Poésies inédites (Marceline Desbordes-Valmore)/La Jeune Comédienne

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LA JEUNE COMÉDIENNE
À FONTENAY-LES-ROSES.


Légère, on la portait ! C’était comme une fête ;
Chaque fleur, pour la voir, semblait lever la tête ;
Le soleil, à pleins feux, ruisselait dans les champs ;
Une église allumait ses flambeaux et ses chants ;
Les cieux resplendissaient sans nuage, sans blâme ;
De la morte charmante ils laissaient passer l’âme,
Et les hommes en bas marchaient silencieux,
La rêverie au cœur et l’espérance aux yeux.
Plus loin, des moissonneurs penchés sur leur faucille,
Devinaient et plaignaient ce poids de jeune fille
Au deuil blanc ; car, pressé de vivre et de souffrir,
L’homme partout s’attarde à regarder mourir.

Jamais le mois brûlant n’avait vu tant de roses !
Pour de plus doux emplois elles semblaient écloses.
Le chemin les jetait sous les pieds de l’enfant
Couché, qu’on enlevait de ce sol triomphant.
Cet immobile enfant venait d’être Laurence,

Que sa crédule mère appelait Espérance.
Oui, la mère est crédule en regardant le jour
Flotter au fond des yeux de l’enfant, son amour !
C’est trop peu d’une vie à cette âme qui s’ouvre :
C’est une éternité que la mère y découvre.
L’éternité fuyait pour ne plus revenir ;
Laurence avait changé de route et d’avenir.

La veille elle avait dit : « Six vierges couronnées,
« Dont les âmes au mal ne se sont pas données,
« Demain, le long des bleds, mèneront le convoi,
« Tendront mon dernier voile et prieront Dieu pour moi.
« Pour moi, s’il est un coin, parmi les hautes herbes,
« Que ne visitent pas les charités superbes,
« Un coin vert, où jamais on n’entend rien gémir,
« J’y voudrais bien aller ! j’y voudrais bien dormir !
« S’il vous plaît, qu’on m’y porte ! Il me faut du silence ;
« Un saule au doux frisson, que l’air baigne et balance.
« Sur nous, si Dieu le veut, l’aurore passera,
« Et parmi le vent frais l’oiseau seul chantera.
« Tant de bruits sur la terre ont étourdi mon âme !
« Oui, c’est une pitié d’y naître pauvre et femme.
« Ne me démentez pas, corrupteurs… ah ! pardon !
« Vivez ! j’ai pris sur moi la faute et l’abandon.
« J’ai bien assez souffert pour que Dieu vous pardonne !

« Vivez : tous mes pardons à moi, je vous les donne.
« Mais si quelque autre enfant la voix pleine de pleurs
« Vient chanter devant vous, ne souillez plus ses fleurs.
« Paix ! Éloignez d’ici cette musique affreuse…
« Fermez tout… là, c’est bien. Ô Vierge généreuse,
« Je ne veux plus entendre et regarder que vous :
« Oh ! que vous êtes calme !… Oh ! que vous suivre est doux !… »

Puis elle regarda fixe et droit devant elle,
Tandis que de ses yeux la mémoire infidèle
S’effaçait, comme on voit, aux approches du soir,
Par degrés se ternir les clartés d’un miroir.
Un sourire y passa, mais un sourire étrange :
On eût dit qu’auprès d’elle invisible, un autre ange
Détournait de sa bouche, où la vie hésitait,
Une coupe inutile à l’espoir qui mentait.
— « Non, je ne veux plus boire ; assez, cria Laurence,
« Assez, je n’ai plus soif. » Et tout devint silence.

Les pauvres, sur leurs doigts, comptaient ses jeunes jours
Disant qu’elle était sainte, ayant donné toujours.
Toujours elle donnait, cette belle indigente,
Madeleine insultée et comme elle indulgente.
Dans son rêve fuyant sillonné d’un peu d’or,
Elle étendait les mains croyant donner encor.


Mais quoi, le rossignol soulevé dans la brise
S’en retournait à Dieu par l’arceau d’une église,
Et sous tant de bouquets jetés sur son départ,
Seul, de tout ce printemps, ne prenait plus sa part.

Et comme s’en allait ce lumineux cortége,
En chantant : « Que le Dieu qui mourut la protége ! »…
Prise d’un souvenir qui me serrait la voix,
Je criai, sans parler : « Qu’est-ce donc que je vois ! »

Alors, posant ma main où la douleur s’élance,
Je ressentis au cœur comme un grand coup de lance,
Tel que le recevra tout pauvre cœur humain
Devant ces corps d’enfant tombés par le chemin.
Appelant par son nom la douce pardonnée,
Presque sans le vouloir je marchais consternée,
Puis, rêvant son front pâle et naguère adoré,
La force abandonna mon corps,… et je pleurai.

Pourtant, l’atome ailé dont le vol se déploie
Traçait au fond de l’air mille cercles de joie,
L’hirondelle au bec noir acclamait son retour ;
Le cri des coqs lointains sonnait l’heure et l’amour ;
Là bas, des ramiers blancs flottaient à longues voiles
Et semblaient, en plein jour, de filantes étoiles ;

L’arrêt n’avait frappé que sur un jeune sort
Qui, soumis, s’éteignait sous les doigts de la mort.

Dans ce grand requiem formé par la nature,
Six voix d’enfants poussaient leurs élans sans culture ;
Au fond des bois ombreux mille oiseaux s’ébattaient,
Et l’on eût dit au loin que les arbres chantaient.

Quand la nuit s’étendit sur l’ardent paysage,
Quand tout bruit s’effaça, l’astre au tendre visage
Vers une croix nouvelle allongea ses fils d’or
Comme un baiser de mère à son enfant qui dort.

Dormez, dormez, jeunesse, apaisez vos orages !
Que tout vous soit repos sous ces chastes ombrages !
Nuls vices ne viendront vous tenter en ce lieu ;
Germez dans l’espérance, et laissez faire à Dieu !


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