Poésies lyriques/Le Haut-Fourneau

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Poésies lyriquesAuguste Decq (p. 113-134).
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LE HAUT-FOURNEAU


1844


 
Le Feu c’est la Vie.



Qui de nous n’a souvent, aux jours de son enfance,
Entendu raconter par quelque vieux soldat,
L’hiver, près d’un foyer heureux de sa présence,
Un combat sous l’Empire ou sous le Consulat,
Et n’a pas évoqué, dans ses rêves de guerre,
De Napoléon mort le fantôme vengeur,
Prêt à suivre, en chantant, jusqu’au bout de la terre,
Le vol de son aigle vainqueur !


Aujourd’hui même encor qui de nous ne s’incline,
Frappé d’un saint respect pour un culte oublié,
Quand à ses yeux surgit, les bras sur la poitrine,
L’ombre du Titan foudroyé
Qui déchaîna, quinze ans, dans sa course hardie,
Sur l’Europe des rois muette de terreur,
L’ouragan plébéien d’où sortit son génie
En manteau d’Empereur !

Ils peuvent être fiers, nos pères,
D’avoir vécu sous ce géant,
Si puissant dans ses jours prospères,
Si grand encor dans son néant !
Tous ont vu sans quitter nos grèves,
A travers les éclairs des glaives,
A travers le vol des boulets,
Passer de front sur ses vestiges
Quarante siècles de prodiges,
Ressuscites par ses hauts faits !

Mais ne regrettons pas ces jeux brillants des armes
Dont l’éphémère éclat s’est éteint sans retour ;
Ils ont coûté, ces jeux, trop de sang, trop de larmes,
Pour captiver un siècle épris d’un autre amour ;
Nous aussi nous savons, dans le temps et l’espace,
Nous frayer, par le Fer, un lumineux chemin ;
Mais l’honneur des combats livrés par notre audace
Est pur de sang humain.


Portant, avec fierté, dans les plis de sa robe,
Le sort des nations et le destin des rois,
L’Industrie, à son tour, est la reine du globe,
Et son trône s’élève à côté de la Croix ;
Car elle accomplira, par ses travaux austères,
Tout ce que la Conquête a vainement tenté ;
Car elle régnera sur les deux hémisphères,
Par la Paix et la Liberté !

Mais cet avenir si sublime
Que l’homme cherche en haletant,
Et dont il voit briller la cime
A travers un azur flottant,
Ne serait-ce qu’un vain mirage
Planant sur lui pour le tromper,
Et que demain un vent d’orage
Se hâtera de dissiper !

Aux bords de l’horizon, voilé par les ténèbres,
Quelle étrange clarté vient de frapper mes yeux,
D’inonder, tout-à-coup, de ses reflets funèbres,
Ces lourds nuages noirs se heurtant dans les cieux ?
Quel bruit lugubre et sourd s’élève de ces plaines,
S’abaisse, se répand sur les monts, sur les flots,
Semblable au choc confus d errantes voix humaines,
Se brisant en sanglots ?


Épouvantant le ciel d’une nocturne aurore,
Annoncent-ils au loin le vol d’un météore,
Précurseur de grands châtiments ?
Le vaste embrasement d’une ville opulente
Qui, sur un peuple en deuil, dans cette nuit sanglante,
S’écroule avec ses monuments ?
Les dévastations d’un conquérant sauvage
Qui, sur nos champs en feu, promène le carnage,
Poursuivi de longs hurlements ?

Non, l’astre irrité des tempêtes
Ne trouble point l’éclat des fêtes
Qui président à nos travaux ;
Non, le tocsin de l’incendie
Se tait dans la tour endormie
Et des cités et des hameaux :
Non, le vieux lion des batailles
Ne rugit point sous les murailles
Où flottent nos libres drapeaux !

Et cependant le bruit grandit avec la flamme,
Et d’un secret effroi fait frissonner mon âme,
Repliée en mon sein ;
Et je vois, quelquefois, des formes inconnues
Glisser à mes côtés, s’envoler vers les nues,
Ramper sur le chemin,
Et, le pas suspendu, je regarde, j’écoute,
Ignorant s’il faut fuir ou poursuivre ma route,
Ferme, et le front serein.


Poursuivons ; Quel spectacle ! A moi, Peintres, Poëtes !
Pour enrichir les Arts de nouvelles conquêtes,
Saisissez le luth d’or, la palette d’émail,
Et venez célébrer, aux pieds de la Science,
Dans sa pompe farouche et sa sombre puissance,
L’Industrie en travail.

Au centre d’une vaste plaine
Féconde en trésors souterrains,
S’élève un rayonnant domaine
Que baigne un fleuve aux noirs bassins ;
Trompé par ce miroir magique,
L’esprit croit voir sortir des eaux
Toute une cité volcanique,
Avec ses brûlants arsenaux ;
Mais aux feux plus vifs de la grève
Reflétés par l’immensité,
S’éclipse la splendeur d’un rêve
Moins beau que la réalité.

Ici, sur un champ fauve, entre deux tours jumelles,
Éclatent, dans la nuit, deux ardentes prunelles
Aux orbites d’airain,
Dont le regard poursuit le voyageur qui passe,
Comme l’œil d’un grand tigre immobile à sa place
Suit les traces du daim.


Là, s’ouvre brusquement, se ferme, s’ouvre encore
Une gueule de feu dont le souffle dévore
L’épi, l’herbe, la fleur,
Et d’où sort, par moments, mince comme une lame,
Avec d’affreux hoquets, une langue de flamme
Qui jette une âcre odeur.

Plus loin, sous des monts solitaires,
Resplendit, troué de cratères,
Un large tertre sans gazon :
Montez ! l’éruption éclate !
Des flots de vapeur écarlate
Embrasent au loin l’horizon ;
Étoiles d’étincelles blanches,
Les uns retombent sur les branches
Des ormes penchés du vallon ;
Les autres, remontant aux nues,
Tracent, sur les ondes émues,
Un large et miroitant sillon ;
Mais bientôt le vent les ramène,
Et couronne un bourg de la plaine
De leur splendide tourbillon.

Ailleurs, changeant d’aspect, la flamme violette
Découpe des clochers la noire silhouette
Sur un fond clair et vif,
Et montre, au sein de l’ombre où se perdent les formes,
Des champs blafards, peuplés de fantômes difformes,
A l’air grave et pensif.


Là-bas, dans la futaie, à travers les crevasses
D’un groupe de vieux murs aux ténébreuses masses,
Reluisent de grands feux,
Qui semblent, tout sanglants, éclairer les ravages
De bandits inconnus, chassés de vingt villages
Incendiés par eux.

Partout où brille un point visible,
Pose, sous le regard surpris,
Le spectre d’un monde impossible,
Féerique empire des Esprits ;
La houille, l’argile, la pierre,
Luttent d’éclat et de lumière
Sous des toits par le temps noircis ;
Les champs, les rochers, les collines,
Portent des housses purpurines,
Au lieu de verdoyants tapis,
Et la forêt qui les ombrage
Berce ses oiseaux endormis
Au sein d’un magique feuillage
De topazes et de rubis.

Plongez maintenant sous le dôme
Du lumineux brouillard, qui, sur ce noir royaume,
Déroule, en ondoyant, son manteau constellé,
Le secoue à grand bruit, et fait, par intervalles,
Jaillir, de tous ses plis, des clartés boréales
Dont pâlit le ciel étoile.


Au pied toujours fumant de ces colonnes sombres,
Gigantesques flambeaux d’un infernal palais,
Regardez se presser et s’agiter ces ombres
Dont l’éclat des fourneaux plisse et rougit les traits ;
Regardez, sous leurs crocs, teints d’une ardente écume,
Le frémissant métal, par le feu dévoré,
Se tordre, s’allonger, et, sans qu’il se consume,
Fondre en nappes de lait doré.

Écoutes ces rumeurs profondes
Que sillonnent des cris sifflants,
Ces bruits de la flamme et des ondes
Se livrant des assauts hurlants ;
Étrange et sauvage harmonie
D’éléments toujours divisés,
Déchaînés là par l’Industrie,
Et par elle aussi maîtrisés.

Mais voici, devant nous, la gloire de la plaine,
De l’empire du feu voici l’illustre reine,
La haute et vaste Tour,
Qui, dans nos temps de paix, porte, pour oriflamme,
Sur sa tête d’airain, un panache de flamme,
Et la nuit et le jour ;
La Fournaise géante, où le fer et la houille
Se dévorent entre eux, en changeant de dépouille,
Dans un combat à mort,

Pour renaître plus purs, revivre moins informes,
Servir l’homme étonné sous de plus nobles formes,
Et le rendre plus fort !

Toi dont le souille ardent disperse dans l’espace
L’encens que l’Industrie offre à la Liberté,
Jadis une autre tour s’élevait à la place
Où grandit maintenant ta jeune royauté :
Tour où de hauts barons avaient bâti leur aire,
Pour fondre sur nos champs et piller les moissons
Que ces preux rapportaient à leur noble repaire,
Avec du sang aux mains et du sang aux talons ;

Tour dont jamais le pauvre, à l’heure où tout est sombre,
N’osait, sans se signer, regarder les créneaux ;
Tour que le riche même, abrité par son ombre,
Sentait avec terreur peser sur ses châteaux ;
Tour où sonnait sans cesse un bruit plaintif de chaînes
Qui glaçait d’épouvante et le faible et le fort ;
Tour maudite, où siégeaient, dans des cours souterraines,
La rapine, le vol, la torture et la mort.

Huit siècles avaient vu, sous le choc des batailles,
S’étendre son pouvoir sur un sol désolé,
S élargir ses fossés, s’agrandir ses murailles,
Monter, de bloc en bloc, son faite crénelé ;


Mais quand elle se crut, superbe et sans rivale,
Reine d’un univers gouverné par l’effroi,
Tu parus, tu surgis, et la tour féodale
Du haut de son orgueil s’écroula devant toi ;

Et le peuple applaudit, et quand, ivre de haine,
Il eut mis en lambeaux son cadavre insulté,
Toi, sur ces noirs débris, tu dressas dans la plaine
De ton sommet vainqueur l’ardente majesté ;
Et tu vis, à tes pieds, sous des ruches nombreuses
Qu’éleva le Travail et que le ciel bénit,
Éclore des essaims de familles heureuses
Qui reçurent de toi le pain qui les nourrit.

Ah ! l’Industrie est noble et sainte,
Son règne est le règne de Dieu ;
Elle aussi gouverne sans crainte
Et par le fer et par le feu ;
Mais c’est par le feu qui féconde,
C’est par le fer qui reconstruit ;
A son appel, un nouveau monde
S’élança d’un monde détruit.

Brillant de jeunesse et de grâce,
Le globe a, sous sa large main,
Senti renouveler sa face,
Et doubler la vie en son sein ;

Et, pour répondre à ses caresses,
Pour reconnaître ses bienfaits,
Le globe a livré les richesses
De ses mystérieux palais.

Debout, le front haut, l’Industrie
A recueilli ces saints trésors,
Par l’Audace et par le Génie
Conquis au prix de tant d efforts ;
Et, magnifique tributaire,
Les a répandus à son tour,
En torrents d’or et de lumière,
Sur le globe altéré d’amour.

Ainsi s’agrandit l’héritage
De l’éternelle humanité.
Arrière donc le triste sage
Qui n’aime Dieu que d’un côté !
Arrière le Faust pâle et grave
Pour qui la matière est la mort !
Un peuple indigent est esclave,
Un peuple riche est libre et fort.

Mais non, qu’ils viennent tous, ces fils de la lumière,
Ces hommes, purs esprits, qui, fiers de leur savoir,
Ont lancé l’anathème au front de la matière,
Sans avoir ni sondé, ni compris son pouvoir ;


Insensés dont l’orgueil a dit à la nature
Étalée, autour d’eux, dans son faste charnel :
Tu n’es que cendre et pourriture,
Ton Dieu n’est pas le Dieu du ciel !

Qu’ils viennent contempler la seule œuvre de gloire
Dont ce siècle n’ait point à demander pardon ;
Qui fera respecter et bénir sa mémoire
Par les peuples futurs qui vaincront en son nom ;
Et peut-être, à leur tour, verront-ils apparaître,
Du pied d’un autre Oreb et sous la nue en feu,
Dans ces combats de l’homme où s’agrandit son être,
La face visible de Dieu !

L’heure est propice et solennelle,
Tout est morne comme un tombeau ;
La tour, en grondant, nous appelle,
Marchons au feu de son flambeau !
Allons, geôlier, ouvre la cage
Où rugissent tes grands lions ;
Saluons du moins au passage
Les Princes de ces régions !

Hourra ! les voilà donc réunis dans leur antre,
Dressés sur leurs pieds noirs, allongés sur le ventre,
Sinistres, rayonnants, magnifiques, hideux,
Tous ces Mammouths d’airain, géants de l’Industrie,

Vivant par la vapeur, et transmettant la vie
A des monstres vassaux dispersés autour d’eux,
Qui reniflent, grondent, mugissent,
Sifflent, grincent, râlent, glapissent,
Tordent le fer, mâchent l’acier,
Déchirent le bronze rebelle,
Et, sous le bras qui les harcèle,
Les irrite et les fait crier,
Hurlent, avec douleur, dans l’atmosphère ardente,
Comme au fond d’un enfer, des hydres, des dragons,
Tourmentés, torturés sur leur couche tremblante,
Par les fourches de fer d’implacables démons !

A genoux devant ces merveilles
D’un Art qui jeta, triomphant,
Au monde enrichi par ses veilles,
Le don d’un nouvel élément !
A genoux ! et que nos hommages,
S’élevant vers le roi des cieux,
Répondent à ces cris sauvages
Par un hymne mélodieux.

O phare voyageur de l’antique Idumée,
Flamme, pendant la nuit, pendant le jour, fumée,
Colonne de vapeur qui portes jusqu’au ciel,
Sous les noms éclatants dont notre orgueil te nomme,
Des trésors de la terre et du pouvoir de l’homme
Le témoignage fraternel !


A travers les déserts, comme aux temps de Moïse,
Guide les nations vers la terre promise,
Aplanis, sous leurs pas, et les mers et les monts,
Et fais régner nos fils, en Rois, sur la matière,
Pour qu’ils puissent, un jour, lever vers la lumière
Des bras libres comme leurs fronts !

Debout ! le noir granit des dalles
Tremble autour des monstres soufflants ;
On sent s’abattre par rafales
Le Vertige éclos dans leurs flancs.
Debout ! laissons-les seuls dans l’ombre
S’abandonner à leurs ébats ;
La Forge éblouissante et sombre
Vient de s’ouvrir devant nos pas.

Quel bruit ! quel mouvement ! quel éclat ! quelle foule !
Au choc des lourds marteaux, au cri des laminoirs,
Voyez-vous affluer, tourbillonnante houle,
Tous ces ouvriers noirs,
Spectres dont, par moments, un grand vol d’étincelles
Sillonne en traits de feu les larges seins velus,
Les épaules de bronze aux humides aisselles,
Et les torses trapus ?


Frères ! les voyez-vous, tous ces hardis athlètes,
Lutter avec le Fer, lutter avec le Feu ?
Sur ce damier brûlant ils apportent leurs tôles,
Quand nous n’y jetons, nous, qu’un sac d or pour enjeu !
Mille fois, en un jour, pour un douteux salaire,
Ils affrontent la mort sans pâlir à son nom,
Plus grands, dans l’atelier, sous l’habit populaire,
Que sous le harnais militaire
Sur un champ de bataille en face du canon.

Ah ! c’est qu’au fond de leurs poitrines
Palpitent des cœurs généreux,
Fermés au souffle des doctrines
Qui dégradent l’homme à ses yeux ;
Que l’Honneur, la Foi, la Justice
Réclament un grand sacrifice,
Tous vous les verrez accourir,
Heureux d’offrir à la Patrie
Deux bras pleins de force et de vie,
Pour la défendre ou la nourrir !

Justice donc pour eux, Riches et Grands, justice !
Pour relever nos lois au niveau de nos mœurs,
Raffermir des États le moderne édifice,
Il faut que tous ces travailleurs,


Soutiens d’une patrie opulente et prospère,
Puissent prétendre, au moins, aux honneurs du soldat,
Aient une part plus large aux bienfaits de leur mère,
Marâtre au cœur souvent ingrat,
Et trouvent, à la fin d’une carrière utile,
Près d’un foyer plus pur, digne du sol natal,
Le bonheur de mourir sur un chevet tranquille,
Loin du bagne et de l’hôpital.

Mais le travail grandit sans cesse
Sous la Forge qu’il envahit ;
Partout, de près, de loin, se dresse
Un acteur d airain qui rugit.
A travers l’ardente mêlée
Passons, l’œil sur chaque lutteur ;
Le Fer est mûr pour la coulée,
Et le moule attend le fondeur.

Place ! Place ! des flancs de la tour éventrée
Sort un serpent de lave ; il vient, grandit, s’étend,
Trouve un lit pour ses flots, en envahit l’entrée,
Se gonfle, se déroule, et s’avance en torrent ;
Mais un geste de l’homme arrête son audace,
Et le torrent captif, se changeant en ruisseau,
Vient, dans un lac de feu, sans bruit et sans menace
Se perdre aux pieds de son berceau.


Mais l’œuvre n’est pas accomplie ;
À vous, Amis, de l’achever,
Nobles soldats de l’Industrie,
Ardents et prêts à tout braver !
Une autre lutte vous réclame,
Où combat seul le bras humain ;
Car il faut que le lac de flammé
Se transforme en un lac d’airain.

Bien ! bien ! sur la fonte écarlate
Qui bouillonne dans son lit d’or,
L’eau tombe, retentit, éclate,
Tombe, bondit, éclate encor,
Tombe, en soulevant un nuage
Qui monte en tourbillons fumants,
Aux clartés d’un splendide orage
Tout étoile de diamants !

Assez ! la flamme expire, et la fonte noircie,
Étalant à nos pieds sa surface durcie,
N’est plus qu’un bloc confus.
Qu’importe que la tour, la tour intarissable,
Lui renvoie, à pleins bords, par ses canaux de sable,
Des flots toujours brûlants, des flots toujours accrus !
Arrêtée en son cours par une main puissante,
La lave incandescente
S’engloutit sous la terre et ne reparaît plus.


Garde-la, dans ton sein, ô Terre !
Couve-la dans tes flancs de mère,
Mûris la moisson de métal ;
Une sueur sainte et féconde
A fertilisé de son onde
L’argile du lit nuptial ;
Et quand le fondeur qui t’implore
Viendra, demain, avant l’aurore,
Réclamer ton trésor natal,
Rends-le, sans regret ni murmure,
Dépouillé de la fange impure
Qui ternit son fer virginal !

Et quand un Maître plus sévère
Viendra, plus tard, d’une autre sphère,
Sur son char au brûlant essieu,
Réclamer les moissons humaines
Que gardent tes monts et tes plaines,
Tes mers sans fond et sans milieu,
O Terre, puisses-tu de même,
Au jour de ce réveil suprême,
Nous déposer au pied de Dieu,
Exempts de remords et d’alarmes,
Lavés du péché par nos larmes,
Et purifiés par le feu !

Silence ! Sous ces murs aux voûtes colossales
Aurions-nous réveillé les ombres sépulcrales


Qui donnaient sous la nef d’un vieux cloître abattu ?
Quelques noirs Nécromans, un démon à leur tète,
Nous auraient-ils conduits à la sinistre fête
D’un sabbat inconnu ?

Écloses sous l’œil du mystère,
Partout jaillissent de la terre
De scintillantes fleurs d azur.
Sœurs des étoiles les plus belles,
Toutes répandent autour d elles
L’éclat du saphir le plus pur ;
Et l’œil qui les regarde vivre,
Jouer, folâtrer, se poursuivre,
S’étreindre en caressants assauts,
Croit voir, sous ces bleuâtres flammes,
Briller et voltiger des âmes
Sur de mystérieux tombeaux.

Tout à coup, au dehors, une trombe tonnante
S’engouffre en tournoyant dans la tour rayonnante,
Traverse d’un seul bond toute sa profondeur,
Et, balayant les murs du vent de sa colère,
Refoule vers le sol la flamme du cratère,
Qui s’échappe, remonte, éclate avec splendeur,
S’ouvre en gerbes de feu, s arrondit en arcade,
Ruisselle de la voûte en grésillant métal,
Et retombe, à nos pieds, lumineuse cascade,
En neige d’or et de cristal.


Puis la nuit envahit l’arène,
Le bruit meurt sur le sable ému,
La tour même respire à peine,
Pâle du sang quelle a perdu ;
Un nuage muet et sombre
Plane sur son front sans éclairs,
Et rien n’interrompt plus dans l’ombre
Le silence des champs déserts.

Seule, une errante et faible brise
Redit quelquefois aux échos
Les chants du soir d’une humble église,
Illuminée au bord des flots ;
Hymne des pasteurs du village
Qui s’élève du saint portail,
Comme un vague et céleste hommage
À la puissance du Travail !

Oh ! qui que vous soyez, fils d’un siècle profane,
A ce divin cantique unissez votre voix,
Bénissez, avec nous, l’Être dont tout émane,
Et qui fit du travail la plus sainte des lois ;
Remerciez ce Dieu dont la haute sagesse
Soumit l’homme rebelle à ce joug rédempteur,
Seul élément de sa richesse,
Seul instrument de sa grandeur !


Et vous qui prétendez dépouiller l’Industrie
Du plus noble attribut de la Divinité,
Qui couronnez son front des palmes du génie,
Mais en lui refusant le don de la beauté ;
Jetez donc un regard sur la plaine enflammée
Où. ses pavillons d’or flottent autour de nous,
Suivez, dans les combats, sa pacifique armée,
Et dites-moi, qu’en pensez-vous ?

N’est-ce pas qu’il est beau, qu’il est grand, ce spectacle,
Et qu’on est quelquefois tenté de s’écrier,
Dans un transport d’orgueil qui fait tout oublier,
Même le plus pompeux miracle :
Là haut, dans leur splendeur, se déroulent les cieux,
Dans cette ombre, là-bas, gît la terre où nous sommes,
Voilà l’œuvre de Dieu, voici l’œuvre des hommes,
Quelle est la plus grande des deux ?

Non, non, point de blasphème impie !
Admirons, ne comparons pas.
Dieu crée, et l’homme modifie ;
A lui l’Esprit, à nous le bras !
Devant sa Royauté suprême,
Plions, sans rougir, les genoux ;
Mais dans notre esclavage même
Restons fiers et dignes de nous.


Que d’immenses travaux, que d’éclatants prodiges
Notre âge na-t-il pas déjà vus s accomplir !
Que de projets plus grands, éclos sur d’humbles tiges,
N’attendent qu’un rayon, qu’un souffle pour mûrir !
En changeant de destin aux mains de l’Industrie,
Le Fer du monde entier changea l’antique sort :
Il féconda la terre et fit fleurir la vie
Où jadis il semait la mort.

Jeune et puissant Protée aux formes toujours neuves,
Il vogue, ardent navire, à tous les vents des mers,
S’allonge en ponts hardis sur le lit de nos fleuves,
Fend, remorqueur tonnant, l’immensité des airs,
Se roule autour du globe en splendide ceinture,
Rampe, en canaux de gaz, sous le sol tourmenté,
Et porte aux nations, avec leur nourriture,
La lumière, la paix, l’ordre et la liberté !

Ainsi toujours fidèle à la voix des Poëtes,
Qu’il s épande en bienfaits sur la création ;
Au domaine de l’homme, accru par ses conquêtes,
Que chaque année ajoute un plus large sillon ;
Pour que l’Histoire, un jour, en déroulant ses fastes,
Apprenne, avec orgueil, à la postérité,
Que le règne du Fer n’eut point de jours néfastes,
Mais qu’il fut l’âge d’or du monde racheté !