Poésies nouvelles (1836-1852)/L’Espoir en Dieu
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L’ESPOIR EN DIEU
Tant que mon faible cœur, encor plein de jeunesse,
À ses illusions n’aura pas dit adieu,
Je voudrais m’en tenir à l’antique sagesse
Qui du sobre Épicure a fait un demi-dieu.
Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,
Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,
Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,
Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.
Je ne puis ; — malgré moi l’infini me tourmente.
Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s’épouvante
De ne pas le comprendre et pourtant de le voir.
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,
Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?
Non, c’est cesser d’être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m’a jeté ;
Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme,
Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité.
Que faire donc ? « Jouis, dit la raison païenne ;
Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu’à dormir.
— Espère seulement, répond la foi chrétienne ;
Le ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir. »
Entre ces deux chemins j’hésite et je m’arrête.
Je voudrais, à l’écart, suivre un plus doux sentier.
Il n’en existe pas, dit une voix secrète ;
En présence du ciel il faut croire ou nier.
Je le pense en effet ; les âmes tourmentées
Dans l’un et l’autre excès se jettent tour à tour,
Mais les indifférents ne sont que des athées ;
Ils ne dormiraient plus s’ils doutaient un seul jour.
Je me résigne donc, et, puisque la matière
Me laisse dans le cœur un désir plein d’effroi,
Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j’espère.
Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ?
Me voilà dans les mains d’un Dieu plus redoutable
Que ne sont à la fois tous les maux d’ici-bas ;
Me voilà seul, errant, fragile et misérable,
Sous les yeux d’un témoin qui ne me quitte pas.
Il m’observe, il me suit. Si mon cœur bat trop vite,
J’offense sa grandeur et sa divinité.
Un gouffre est sous mes pas ; si je m’y précipite,
Pour expier une heure il faut l’éternité.
Mon juge est un bourreau qui trompe sa victime.
Pour moi tout devient piége et tout change de nom.
L’amour est un péché, le bonheur est un crime,
Et l’œuvre des sept jours n’est que tentation.
Je ne garde plus rien de la nature humaine ;
Il n’existe pour moi ni vertu ni remord.
J’attends la récompense et j’évite la peine ;
Mon seul guide est la peur, et mon seul but la mort.
On me dit cependant qu’une joie infinie
Attend quelques élus. — Où sont-ils, ces heureux ?
Si vous m’avez trompé, me rendrez-vous la vie ?
Si vous m’avez dit vrai, m’ouvrirez-vous les cieux ?
Hélas ! ce beau pays dont parlaient vos prophètes,
S’il existe là-haut, ce doit être un désert.
Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites,
Et, quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.
Je suis seulement homme, et ne veux pas moins être,
Ni tenter davantage. — À quoi donc m’arrêter ?
Puisque je ne puis croire aux promesses du prêtre,
Est-ce l’indifférent que je vais consulter ?
Si mon cœur, fatigué du rêve qui l’obsède,
À la réalité revient pour s’assouvir,
Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût, que je me sens mourir.
Aux jours même où parfois la pensée est impie,
Où l’on voudrait nier pour cesser de douter,
Quand je posséderais tout ce qu’en cette vie
Dans ses vastes désirs l’homme peut convoiter ;
Donnez-moi le pouvoir, la santé, la richesse,
L’amour même, l’amour, le seul bien d’ici-bas !
Que la blonde Astarté, qu’idolâtrait la Grèce,
De ses îles d’azur sorte en m’ouvrant les bras ;
Quand je pourrais saisir dans le sein de la terre
Les secrets éléments de sa fécondité,
Transformer à mon gré la vivace matière,
Et créer pour moi seul une unique beauté ;
Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure,
Assis à mes côtés, m’appelleraient heureux,
Et quand ces grands amants de l’antique nature
Me chanteraient la joie et le mépris des dieux,
Je leur dirais à tous : « Quoi que nous puissions faire,
Je souffre, il est trop tard ; le monde s’est fait vieux.
Une immense espérance a traversé la terre ;
Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux ! »
Que me reste-t-il donc ? Ma raison révoltée
Essaye en vain de croire et mon cœur de douter.
Le chrétien m’épouvante, et ce que dit l’athée,
En dépit de mes sens je ne puis l’écouter.
Les vrais religieux me trouveront impie,
Et les indifférents me croiront insensé.
À qui m’adresserai-je, et quelle voix amie
Consolera ce cœur que le doute a blessé ?
Il existe, dit-on, une philosophie
Qui nous explique tout sans révélation,
Et qui peut nous guider à travers cette vie
Entre l’indifférence et la religion.
J’y consens. — Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes
Qui savent, sans la foi, trouver la vérité ?
Sophistes impuissants qui ne croient qu’en eux-mêmes,
Quels sont leurs arguments et leur autorité ?
L’un me montre ici-bas deux principes en guerre
Qui, vaincus tour à tour, sont tous deux immortels[1] ;
L’autre découvre au loin, dans le ciel solitaire,
Un inutile Dieu qui ne veut pas d’autels[2].
Je vois rêver Platon et penser Aristote ;
J’écoute, j’applaudis, et poursuis mon chemin.
Sous les rois absolus je trouve un Dieu despote ;
On nous parle aujourd’hui d’un Dieu républicain.
Pythagore et Leibnitz transfigurent mon être.
Descartes m’abandonne au sein des tourbillons.
Montaigne s’examine, et ne peut se connaître.
Pascal fuit en tremblant ses propres visions.
Pyrrhon me rend aveugle, et Zénon insensible.
Voltaire jette à bas tout ce qu’il voit debout.
Spinosa, fatigué de tenter l’impossible,
Cherchant en vain son Dieu, croit le trouver partout.
Pour le sophiste anglais l’homme est une machine[3].
Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand[4]
Qui, du philosophisme achevant la ruine,
Déclare le ciel vide, et conclut au néant.
Voilà donc les débris de l’humaine science !
Et, depuis cinq mille ans qu’on a toujours douté,
Après tant de fatigue et de persévérance,
C’est là le dernier mot qui nous en est resté !
Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes ;
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée.
Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,
Et vous la connaissiez, cette amère pensée
Qui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.
Eh bien, prions ensemble, — abjurons la misère
De vos calculs d’enfants, de tant de vains travaux.
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,
J’irai m’agenouiller pour vous, sur vos tombeaux.
Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,
Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui ;
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui.
Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne.
Tous vous avez souffert, le reste est oublié.
Si le ciel est désert, nous n’offensons personne ;
Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié !
Ô toi que nul n’a pu connaître,
Et n’a renié sans mentir,
Réponds-moi, toi qui m’as fait naître,
Et demain me feras mourir !
Puisque tu te laisses comprendre,
Pourquoi fais-tu douter de toi ?
Quel triste plaisir peux-tu prendre
À tenter notre bonne foi ?
Dès que l’homme lève la tête,
Il croit t’entrevoir dans les cieux ;
La création, sa conquête,
N’est qu’un vaste temple à ses yeux.
Dès qu’il redescend en lui-même,
Il t’y trouve ; tu vis en lui.
S’il souffre, s’il pleure, s’il aime,
C’est son Dieu qui le veut ainsi.
De la plus noble intelligence
La plus sublime ambition
Est de prouver ton existence,
Et de faire épeler ton nom.
De quelque façon qu’on t’appelle,
Bramah, Jupiter ou Jésus,
Vérité, Justice éternelle,
Vers toi tous les bras sont tendus.
Le dernier des fils de la terre
Te rend grâce du fond du cœur,
Dès qu’il se mêle à sa misère
Une apparence de bonheur.
Le monde entier te glorifie ;
L’oiseau te chante sur son nid ;
Et pour une goutte de pluie
Des milliers d’êtres t’ont béni.
Tu n’as rien fait qu’on ne l’admire ;
Rien de toi n’est perdu pour nous ;
Tout prie, et tu ne peux sourire
Que nous ne tombions à genoux.
Pourquoi donc, ô Maître suprême !
As-tu créé le mal si grand,
Que la raison, la vertu même,
S’épouvantent en le voyant ?
Lorsque tant de choses sur terre
Proclament la Divinité,
Et semblent attester d’un père
L’amour, la force et la bonté,
Comment, sous la sainte lumière,
Voit-on des actes si hideux,
Qu’ils font expirer la prière
Sur les lèvres du malheureux ?
Pourquoi, dans ton œuvre céleste,
Tant d’éléments si peu d’accord ?
À quoi bon le crime et la peste ?
Ô Dieu juste ! pourquoi la mort ?
Ta pitié dut être profonde,
Lorsque avec ses biens et ses maux,
Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos !
Puisque tu voulais le soumettre
Aux douleurs dont il est rempli,
Tu n’aurais pas dû lui permettre
De t’entrevoir dans l’infini.
Pourquoi laisser notre misère
Rêver et deviner un Dieu ?
Le doute a désolé la terre ;
Nous en voyons trop ou trop peu.
Si ta chétive créature
Est indigne de t’approcher,
Il fallait laisser la nature
T’envelopper et te cacher.
Il te resterait ta puissance,
Et nous en sentirions les coups ;
Mais le repos et l’ignorance
Auraient rendu nos maux plus doux.
Si la souffrance et la prière
N’atteignent pas ta majesté,
Garde ta grandeur solitaire,
Ferme à jamais l’immensité.
Mais, si nos angoisses mortelles
Jusqu’à toi peuvent parvenir ;
Si, dans les plaines éternelles,
Parfois tu nous entends gémir ;
Brise cette voûte profonde
Qui couvre la création ;
Soulève les voiles du monde
Et montre-toi, Dieu juste et bon !
Tu n’apercevras sur la terre
Qu’un ardent amour de la foi,
Et l’humanité tout entière
Se prosternera devant toi.
Les larmes qui l’ont épuisée
Et qui ruissellent de ses yeux
Comme une légère rosée
S’évanouiront dans les cieux ;
Tu n’entendras que tes louanges,
Qu’un concert de joie et d’amour,
Pareil à celui dont tes anges
Remplissent l’éternel séjour ;
Et, dans cet hosanna suprême,
Tu verras, au bruit de nos chants,
S’enfuir le doute et le blasphème,
Tandis que la Mort elle-même
Y joindra ses derniers accents.