Poésies et Nouvelles/Résignation

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Poésies et NouvellesAmyot Voir et modifier les données sur Wikidatatome III (p. 375-421).


RÉSIGNATION.



Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? — je n’attends rien des jours.

Lamartine.


RÉSIGNATION.


Je vais raconter simplement une chose que j’ai vue. C’est un des souvenirs mélancoliques de ma vie ; c’est une de ces pensées vers lesquelles l’âme se reporte avec une douce tristesse quand vient l’heure du découragement ; il s’en exhale je ne sais quel renoncement aux trop vives espérances de ce monde, je ne sais quelle abnégation de soi-même qui apaise ce qui murmure en nous, et nous appelle à une silencieuse résignation.

Si jamais ces pages sont lues, je ne voudrais pas qu’elles fussent lues par ceux qui sont heureux, complètement heureux ; ils n’y trouveraient ni invention, ni événement. Mais il y a des cœurs qui ont un peu souffert, beaucoup rêvé, et qui sont aptes à une facile tristesse ; qu’en passant ils entrevoient une souffrance, ou qu’un son qui ressemble à un soupir frappe leur oreille, ils s’arrêtent, écoutent et plaignent. À eux je puis parler presque au hasard, et raconter une histoire, simple comme tout ce qui est vrai, touchante comme tout ce qui est simple.

Il y a dans le nord de la France, près de la frontière belge, une toute petite ville obscure, ignorée. Les éventualités de la guerre l’ont fait entourer de hautes fortifications, qui semblent écraser les chétives maisons qui se trouvent au centre. La pauvre ville, étreinte par un réseau de murs, n’a pu, depuis lors, laisser égarer une seule maisonnette sur la pelouse qui l’entoure. Sa population augmentant, elle a diminué ses places, entravé ses rues ; elle a sacrifié l’espace, la régularité, le bien-être. Les maisons, ainsi entassées les unes auprès des autres, et étouffées par les murs d’enceinte, n’offrent aux regards, d’un peu loin, que l’aspect d’une grande prison.

Le climat de la Flandre, sans avoir des froids extrêmes, est d’une morne tristesse : l’humidité, le brouillard, les nuages et la neige obscurcissent le ciel et glacent la terre pendant six mois de l’année. Une épaisse et noire fumée de charbon de terre, s’élevant au-dessus de chaque habitation, ajoute encore à la sombre apparence de cette petite ville du nord.

Je n’oublierai jamais la froide impression de tristesse que j’éprouvai en franchissant les ponts-levis qui lui servent d’entrée. Je me demandai avec effroi s’il y avait des êtres qui fussent nés là et qui dussent y mourir sans rien connaître du reste de la terre. Il y en avait en effet dont telle était la destinée. Mais la Providence, qui a des bontés cachées jusque dans les privations qu’elle impose, a donné aux habitants de cette ville, par l’absence de toute richesse, le besoin d’en acquérir, la nécessité du travail, ôtant ainsi à ces pauvres enfants déshérités le temps de regarder si le ciel est gris et privé de soleil. Ils oublient ce qu’ils n’ont pas ! Mais moi, en entrant dans cette ville sombre et enfumée, j’évoquai le souvenir de tous les jours de soleil qui avaient rempli ma vie, de toutes les heures passées en liberté avec un ciel pur au-dessus de ma tête et de l’espace devant moi. En cet instant je pensai à remercier de ce que j’avais jusqu’alors regardé comme des dons faits à tous les hommes : la lumière, l’air, l’horizon.

J’habitai dix-huit mois cette petite ville, et j’allais peut-être murmurer contre cette longue captivité, lorsque voici ce qui m’arriva.

Pour gagner une des portes des fortifications, il me fallait chaque jour, à l’heure de la promenade, descendre une petite ruelle semblable à un escalier, le sol étant creusé en forme de marche, pour rendre la pente d’un accès plus facile. En traversant cette étroite et obscure ruelle, pendant longtemps mes pensées devançant mes pas, je ne songeai qu’à la campagne que j’allais chercher ; mais un jour, par hasard, mes yeux s’arrêtèrent sur une pauvre maison, qui seule paraissait habitée. Elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, deux fenêtres ; entre elles, une petite porte ; au-dessus, des mansardes. Les murs de la maison étaient peints en gris foncé, les fenêtres avaient mille petits carreaux d’un verre épais et verdâtre : le jour ne devait pas pouvoir franchir cet obstacle pour éclairer l’intérieur de cette demeure. La rue était trop étroite, d’ailleurs, pour que jamais le soleil y parût. Il régnait là une ombre perpétuelle et il y faisait toujours froid, quelle que fût, du reste, la chaleur du jour.

L’hiver, quand la neige était gelée sur les marches de la petite rue, on ne pouvait faire un pas sans risquer de tomber : aussi était-ce un chemin désert que moi seule, peut-être, je traversais une fois par jour. Je ne me rappelle pas d’y avoir rencontré un passant, ou d’y avoir vu un oiseau se poser un instant sur les crevasses des murs. « J’espère, » me disais-je, « que cette triste maison n’est habitée que par des personnes arrivées presque au terme de leur vie, et dont le corps vieilli ne peut plus ni s’attrister ni regretter. Ce serait affreux d’être jeune là ! »

La petite maison restait silencieuse : aucun bruit ne s’en échappait, aucun mouvement ne s’y faisait remarquer. Elle était calme comme un tombeau, et chaque jour je me disais ; « (Qui peut donc vivre ainsi ? »

Le printemps vint. Dans la ruelle, la glace se changea en humidité ; puis l’humidité fit place à un terrain plus sec ; puis quelques herbes poussèrent au pied des murs. Le coin du ciel que l’on pouvait à grandpeine entrevoir devint plus clair. Enfin, même dans ce passage obscur, le printemps laissa tomber une ombre de vie ; mais la petite maison restait toujours sans bruit et sans mouvement.

Vers le mois de juin, je me rendais, comme de coutume, à ma promenade de tous les jours, lorsque je vis avec une profonde tristesse — qu’on me pardonne cette phrase — un petit bouquet de violettes placé dans un verre sur le bord d’une des fenêtres de la maison.

« Ah ! » m’écriai-je, » il y a là quelqu’un qui souffre ! »

Pour aimer les fleurs, il faut, sinon être jeune, du moins avoir conservé quelques souvenirs de jeunesse ; il faut n’être pas absorbé entièrement par la vie matérielle ; il faut avoir la douce faculté d’être inoccupé sans être oisif, c’est-à-dire de rêver, de se souvenir, d’espérer. Dans la jouissance qu’apporte le parfum d’une fleur, il y a une certaine délicatesse d’âme ; c’est un peu d’idéal, un peu de poésie qui se glisse au milieu des réalités de la vie. Quand, dans une existence pauvre et laborieuse, je vois aimer les fleurs, j’entrevois qu’il y a lutte entre les nécessités de la vie et les instincts de l’âme. Il me semble que je pourrais presque toujours m’entendre avec quiconque cultive une pauvre fleur près du mur de sa cabane. — Ce jour-là ce bouquet de violettes m’attrista ; il semblait dire : Il y a là quelqu’un qui vit en regrettant l’air, le soleil, le bonheur ; quelqu’un qui sent tout ce qui lui manque ; quelqu’un de si pauvre en fait de jouissances, que même un pauvre petit bouquet de violettes est une joie dans sa vie.

Je regardai ces fleurs avec mélancolie ; je me demandai si l’obscurité et le froid de la petite rue n’allaient pas les faire bien vite se faner, si le vent ne pouvait pas les atteindre. Je leur portais intérêt ; j’aurais voulu les conserver longtemps à la personne qui les aimait.

Le lendemain je revins. Les fleurs avaient souffert de ce jour d’existence de plus ; elles avaient vieilli, et leurs pétales décolorés se recourbaient sur eux-mêmes. Cependant elles avaient encore un peu de parfum et l’on avait pris soin d’elles. — En m’avançant, je vis que la fenêtre était entr’ouverte. Un rayon, je ne dirai pas de soleil, mais de jour, pénétrait dans la maison, et faisait une traînée lumineuse sur le plancher de la chambre ; mais à droite et à gauche l’obscurité n’était que plus profonde, et mes yeux ne purent rien distinguer.

Le lendemain encore, je passai. C’était presque un jour d’été : tous les oiseaux chantaient, tous les arbres se couvraient de bourgeons, mille insectes bourdonnaient. Tout brillait au soleil. Il y avait de la vie, presque de la joie parfont.

Une des fenêtres de la petite maison était toute grande ouverte.

Je m’approchai, et je vis une femme assise, travaillant près de la fenêtre. — Le premier regard que je jetai sur elle ajouta à la tristesse que m’avait inspirée l’aspect de sa demeure. Je n’aurais pu dire l’âge de cette femme ; elle n’était plus très-jeune, elle n’était pas jolie, ou n’était plus jolie. Elle était pâle — malade ou triste, je ne pouvais le définir. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que ses traits étaient doux, que leur absence de fraîcheur pouvait venir d’un chagrin aussi bien que du nombre des années, et que leur pâleur, si elle n’eût attristé le cœur, eût paru avoir quelques charmes, à côté du noir mat des cheveux. Elle était inclinée sur son ouvrage ; elle était mince — ou amaigrie ; ses mains étaient blanches, mais un peu osseuses, allongées. Elle portait une robe brune, un tablier noir, un petit col blanc, tout uni ; et le bouquet qui avait fleuri deux jours sur la fenêtre, presque caché dans un pli de son corsage, était là pour que rien ne fût perdu de ses derniers parfums.

Elle leva les yeux et me salua ; je la vis mieux. Elle était jeune encore, mais elle était si près du moment où l’on cesse de l’être, que ce dernier adieu de la jeunesse me sembla triste à regarder. Évidemment elle avait souffert, mais probablement sans lutte, sans murmure, presque sans larmes. Il y avait sur sa physionomie, silence, résignation et calme ; mais c’était ce calme qui succède à la mort. Je m’imaginai qu’elle n’avait dû éprouver nulle secousse, qu’elle ne s’était pas brisée, mais qu’elle s’était inclinée, courbée, que son âme avait langui, puis s’était doucement endormie.

Oui, le regard, la physionomie, l’attitude de cette femme disaient tout cela. Il y a des personnes qui vous parlent rien qu’en vous regardant, et dont on se souvient pour avoir passé une seconde auprès d’elles.

Chaque jour je la retrouvai à la même place. Elle me saluait ; puis, avec le temps, elle ajouta un triste et doux sourire à son salut. — Voici ce que je pus entrevoir de l’existence de cette femme que je voyais constamment assise près de sa fenêtre.

Le dimanche elle ne travaillait pas. Je crus qu’elle sortait ce jour-là, car le lundi il y avait le petit bouquet de violettes sur la fenêtre ; mais il se fanait les jours suivants, et n’était remplacé qu’après la fin de la semaine. Je pensai encore qu’elle était presque pauvre et qu’elle travaillait en secret pour vivre ; car elle brodait sur de belles et riches mousselines, et je ne lui voyais jamais que la plus humble simplicité dans sa toilette. Enfin elle n’était pas seule dans la maison, car un jour une voix un peu impérieuse appela « Ursule ! » et elle se leva précipitamment. Cette voix n’était pas celle d’un maître, Ursule n’avait pas obéi comme une servante obéit. Il y avait eu je ne sais quelle bonne volonté de cœur dans la précipitation avec laquelle elle s’était levée, et cependant la voix n’avait eu nulle expression affectueuse. Je pensai qu’Ursule, peut-être, n’était pas aimée de ceux avec lesquels elle vivait, qu’elle en était même rudoyée, tandis que sa triste et douce nature s’était attachée à eux, sans rien recevoir en échange.

Le temps s’écoulait, et chaque jour je m’initiais davantage à l’existence de la pauvre Ursule. Cependant, pour deviner ses secrets, je n’avais d’autre moyen que de passer une fois par jour devant sa fenêtre ouverte.

J’ai déjà dit qu’elle souriait en me regardant ; bientôt, pendant ma promenade, je me mis à cueillir des fleurs, puis un matin, timidement, avec un peu d’embarras, je les déposai sur la fenêtre d’Ursule. Ursule rougit, et sourit plus doucement encore que de coutume. Chaque jour, depuis lors, Ursule eut un bouquet ; peu à peu aux fleurs des champs je mêlai quelques plantes de mon jardin ; il y eut des touffes de fleurs sur la fenêtre, des fleurs à la ceinture d’Ursule. Enfin il y eut un printemps, un été pour la petite maison grise.

Il advint que, rentrant dans la ville un soir, une pluie d’orage commença à tomber comme je passais dans l’étroite ruelle. Ursule s’élança vers la porte de sa demeure, l’ouvrit, me prit par la main, me fit entrer ; quand nous fûmes dans le corridor qui précède la chambre où elle se tenait habituellement, la pauvre fille saisit mes deux mains, et avec un regard presque humide de larmes : « Merci ! » me dit-elle. — C’était la première fois que nous nous parlions. — J’entrai.

La chambre où travaillait Ursule voulait être le salon de la maison : des carreaux rouges y glaçaient les pieds, des chaises de paille étaient les seuls sièges de cette chambre, deux vieilles consoles en ornaient les extrémités. Cette pièce longue, étroite, n’ayant de jour que par la petite fenêtre donnant sur la rue, était obscure, froide, humide.

Oh ! comme Ursule avait raison de s’asseoir près de la fenêtre, de chercher un peu d’air, un peu de lumière pour vivre. Je compris alors la pâleur de la pauvre fille : elle était étiolée comme les plantes qui ont poussé à l’ombre.

Dans un angle obscur du salon, sur deux fauteuils plus commodes que les autres sièges, je vis deux personnes que l’obscurité m’avait d’abord empêchée d’apercevoir. C’étaient un vieillard, et une femme presque aussi âgée que lui. La femme tricotait loin de la fenêtre, sans y voir : elle était aveugle. Le vieillard ne faisait rien ; il regardait en face de lui, d’un regard fixe, sans intelligence. Hélas ! il avait dépassé les limites habituelles de la vie, et son corps seul existait ; il était impossible de voir ce pauvre vieillard sans comprendre qu’il était tombé en enfance.

On dirait souvent que, lorsque la vie se prolonge, l’âme, comme irritée de sa trop longue captivité, cherche à se dégager de sa prison, et, dans ses efforts, brise les liens qui établissaient l’harmonie. Elle trouble sa demeure. Elle n’est pas encore partie, mais elle n’est plus où elle devrait être.

Et c’était là ce que cachait la petite maison grise, avec son isolement, son silence, son obscurité : une femme aveugle, un vieillard imbécile, une pauvre jeune fille flétrie avant le temps, parce que sa jeunesse avait été opprimée, écrasée par les vieillesses qui l’entouraient, par les vieux murs qui la retenaient captive.

Encore si le ciel eût fait d’Ursule une intelligence bornée, une ménagère active, absorbée par les travaux de la journée, heureuse de ses fatigues, agitée par les petites choses, et parlant pour ne rien dire ! Mais, dans cette maison, il avait oublié une mélancolique jeune fille, rêveuse, exaltée, devinant la vie, entrevoyant ses bonheurs, aimant jusqu’à ses tristesses ; il avait fait de son âme un instrument dont les cordes auraient pu rendre un son délicieux, puis il les avait toutes condamnées à un éternel silence.

Hélas ! le sort d’Ursule était encore plus triste que je ne l’avais supposé, lorsqu’à voir sa pâleur et son abattement je la croyais souffrante d’un malheur ; il n’y avait rien en dans sa vie !… rien.

Elle avait vu le temps emporter jour à jour sa jeunesse, sa beauté, ses espérances, sa vie ; et rien, toujours rien, le silence et l’oubli !

Je revins souvent voir Ursule, et voici à peu près comment, un jour, assise avec moi auprès de la fenêtre, elle me raconta sa vie.

« Je suis née dans cette maison, je ne l’ai jamais quittée ; mais ma famille n’est pas de ce pays, nous y sommes étrangers, sans liens, sans amis. Mes parents étaient déjà âgés quand ils se sont mariés ; je ne les ai jamais connus jeunes. Ma mère devint aveugle : ce malheur attrista son caractère ; aussi la maison paternelle fut-elle toujours bien austère, je n’y ai jamais chanté ! Personne n’y a été heureux ; mon enfance fut silencieuse ; on ne m’a jamais permis le plus léger bruit.

« On ne m’a donné que de bien rares caresses. Mes parents m’aimaient cependant, mais ils ne m’ont jamais dit ce qu’ils sentaient ; j’ai jugé leur cœur d’après le mien, je les ai aimés, et j’en ai conclu qu’ils m’aimaient aussi. Cependant ma vie n’a pas toujours été aussi triste qu’elle l’est en ce moment, j’avais une sœur… »

Les yeux d’Ursule se mouillèrent de larmes, mais ces larmes ne coulèrent pas : elles avaient l’habitude de rester cachées dans le fond du cœur de la pauvre fille. Elle reprit :

« J’avais une sœur aînée ; elle était un peu silencieuse, comme ma mère, mais elle était compatissante, douce, affectueuse pour moi. Nous nous sommes bien aimées !… Nous nous partagions les soins à rendre à nos parents. Jamais nous n’avons eu la joie de nous promener ensemble, là-bas, dans les bois, sur le haut de la colline : l’une de nous restait toujours à la maison pour soigner notre vieux père ; mais celle qui était sortie rapportait quelques branches d’aubépine, cueillies sur les haies, et parlait à sa sœur du soleil, dos arbres, de l’air : l’autre croyait aussi avoir quitté la maison. Le soir, nous travaillions ensemble près de la lampe : nous ne pouvions causer, car nos parents sommeillaient à côté de nous ; mais, du moins, en levant les yeux, chacune de nous rencontrait sur le visage de l’autre un doux sourire. Nous montions ensuite nous coucher dans la même chambre, ne nous endormant qu’après qu’une voix amie eût souvent répété : « Bonsoir ! dors bien, ma sœur ! »

« Dieu aurait dû nous laisser ensemble, n’est-ce pas ?… Je ne murmure pas, cependant ; Marthe est heureuse là-haut !

« Je ne sais si c’est le manque d’air, d’exercice, ou bien encore le manque de bonheur, qui donna à Marthe les premiers germes de sa maladie, mais je la vis s’affaiblir, languir, souffrir. Hélas ! moi seule m’inquiétais pour elle : ma mère ne la voyait pas et Marthe ne se plaignait jamais ; mon père commençait à entrer dans l’insensibilité que vous lui voyez aujourd’hui. Ce ne fut que bien tard que je pus décider ma sœur à appeler un médecin.

« Il n’y avait plus rien à faire ; elle languit encore quelque temps, puis mourut.

« La veille de sa mort, elle me fit asseoir près de son lit, prit une de mes mains dans ses mains tremblantes : « Adieu, ma pauvre Ursule ! » me dit-elle. « Je ne regrette que toi sur la terre. Aie bon courage ; soigne bien notre père et notre mère : ils sont bons, Ursule, ils nous aiment, quoiqu’ils ne le disent pas toujours. Ménage ta santé pour eux ; tu ne peux mourir qu’après eux. Adieu, ma bonne sœur ; ne pleure pas trop ; prie Dieu souvent — et au revoir, Ursule ! »

« Trois jours après, on emportait d’ici Marthe, couchée dans son cercueil, et je restai seule près de mes parents.

« Quand j’appris à ma mère aveugle la mort de ma sœur, elle jeta un grand cri, fit quelques pas au hasard dans la chambre, puis tomba à genoux. Je m’approchai d’elle, la relevai et la ramenai à son fauteuil.

« Depuis lors, elle n’a plus crié ni pleuré ; seulement elle est plus silencieuse encore qu’elle n’était, et je vois plus souvent que de coutume les grains de son chapelet rouler entre ses doigts.

« Je nai presque plus rien à vous raconter. Mon père tomba tout à fait en enfance ; nous perdîmes un peu de la petite fortune qui faisait notre bien-être. Je voulus que mes parents ne s’en aperçussent pas ; les tromper était bien facile ! l’un ne comprend rien, l’autre n’y voit pas. Je me mis à travailler et à vendre en secret mes broderies. Je ne cause plus avec personne depuis que ma sœur est morte. J’aime la lecture, et je ne puis lire : il faut que je travaille. Je ne prends l’air que le dimanche ; je ne vais pas bien loin, car je suis seule.

« Il y a quelques années, lorsque j’étais plus jeune, j’ai beaucoup rêvé, là, à cette fenêtre, en regardant le ciel. Je peuplais ma solitude de mille chimères qui abrégeaient la longueur du jour. Maintenant une espèce d’engourdissement alourdit mes pensées, je ne rêve plus.

« Tant que j’ai été jeune et un peu jolie, j’ai espéré, au hasard, je ne sais quel changement dans ma destinée. Maintenant j’ai vingt-neuf ans ; la tristesse a, plus encore que les années, flétri mon visage — tout est dit !… je n’attends plus, n’espère plus ; j’achèverai ici mes jours isolés.

« Ne croyez pas que j’aie tout de suite accepté cette amère destinée avec résignation. Non ! Il y avait des jours où mon cœur se révoltait de vieillir sans aimer. — N’être pas aimé, cela encore est possible, mais ne pas aimer, cela tue ! — Vous l’avouerai-je ? j’ai murmuré contre la Providence ; j’ai eu contre elle de coupables pensées de révolte et de reproches.

« Mais ce tumulte intérieur a passé aussi comme mes espérances. Je songe aux douces paroles de Marthe : « Au revoir, ma sœur ! » et il ne reste plus en moi qu’une passive résignation, qu’une humble abnégation de moi-même. Je prie souvent, je ne pleure plus que rarement ! — Et vous, vous êtes heureuse ! »

Je ne répondis pas à la question d’Ursule ; parler du bonheur devant elle, c’eût été comme parler d’un ami ingrat devant ceux qui sont oubliés de lui.

Par une belle matinée d’automne, à quelques mois de là, j’allais sortir de chez moi pour me rendre chez Ursule, quand un jeune lieutenant du régiment en garnison dans la petite ville que j’habitais vint me voir ; me trouvant prête à sortir, il m’offrit son bras et se dirigea avec moi vers l’étroite ruelle d’Ursule. Le hasard me fit parler d’elle, de l’intérêt que je lui portais ; et, comme le jeune officier, que j’appellerai Maurice d’Erval, semblait prendre plaisir à cette conversation, je marchai plus lentement. Quand nous atteignîmes la maison grise, je lui avais raconté toute l’histoire d’Ursule. Il la regarda avec intérêt et pitié, la salua et s’éloigna. Ursule, interdite par la présence d’un étranger, quand elle s’attendait à ne voir que moi, avait légèrement rougi. — Je ne sais si ce fut à cause de cet instant d’animation de son teint, ou si ce fut seulement par le désir que j’en avais, mais la pauvre fille me parut presque jolie.

Je ne pourrais dire quelles vagues pensées traversèrent mon esprit : je regardai longtemps Ursule, et puis, absorbée par mes réflexions, sans lui parler, je me levai, je passai mes mains sur les bandeaux de ses cheveux, je leur donnai une forme plus baissée sur ses joues pâles. Je détachai un petit velours noir autour de mon cou, pour le passer au sien, et je pris quelques fleurs pour les mettre à sa ceinture.

— Ursule souriait sans comprendre. Le sourire d’Ursule me faisait toujours mal : il n’y a rien de si triste que le sourire des personnes malheureuses ; elles semblent sourire pour les autres et non pour elles.

Il se passa bien des jours avant que je revisse Maurice d’Erval, bien des jours encore avant que le hasard me ramenât avec lui près de la maison grise. Mais enfin cela arriva. — C’était au retour d’une promenade faite joyeusement par plusieurs personnes ensemble. En entrant dans la ville, chacun se dispersa ; je pris le bras de Maurice d’Erval pour me rendre chez Ursule. — C’était dénué de raison, mais j’éprouvais involontairement une vive émotion ; je ne parlais plus, je formais mille rêves. Il me semblait impossible que le jeune officier ne devinât pas mes pensées. Je croyais, j’espérais presque qu’il comprenait mon trouble intérieur ; mais hélas ! peut-être n’en était-il rien… Il y a tant de choses qui ne se disent qu’avec les paroles.

C’était le soir, un de ces beaux soirs d’automne où tout est calme et reposé ; pas un souffle d’air n’agitait les arbres que coloraient les derniers rayons du soleil couchant. Il était impossible de ne pas se laisser aller à une douce rêverie, en présence de cette belle nature qui endormait à cette heure-là tout ce qui avait vie dans son sein — hors l’homme, qui veillait pour penser. C’était un de ces moments où l’âme s’attendrit, où nous devenons meilleurs, où nous sommes prêts à pleurer, sans chagrin cependant.

Je levai les yeux ; du bout de la ruelle j’aperçus Ursule. Un dernier rayon de soleil éclairait sa tête ; ses cheveux noirs en recevaient un lustre inaccoutumé. Un peu de joie passait dans ses yeux en me regardant, et elle souriait de ce triste sourire que j’aimais tant. Sa robe noire, à longs plis tombants, dessinait sa taille que la maigreur rendait bien milice, bien souple, et non dépourvue de grâce ; des violettes, ses fleurs favorites, étaient attachées à son corsage.

Il y avait dans la pâleur d’Ursule, dans sa robe noire, dans ses fleurs aux tristes couleurs, dans ce rayon de soleil couchant qui l’éclairait, quelque chose qui s’alliait harmonieusement avec la beauté de la nature ce soir-là, avec la douce rêverie que nous éprouvions.

« Voilà Ursule ! » dis-je à Maurice d’Erval en fixant son attention sur la fenêtre basse de la petite maison. Il la regarda, et continua à marcher, les yeux toujours fixés sur elle. Ce regard déconcerta la pauvre fille, encore timide comme on l’est à quinze ans, et, quand nous arrivâmes près d’elle, les plus belles couleurs animaient son teint. Maurice d’Erval s’arrêta, échangea quelques paroles avec nous, puis s’éloigna. Mais depuis ce jour, il rentra souvent dans la ville par la ruelle d’Ursule ; il en arriva à lui dire bonjour ; enfin, une fois, il entra chez elle avec moi.

Il y a des âmes si désaccoutumées de l’espérance, qu’elles ne savent plus comprendre le bien qui leur arrive. Enveloppée dans sa tristesse, dans son découragement de toutes choses, comme dans un voile épais qui lui cachait le monde extérieur, Ursule ne voyait rien, n’interprétait rien, ne s’agitait de rien. Elle resta sous les regards de Maurice comme elle avait été sous les miens, abattue et résignée.

Quant à Maurice, je ne savais pas clairement ce qui se passait dans son cœur. Il n’avait pas d’amour, je le crois du moins ; mais la pitié que lui inspirait Ursule allait jusqu’à l’affection, jusqu’au dévouement. Ce jeune homme, un peu exalté et rêveur, aimait l’atmosphère de tristesse qui régnait autour d’Ursule ; il venait là, près d’elle, dire du mal de la vie, blasphémer contre ses bonheurs, ne parler que de ses mécomptes, sans s’apercevoir que de cet échange de tristesse s’exhalait dans ces deux âmes, jeunes encore, une douce sympathie qui allait ressembler au bonheur dont ils niaient l’existence.

Enfin, quelques mois après, un soir encore, sur la lisière d’une forêt, marchant au milieu de landes incultes, à quelques pas de nos amis communs, Maurice me dit :

« Le bonheur le plus positif en ce monde n’est-il pas de faire celui d’un autre ? N’y a-t-il pas dans la joie que l’on donne une immense douceur ?… Se dévouer à qui sans vous n’aurait connu que les larmes de la vie, n’est-ce pas un bien préférable aux destinées les plus brillantes ? Faire renaître une âme qui se meurt ; mieux que Dieu, peut-être, lui donner la vie… n’est-ce pas là un beau rêve ? »

Je le regardai avec anxiété. Une larme brilla dans mes yeux.

« Oui ! » dit-il, « demandez à Ursule si elle veut m’épouser ! »

Un cri de joie fut ma réponse, et je me précipitai vers la demeure de la pauvre fille.

Lorsque j’arrivai chez Ursule, elle était, comme de coutume, assise, travaillant, somnolente. La solitude, l’absence de tout bruit, le vide de tout intérêt, avaient réellement endormi cette ame. C’était là une des premières bontés de Dieu : elle ne souffrait plus ! les autres seuls s’apitoyaient encore sur cette immobilité d’une existence qui n’avait pas eu sa part de vie et de jeunesse. Elle sourit en me regardant : c’était là le plus grand mouvement de cette pauvre âme paralysée. Je ne craignis pas de donner une violente secousse à toute cette organisation souffrante, de la frapper d’une brusque commotion de bonheur : je voulais voir si la vie n’était qu’absente ou était définitivement éteinte.

Je m’assis sur une chaise devant elle, je pris ses deux mains dans mes mains, et, fixant mes yeux sur les siens :

« Ursule ! » lui dis-je, « Maurice d’Erval m’a chargée de vous demander si vous vouliez être sa femme. »

La pauvre fille fut comme frappée de la foudre : à l’instant des larmes jaillirent de ses yeux ; son regard, à travers ce voile humide, étincela ; son sang, si longtemps arrêté, précipita son cours et couvrit ses joues des plus éclatantes couleurs ; sa poitrine se souleva, livrant à peine passage à sa respiration oppressée ; son cœur battit avec violence, ses mains pressèrent convulsivement les miennes. Ursule n’était qu’endormie, elle se réveillait. Comme la voix de Dieu avait dit à une jeune fille morte : « Lève-toi et marche ! » ainsi l’amour disait à Ursule : « Réveille-toi ! »

Ursule aima subitement ; peut-être avait-elle aimé jusqu’alors en secret d’elle-même et des autres : en ce moment le voile se déchira, et elle vit son amour.

Au bout de quelques secondes, elle passa la main sur son front, et dit à voix basse : « Non ! ce n’est pas possible ! »

Je ne fis que répéter la même phrase : « Maurice d’Erval demande si vous voulez devenir sa femme » — afin d’accoutumer Ursule à cet assemblage de mots, qui, ainsi que des notes harmonieuses forment un accord, formait pour la pauvre fille une mélodie inconnue.

« Sa femme ! » répéta-t-elle avec extase, « sa femme ! » et, se précipitant vers le fauteuil de sa mère : « Ma mère, entendez-vous ? » dit-elle ; « il me demande d’être sa femme.

— Ma fille, » répondit la vieille aveugle en cherchant à prendre la main d’Ursule, « ma fille bien-aimée. Dieu devait tôt ou tard récompenser tes vertus. »

« Mon Dieu ! » s’écria Ursule, « qu’est-ce qui m’arrive donc aujourd’hui ? — Sa femme ! — Ma fille bien-aimée ! »

Elle se jeta à genoux, les mains jointes, le visage inondé de larmes.

En ce moment des pas se firent entendre dans le petit corridor.

« C’est lui ! » s’écria Ursule. « Mon Dieu ! y ajouta-t-elle en posant ses deux mains sur son cœur, « voilà donc la vie ! »

Je sortis par une porte dérobée, et je laissai Ursule, belle de larmes, d’émotion, de bonheur, recevoir seule Maurice d’Erval.

Depuis ce jour, Ursule fut métamorphosée. Elle se releva, se ranima, se rajeunit sous la douce influence du bonheur. Elle retrouva bien plus encore que la beauté qui s’était enfuie ; il y eut en elle je ne sais quel rayonnement intérieur qui donnait à son visage une expression indéfinissable de joie voilée. Son bonheur prenait en elle quelque chose de sa première nature ; il était recueilli, silencieux, calme, exalté avec mystère. Aussi Maurice qui avait aimé une femme assise à l’ombre, pâle et désenchantée de la vie, n’avait rien à changer aux couleurs du tableau qui lui avait plu, quoique Ursule fût heureuse.

Ils passèrent l’un à côté de l’autre de longues soirées dans le petit salon du rez-de-chaussée. Ils se parlaient un peu, se regardaient beaucoup, et rêvaient ensemble

Ursule aimait avec candeur, avec simplicité. Elle disait à Maurice : « Je suis heureuse ; je vous aime, je vous remercie. »

Leur bonheur ne chercha ni le soleil, ni le grand air, ni l’espace ; la petite maison grise en fut le seul témoin. Ursule travaillait toujours, et restait près de ses parents. Mais si sa personne occupait, immobile, la même place qu’auparavant, son âme s’était envolée, libre, ressuscitée, radieuse ; les murs de cette étroite demeure ne la contenaient plus : elle avait pris son essor. Ainsi la douce magie de l’espérance, non-seulement embellit l’avenir, mais encore s’empare du présent, et par son prisme tout-puissant métamorphose l’aspect de toutes choses. Cette pauvre maison était toujours morne et sombre comme depuis vingt ans — mais une seule pensée, glissée au fond du cœur d’une femme, en avait fait un palais. Ô rêves d’espérance ! dussiez-vous fuir toujours comme les nuages dorés s’enfuient dans le ciel, passez ! passez dans noire vie !… Celui qui ne vous a pas connus est mille fois plus pauvre que celui qui vous regrette.

Ainsi s’écoula pour Ursule un temps bien heureux.

Mais un jour arriva où Maurice, en entrant dans le petit salon, dit à sa fiancée ;

« Mon amie, hâtons notre mariage ; le régiment va changer de garnison : il faut nous marier pour que vous partiez avec moi.

— Allons-nous loin, Maurice ?

— Êtes-vous donc effrayée, ma chère Ursule, de voir un nouveau pays, un autre coin du monde ? Il y en a de plus beaux que celui-ci.

— Ce n’est pas pour moi, Maurice, mais pour mes parents ; ils sont bien vieux pour faire un long voyage ! »

Maurice resta immobile devant Ursule. Quoique le voile épais que le bonheur met sur les yeux eût empêché Maurice de réfléchir, pourtant il savait bien qu’Ursule, pour partager sa destinée errante, devait se séparer de ses parents. Il avait prévu sa douleur ; mais, confiant dans l’amour qu’il inspiraiy, il avait cru que cet amour dévoué aurait la puissance d’adoucir toutes larmes dont il ne serait pas la source. Il fallait enfin éclairer Ursule sur son avenir, et, triste de l’inévitable chagrin qu’il allait donner à sa fiancée, Maurice la prit par la main, la fit asseoir à sa place accoutumée et lui dit doucement :

« Mon amie, il est impossible que votre père et votre mère puissent nous suivre dans notre vie errante !… Jusqu’à présent, Ursule, nous avons aimé, pleuré ensemble ; nous avons fait de la vie un rêve, sans aborder aucune question qui eût rapport à ses détails positifs. Le moment est venu de parler de notre avenir. Mon amie, je suis sans fortune, je ne possède que mon épée. Encore au début de ma carrière, mes appointements ne s’élèvent qu’à quelques cents francs, dont l’insuffisance nous impose à l’un et à l’autre une vie toute de privations. J’ai compté sur votre courage. Mais vous seule devez me suivre ; la présence de vos parents dans notre intérieur amènerait une misère impossible : nous n’aurions pas de pain !

— Quitter mon père et ma mère ! » s’écria Ursule.

« Laissez-les avec le peu qu’ils possèdent dans cette petite maison ; confiez-les à des mains sûres, et vous, suivez votre mari !

— Quitter mon père et ma mère ! » répéta Ursule ; « mais vous ne savez donc pas que ce qu’ils possèdent ne peut suffire à leur existence ; que, pour payer le loyer de cette triste demeure, je travaille à leur insu ; que depuis vingt ans ils n’ont reçu d’autres soins que les miens ?

— Ma pauvre Ursule, » reprit Maurice, « il faut se soumettre à ce qui est inévitable. Vous leur avez caché la perte de leur petite fortune ; qu’ils l’apprennent maintenant, puisque cela est nécessaire. Réglez leurs habitudes sur le bien qui leur reste ; car, hélas ! mon amie, nous n’avons rien à leur donner !

— Partir sans les emmener !… c’est impossible ! Je vous dis qu’il faut que je travaille pour eux !

— Ursule, mon Ursule ! » reprit Maurice en serrant dans ses mains les mains de la pauvre femme, « je vous en conjure, ne vous laissez pas égarer par les élans de votre cœur généreux ; réfléchissez, regardez la vérité en face. Nous ne refusons pas de donner ; nous n’avons rien à donner ! Nous ne pouvons vivre que seuls ; et encore, parce que vous et moi nous aurons du courage pour souffrir.

— Je ne puis les quitter !… » reprit Ursule avec déchirement en regardant les deux vieillards endormis dans leurs fauteuils.

« Ne m’aimez-vous pas, Ursule ? » dit Maurice à sa fiancée.

La pauvre fille ne répondit que par un torrent de larmes.

Maurice resta longtemps encore près d’elle. Il lui dit mille douces paroles de tendresse ; il lui expliqua cent fois leur position, amena dans son esprit la conviction que ce qu’elle avait rêvé était impossible, entra dans les détails de l’existence future de ses parents, puis la quitta, après lui avoir prodigué mille noms affectueux. — Elle l’avait laissé parler sans lui répondre.

Ursule, restée seule, appuya sa tête sur sa main et demeura immobile des heures entières. Hélas ! le tardif bonheur qui était venu briller un instant sur sa vie s’enfuyait ; les doux rêves, ces amis de toutes les âmes jeunes, absents pour elle depuis si longtemps, n’étaient revenus que pour partir encore ! L’oubli, le silence, l’obscurité reprenaient possession de cette existence que le bonheur leur avait un instant disputée. — La nuit s’écoula ainsi. Que se passa-t-il dans l’âme de la pauvre fille ? Dieu l’a vu. Elle, elle n’en a rien dit sur la terre.

Aux premières lueurs du jour, elle tressaillit, ferma la fenêtre restée ouverte depuis la veille au soir, et pâle, tremblante de froid et d’émotion, elle prit du papier, une plume, et écrivit :

« Adieu, Maurice ! Je reste près de mon père et de ma mère. Ils ont besoin de mes soins et de mon travail ; les abandonner dans leur vieillesse, ce serait les faire mourir. Ils n’ont plus que moi dans le monde ! Ma sœur, à son heure dernière, me les a confiés et m’a dit : » Au revoir, Ursule ! » Je ne la reverrais pas, si je ne remplissais pas mes devoirs.

« Je vous ai bien aimé ! je vous aimerai toujours ; ma vie ne sera plus qu’un souvenir de vous. Vous avez été bon, généreux ; mais, hélas ! nous sommes trop pauvres pour nous marier ; je l’ai compris hier !… Adieu — il faut bien du courage pour écrire ce mot-là ! J’espère que votre vie sera douce. Une autre femme, plus heureuse que moi, vous aimera — cela est si facile de vous aimer ! Pourtant, n’oubliez jamais tout à fait la pauvre Ursule. Adieu, mon ami. — Ah ! je savais bien, moi, que je ne pouvais pas être heureuse !

« Ursule. »


J’abrège ce récit. — Ursule revit Maurice, me revit ; mais toutes nos prières, nos supplications furent inutiles : elle ne voulut jamais quitter ses parents. « Il faut que je travaille pour eux ! » disait-elle. En vain, ayant de l’égoïsme à sa place, je lui parlai de l’amour de Maurice, de son bonheur à elle ; en vain, avec une sorte de cruauté, je lui rappelai son âge, l’impossibilité de retrouver une chance quelconque de changer sa destinée…. Elle pleurait en m’écoutant, mouillant de ses larmes l’ouvrage qu’elle ne voulait pas interrompre ; puis, la tête baissée sur sa poitrine, elle répétait à voix basse : « Ils en mourraient ; il faut que je travaille pour eux ! » Elle exigea de nous que sa mère ne fût pas instruite de ce qui se passait ; ceux pour lesquels elle se sacrifiait l’ignorèrent toujours : un pieux mensonge les trompa sur les causes de la rupture du mariage de leur fille. Ursule reprit sa place près de la fenêtre, recommença ses broderies et travailla sans relâche, immobile, pâle, brisée.

Hélas ! Maurice d’Erval avait une de ces âmes sages et mesurées qui assignent des limites même au dévouement, et qui ne savent pas entreprendre de sublimes folies ; son cœur, comme sa raison, admettait qu’il y eût des choses impossibles. Si le mariage d’Ursule avait eu lieu sans obstacle, peut-être eût-elle pu jusqu’à son dernier soupir croire à l’amour sans bornes de son époux : il y a des affections qui ont besoin d’un chemin facile ; mais une barrière à franchir vint, comme une fatale épreuve, mettre en pleine lumière aux yeux mêmes de Maurice l’amour qu’il éprouvait : il en vit les limites.

Maurice supplia, pleura longtemps, puis enfin se blessa, se découragea et s’éloigna.

Un jour vint où, tandis qu’Ursule était assise près de sa fenêtre, elle entendit de loin passer une musique militaire, et des pas lourds et mesurés retentirent à son oreille. C’était le régiment qui partait, musique en tête. Les fanfares du départ venaient, comme un triste adieu, résonner, puis s’éteindre dans la ruielle qu’Ursule habitait. Tremblante, elle écouta. La musique, d’abord éclatante et tout près d’elle, bientôt s’adoucit et s’éloigna ; de loin, elle ne parvint plus à ses oreilles que comme une rumeur incertaine ; puis, de temps en temps, le vent seul en apporta jusqu’à elle un son isolé ; puis enfin, un silence complet succéda à tous ces chants qui se perdaient dans l’espace. La dernière espérance de la vie d’Ursule semblait attachée à ces accords qui résonnaient au loin… elle fuyait, s’éloignait, s’éteignait avec eux ! — La pauvre fille laissa tomber sa broderie sur ses genoux, et cacha sa figure dans ses deux mains ; à travers ses doigts quelques larmes coulèrent. Elle resta ainsi, tant que l’on entendit le bruit des pas et de la musique du régiment ; puis elle reprit son ouvrage… Elle le reprenait pour toute sa vie !

Le soir de ce jour d’éternelle séparation, de ce jour où le grand sacrifice fut consommé, Ursule, après avoir donné à ses parents les soins qui terminaient chaque journée, s’assit au pied du lit de sa mère et se pencha vers elle, fixant sur elle un regard que l’aveugle ne pouvait voir humide de larmes. Lui prenant doucement la main, la pauvre fiancée abandonnée murmura d’une voix émue :

« Ma mère, vous m’aimez, n’est-ce pas ? Ma présence vous fait du bien ? mes soins vous sont doux, ma mère ? N’est-ce pas, vous souffririez de me quitter ? »

L’aveugle tourna la tête du côté de la muraille, et dit :

« Mon Dieu ! Ursule, je suis fatiguée ; laisse-moi donc reposer. »

Ce mot de tendresse qu’elle était venue demander comme unique récompense de son douloureux dévouement, ne fut pas prononcé. La vieille aveugle s’endormit en repoussant la main que sa fille lui tendait. — Mais entre les deux rideaux de serge verte de l’alcôve, il y avait un Christ en bois, bruni par le temps. Ses pauvres mains que nul ami ne voulait presser sur la terre, Ursule les tendit vers son Dieu, et, s’agenouillant près du lit de l’aveugle, elle pria longtemps.

Depuis lors Ursule devint plus pâle, plus silencieuse, plus immobile que jamais. Ces nouvelles larmes emportèrent les dernières traces de sa jeunesse et de sa beauté ; elle vieillit en quelques jours.

À personne maintenant elle ne pouvait plaire ; mais, l’eût-elle pu, Ursule ne l’eût pas désiré. « Tout est dit ! » était une phrase qu’elle avait déjà prononcée ; mais, cette fois là, elle avait tristement raison, tout était dit pour elle.

On n’entendit plus parler de Maurice d’Erval. Ursule lui avait plu, comme un gracieux tableau dont la mélancolie avait ému son âme ; en s’éloignant, les couleurs du tableau pâlirent, puis s’effacèrent. Il oublia.

Hélas ! que de choses s’oublient dans la vie ! Pourquoi le ciel, qui a permis que, pour bien des cœurs, l’amour s’éteignît par l’habitude de se voir, n’a-t-il pas du moins accordé à ceux qui se séparent la faculté de se pleurer longtemps ? Mon Dieu ! la vie que tu as faite est souvent bien triste !

Un an après ces événements, la mère d’Ursule tomba malade. Son mal n’était pas du genre de ceux pour lesquels il existe des remèdes ; c’était la vie qui s’en allait sans secousse, sans déchirement. Ursule veilla, pria près du lit de sa mère, puis reçut son dernier soupir avec sa dernière bénédiction.

« À ton tour, Marthe ! » dit Ursule, « notre mère est près de toi maintenant, conduis-la vers Dieu !

Puis elle vint s’agenouiller près du vieillard qui restait seul. Elle lui fit prendre le deuil sans qu’il parût s’en apercevoir ; mais le deuxième jour après la mort de la pauvre aveugle, quand on eut enlevé le fauteuil où elle était restée assise tant d’années près de son vieux mari, le vieillard se tourna vers la place vide et cria : « Ma femme ! » Ursule lui parla, essaya de le distraire, il répéta : « Ma femme ! » et deux larmes roulèrent sur ses joues. Le soir on lui porta sa nourriture ; mais il détourna la tête et d’une voix triste, les yeux fixés sur la place vide, il dit encore : « Ma femme ! »

Ursule, au désespoir, essaya tout ce que sa douleur et sa tendresse purent lui suggérer… le vieillard idiot resta penché vers l’endroit où était le fauteuil de l’aveugle, et, refusant toute nourriture, les mains jointes, il regardait Ursule en répétant, comme un enfant qui supplie pour obtenir ce qu’il désire : « Ma femme ! »

Un mois après, il se mourait.

À ses derniers instants, quand le prêtre appelé près de lui essaya de le faire penser à Dieu, son créateur, un moment vint où cette intelligence mourante parut se ranimer, car le vieillard joignit les mains et regarda le ciel. Mais une dernière fois il s’écria : « Ma femme ! » comme s’il l’avait vue planer au-dessus de sa tête.

Au moment où l’on emporta de la petite maison grise le cercueil de son père, Ursule murmura : « Mon Dieu, j’avais mérité qu’ils vécussent plus longtemps ! »

Et Ursule resta seule pour toujours.

Tout cela s’est passé il y a bien des années.

Il m’a fallu quitter la petite ville de ***, quitter Ursule. — J’ai voyagé. Mille événements se sont succédé dans ma vie, sans effacer de mon souvenir l’histoire de cette pauvre fille. Mais Ursule, comme ces âmes brisées qui refusent toute consolation, se fatigua de m’écrire. Après de vains efforts pour la portera pleurer de loin avec moi, j’ai perdu sa trace.

Qu’est-elle devenue ? existe-t-elle ? est-elle morte ?

Hélas ! la pauvre fille n’a jamais eu de chances heureuses ; je crains qu’elle ne vive encore !

Ce simple récit est fini. — Peut-être ne pourra-t-il avoir d’intérêt que pour ceux qui ont connu Ursule ; peut-être le tableau fidèle de cette vie de souffrances n’apportera-t-il qu’un moment d’ennui aux heureux de ce monde Mais lorsque, pour secourir le malheur, quelques pages ignorées, écrites à l’écart, durent se changer en humble offrande, cette triste histoire revint à ma mémoire ; je me suis dit : « Pauvre femme dont la vie fut inutile, dont le dévouement fut sans résultat, que le récit de tes larmes devienne l’obole offerte au malheur ! Morte ou vivante, Ursule ! que ton âme ait un mouvement de joie… Ce que tu as souffert apportera une aumône à ceux qui pleurent aujourd’hui comme tu pleurais autrefois, et toute aumône, quelque humble qu’elle soit, fait un peu de bien sur la terre et ne s’oublie pas dans le ciel.


FIN DE RÉSIGNATION.