Poésies inédites (Marceline Desbordes-Valmore)/Une Ruelle de Flandre

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UNE RUELLE DE FLANDRES.



À Madame Desloge, née Leurs.


Dans l’enclos d’un jardin gardé par l’innocence
J’ai vu naître vos fleurs avant votre naissance.
Beau jardin, si rempli d’œillets et de lilas
Que de le regarder on n’était jamais las.

En me haussant au mur dans les bras de mon frère,
Que de fois j’ai passé mes bras par la barrière
Pour atteindre un rameau de ces calmes séjours
Qui souple s’avançait et s’enfuyait toujours !
Que de fois, suspendus aux frêles palissades
Nous avons savouré leurs molles embrassades,
Quand nous allions chercher pour le repas du soir
Notre lait à la cense, et longtemps nous asseoir
Sous ces rideaux mouvants qui bordaient la ruelle !
Hélas ! qu’aux plaisirs purs la mémoire est fidèle !
Errants dans les parfums de tous ces arbres verts,
Plongeant nos fronts hardis sous leurs flancs entr’ouverts,
Nous faisions les doux yeux aux roses embaumées
Qui nous le rendaient bien, contentes d’être aimées !


Nos longs chuchotements entendus sans nous voir,
Nos rires étouffés pleins d’audace et d’espoir
Attirèrent un jour le père de famille
Dont l’aspect, tout d’un coup, surmonta la charmille,
Tandis qu’un tronc noueux me barrant le chemin
M’arrêta par la manche et fit saigner ma main.

Votre père eut pitié… C’était bien votre père !
On l’eût pris pour un roi dans la saison prospère.
Et nous ne partions pas à sa voix sans courroux :
Il nous chassait en vain, l’accent était si doux !
En écoutant souffler nos rapides haleines,
En voyant nos yeux clairs comme l’eau des fontaines,
Il nous jeta des fleurs pour hâter notre essor,
Et nous d’oser crier : « Nous reviendrons encor ! »

Quand on lavait du seuil la pierre large et lisse
Où dans nos jeux flamands l’osselet roule et glisse,
En rond silencieux, penchés sur leurs genoux,
D’autres enfants jouaient enhardis comme nous ;
Puis, poussant à la fois leurs grands cris de cigales
Ils jetaient pour adieux des clameurs sans égales,
Si bien qu’apparaissant tout rouges de courroux,
De vieux fâchés criaient : « Serpents ! vous tairez-vous ! »
Quelle peur !… Jamais plus n’irai-je à cette porte


Où je ne sais quel vent par force me remporte !
Quoi donc ! Quoi, jamais plus ne voudra-t-il de moi
Ce pays qui m’appelle et qui s’enfuit ?… Pourquoi !

Alors les blonds essaims de jeunes Albertines
Qui hantent dans l’été nos fermes citadines
Venaient tourner leur danse et cadencer leurs pas
Devant le beau jardin qui ne se fermait pas.
C’était la seule porte incessamment ouverte,
Inondant le pavé d’ombre ou de clarté verte,
Selon que du soleil les rayons ruisselants
Passaient ou s’arrêtaient aux feuillages tremblants.
On eût dit qu’invisible une indulgente fée
Dilatait d’un soupir la ruelle étouffée,
Quand les autres jardins enfermés de hauts murs
Gardaient sous les verroux leur ombre et leurs fruits mûrs.
Tant pis pour le passant ! À moins qu’en cette allée,
Élevant vers le ciel sa tête échevelée,
Quelque arbre, de l’enclos habitant curieux,
Ne franchît son rempart d’un front libre et joyeux.

On ne saura jamais les milliers d’hirondelles
Revenant sous nos toits chercher à tire d’ailes
Les coins, les nids, les fleurs et le feu de l’été,
Apportant en échange un goût de liberté,

Entendra qui pourra sans songer aux voyages
Ce qui faisait frémir nos ailes sans plumages,
Ces fanfares dans l’air, ces rendez-vous épars
Qui s’appelaient au loin : « Venez-vous ? Moi, je pars ! »

C’est là que votre vie ayant été semée,
Vous alliez apparaître et charmante et charmée ;
C’est là que préparée à d’innocents liens,
J’accourais… Regardez comme je m’en souviens !

Et les petits voisins amoureux d’ombre fraîche
N’eurent pas sitôt vu, comme au fond d’une crêche,
Un enfant rose et nud plus beau qu’un autre enfant
Qu’ils se dirent entre eux : « Est-ce un Jésus vivant ? »

C’était vous ! D’aucuns nœuds vos mains n’étaient liées ;
Vos petits pieds dormaient sur les branches pliées ;
Toute libre dans l’air où coulait le soleil
Un rameau sous le ciel berçait votre sommeil ;
Puis, le soir, on voyait d’une femme étoilée
L’abondante mamelle à vos lèvres collée,
Et partout se lisait dans ce tableau charmant
De vos jours couronnés le doux pressentiment.

De parfums, d’air sonore incessamment baisée,

Comment n’auriez-vous pas été poétisée ?
Que l’on s’étonne donc de votre amour des fleurs !
Vos moindres souvenirs nagent dans leurs couleurs.
Vous en viviez, c’était vos rimes et vos proses :
Nul enfant n’a jamais marché sur tant de roses !

Mon Dieu ! S’il n’en doit plus poindre au bord de mes jours,
Que sur ma sœur de Flandre il en pleuve toujours !


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