.

Ô vous, dignes objets de la noble tendresse
Qu’a fait briller pour vous cette auguste princesse,
Dont au grand Dieu naissant, au véritable Dieu,
Le zèle magnifique a consacré ce lieu[12],
Purs esprits, où du ciel sont les grâces infuses,
Beaux temples des vertus, admirables recluses,
Qui, dans votre retraite, avec tant de ferveur,

Mêlez parfaitement la retraite du cœur,
Et, par un choix pieux hors du monde placées,
Ne détachez vers lui nulle de vos pensées,
Qu’il vous est cher d’avoir sans cesse devant vous
Ce tableau de l’objet de vos vœux les plus doux,
D’y nourrir par vos yeux les précieuses flammes
Dont si fidèlement brûlent vos belles âmes,
D’y sentir redoubler l’ardeur de vos désirs,
D’y donner à toute heure un encens de soupirs,
Et d’embrasser du cœur une image si belle
Des célestes beautés de la gloire éternelle,
Beautés qui dans leurs fers tiennent vos libertés,
Et vous font mépriser toutes autres beautés !

Et toi, qui fus jadis la maîtresse du monde,
Docte et fameuse école en raretés féconde,
Où les arts déterrés ont, par un digne effort,
Réparé les dégâts des barbares du Nord ;
Source des beaux débris des siècles mémorables,
Ô Rome, qu’à tes soins nous sommes redevables
De nous avoir rendu, façonné de ta main,
Ce grand homme, chez toi devenu tout Romain,
Dont le pinceau, célèbre avec magnificence,
De ces riches travaux vient parer notre France,
Et dans un noble lustre y produire à nos yeux
Cette belle peinture inconnue en ces lieux,
La fresque, dont la grâce, à l’autre préférée,
Se conserve un éclat d’éternelle durée,
Mais dont la promptitude et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautés !
De l’autre qu’on connoît la traitable méthode
Aux foiblesses d’un peintre aisément s’accommode :
La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur ;
Elle sait secourir, par le temps qu’elle donne,
Les faux pas que peut faire un pinceau qui tâtonne ;
Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Cette commodité de retoucher l’ouvrage
Aux peintres chancelants est un grand avantage ;
Et ce qu’on ne fait pas en vingt fois qu’on reprend,
On le peut faire en trente, on le peut faire en cent.

Mais la fresque est pressante, et veut, sans complaisance,
Qu’un peintre s’accommode à son impatience,
La traite à sa manière, et, d’un travail soudain,
Saisisse le moment qu’elle donne à sa main.
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce ;
Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, se doit exécuter.
Elle veut un esprit où se rencontre unie
La pleine connoissance avec le grand génie,
Secouru d’une main propre à le seconder,
Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander,
Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide,
Et dont, comme un éclair, la justesse rapide
Répande dans ses fonds, à grands traits non tâtés,
De ses expressions les touchantes beautés.
C’est par là que la fresque, éclatante de gloire,
Sur les honneurs de l’autre emporte la victoire,
Et que tous les savants, en juges délicats,
Donnent la préférence à ses mâles appas.
Cent doctes mains chez elle ont cherché la louange
Et Jules, Annibal, Raphaël, Michel-Ange,
Les Mignards de leur siècle, en illustres rivaux,
Ont voulu par la fresque ennoblir leurs travaux.

Nous la voyons ici doctement revêtue
De tous les grands attraits qui surprennent la vue.
Jamais rien de pareil n’a paru dans ces lieux ;
Et la belle inconnue a frappé tous les yeux.
Elle a non-seulement, par ses grâces fertiles,
Charmé du grand Paris les connoisseurs habiles,
Et touché de la cour le beau monde savant ;
Ses miracles encore ont passé plus avant,
Et de nos courtisans les plus légers d’étude
Elle a pour quelque temps fixé l’inquiétude,
Arrêté leur esprit, attaché leurs regards,
Et fait descendre en eux quelque goût des beaux-arts
Mais ce qui, plus que tout, élève son mérite,
C’est de l’auguste Roi l’éclatante visite ;
Ce monarque, dont l’âme aux grandes qualités
Joint un goût délicat des savantes beautés,
Qui, séparant le bon d’avec son apparence,

Décide sans erreur, et loue avec prudence ;
LOUIS, le grand LOUIS, dont l’esprit souverain
Ne dit rien au hasard, et voit tout d’un œil sain,
A versé de sa bouche à ses grâces brillantes
De deux précieux mots les douceurs chatouillantes ;
Et l’on sait qu’en deux mots ce roi judicieux
Fait des plus beaux travaux l’éloge glorieux.

Colbert, dont le bon goût suit celui de son maître,
A senti même charme, et nous le fait paroître.
Ce vigoureux génie au travail si constant,
Dont la vaste prudence à tous emplois s’étend,
Qui, du choix souverain, tient, par son haut mérite,
Du commerce et des arts la suprême conduite,
A d’une noble idée enfanté le dessein
Qu’il confie aux talents de cette docte main,
Et dont il veut par elle attacher la richesse
Aux sacrés murs du temple où son cœur s’intéresse[13].
La voilà, cette main, qui se met en chaleur ;
Elle prend les pinceaux, trace, étend la couleur,
Empâte, adoucit, touche, et ne fait nulle pause :
Voilà qu’elle a fini ; l’ouvrage aux yeux s’expose ;
Et nous y découvrons, aux yeux des grands experts,
Trois miracles de l’art en trois tableaux divers.
Mais, parmi cent objets d’une beauté touchante,
Le Dieu porte au respect, et n’a rien qui n’enchante ;
Rien en grâce, en douceur, en vive majesté,
Qui ne présente à l’œil une divinité ;
Elle est toute en ses traits si brillants de noblesse :
La grandeur y paroît, l’équité, la sagesse,
La bonté, la puissance ; enfin ces traits font voir
Ce que l’esprit de l’homme a peine à concevoir.

Poursuis, ô grand Colbert, à vouloir dans la France
Des arts que tu régis établir l’excellence,
Et donne à ce projet, et si grand et si beau,
Tous les riches moments d’un si docte pinceau.
Attache à des travaux, dont l’éclat te renomme,
Les restes précieux des jours de ce grand homme.
Tels hommes rarement se peuvent présenter.

Et, quand le ciel les donne, il faut en profiter.
De ces mains, dont les temps ne sont guère prodigues,
Tu dois à l’univers les savantes fatigues ;
C’est à ton ministère à les aller saisir
Pour les mettre aux emplois que tu peux leur choisir,
Et, pour ta propre gloire, il ne faut point attendre
Qu’elles viennent t’offrir ce que ton choix doit prendre.
Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans,
Peu faits à s’acquitter des devoirs complaisants ;
À leurs réflexions tout entiers ils se donnent ;
Et ce n’est que par là qu’ils se perfectionnent.
L’étude et la visite ont leurs talents à part.
Qui se donne à la cour se dérobe à son art.
Un esprit partagé rarement s’y consomme,
Et les emplois de feu demandent tout un homme.
Ils ne sauroient quitter les soins de leur métier
Pour aller chaque jour fatiguer ton portier ;
Ni partout, près de toi, par d’assidus hommages
Mendier des prôneurs les éclatants suffrages.
Cet amour du travail, qui toujours règne en eux,
Rend à tous autres soins leur esprit paresseux ;
Et tu dois consentir à cette négligence
Qui de leurs beaux talents te nourrit l’excellence.
Souffre que, dans leur art s’avançant chaque jour
Par leurs ouvrages seuls ils te fassent leur cour.
Leur mérite à tes yeux y peut assez paroître ;
Consultes-en ton goût, il s’y connoît en maître,
Et te dira toujours, pour l’honneur de ton choix,
Sur qui tu dois verser l’éclat des grands emplois.
C’est ainsi que des arts la renaissante gloire
De tes illustres soins ornera la mémoire ;
Et que ton nom, porté dans cent travaux pompeux,
Passera triomphant à nos derniers neveux.

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

  1. On trouve ces stances à la page 201 de la première partie d'un recueil intitulé Délices de la poésie galante ; Jean Ribou, 1666 ; elles sont signées Molière.
    (Aimé Martin.)
  2. On trouve au cabinet des estampes de la Bibliothèque Royale, tome Ier de l’œuvre de Chauveau, une gravure de Ledoyen, d’après ce dessinateur, représentant la Confrérie de l’esclavage de Notre-Dame de la Charité, établie en l’église des religieux de la Charité par N. S. P. le pape Alexandre VII, l’an 1665. Au bas de cette estampe sont gravés les vers de Molière.
    (Aimé Martin.)
  3. Probablement le prince de Condé. — Ce sonnet fut publié pour la première fois à la suite de la Comtesse d’Escarbagnas, édition de 1682.
  4. On sait que Molière eut plusieurs fois l’honneur de complimenter le roi sur ses conquêtes ; mais aucun de ses compliments n’avait encore été recueilli. Celui-ci fut sans doute prononcé sur le théâtre ; il est resté inconnu à tous les éditeurs de Molière, et ne se trouve que dans l’édition d’Amphitryon, publiée en 1670 chez Jean Ribou.
    (Aimé Martin.)
  5. Ce sonnet et la lettre qui l’accompagne ont été découverts dans les volumineux manuscrits de Conrart, le premier secrétaire perpétuel de l’Académie française, par M. de Monmerqué, conseiller à la Cour royale de Paris. Les premiers vers de ce sonnet se retrouvent en partie dans Psyché, acte II, scène première.
    (Auger.)
  6. Ce mot de gloire, qui est le titre du poëme de Molière, signifie, en termes de peinture, la représentation du ciel ouvert, avec les personnes divines, les anges, et les bienheureux. Tel est, en effet, le sujet qu’a traité Mignard dans le chef d’œuvre que Molière va célébrer.
    Auger.
  7. Le Val-de-Grâce fut fondé par la reine mère, en accomplissement du vœu qu’elle avait fait de bâtir une magnifique église, si Dieu mettait un terme à la longue stérilité dont elle était affligée, et que fit cesser, après vingt-deux ans, la naissance de Louis XIV.
  8. L’invention, le dessin, le coloris.
    (Note de Molière.)
  9. L’invention, première partie de la peinture.
    (Note de Molière.)
  10. Le dessin, seconde partie de la peinture.
    (Note de Molière.)
  11. Le coloris, troisième partie de la peinture.
    (Note de Molière.)
  12. L’église du Val-de-Grâce était consacrée à Jésus naissant et à la Vierge, sa mère ; on lisait sur la frise du portique :
    JESU NASCENTI VIRGINIQUE MATRI.
  13. Saint-Eustache.
    (Note de Molière.)

    Colbert était de la paroisse Saint-Eustache, et il fut inhumé dans l'église.