Poésies nouvelles (Tastu)/Édith, conte des bois, de mistress Felicia Hemans

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ÉDITH,
CONTE DES BOIS.

Mistress Félicia Hemans.

The woods. — Oh ! solemn are the boundless-woods
Of the great western world.


Les bois !… Que solennels sont les bois sans limite,
Les grands bois d’Occident que la terreur habile,
Le soir, quand plus bruyans roulent les flots lointains,
Que plus profondément frémissent les vieux pins,
Que sur les airs calmés les ténèbres s’amassent,
Que le mystère règne et que les bruits s’effacent ;
Alors qu’au cœur de l’homme un silence imposant
Dit que la solitude est un fardeau pesant !
À cette heure, pourtant, ces déserts de verdure
Enferment une jeune et frêle créature,
Et sur ses traits, malgré leur mortelle pâleur,
On ne lit point d’effroi ; non, mais quelle douleur !
Tandis que du couchant les rougeurs s’obscurcissent,
Que de l’ombre des nuits les cèdres se noircissent,
Elle est là ; seule ! seule ! encor que dans ces lieux
Sa peine ait des témoins, mais sourds, silencieux,
Hélas ! et loin des maux où l’âme est asservie,
Loin, de tout le trajet de la mort à la vie !

Sur ce terrain moussu, d’un sang tiède imbibé,
A soufflé la bataille, et le brave est tombé.
Quel spectacle effrayant pour celle que naguère
Abritaient orgueilleux les châteaux d’Angleterre.
Mais pour bannir la peur l’amour est assez fort ;
Il l’élève sans peine au-dessus de son sort ;
Elle ne faiblit pas devant la mort sanglante ;
La tête d’un époux retombait défaillante
Sur le sein conjugal, alors son seul appui :
Tout autre souvenir de la terre avait fui.
Pour arrêter ce sang dont le torrent rapide
Appesantit déjà son vêtement humide,
Elle prodigue en vain sa robe et ses cheveux ;
La blessure béante est rebelle à ses vœux,
Et pourtant elle espère !… Espérance parjure,
Comme le cœur chérit ton décevant murmure !
Que tu nous vois longtemps pleurer, veiller, trembler,
Sans jamais croire au coup prêt à nous accabler !
Sur le blessé penchée, une vague prière
Remplit à son insu, son âme tout entière.
La lune alors, perçant le feuillage agité,
Marbrait le trône des pins d’ombres et de clarté ;
Sur le front du guerrier, la luciole errante
Répand un jour furtif sur sa face mourante,
Sur ces yeux, d’où l’amour, dans un flottant brouillard
À défaut de parole élève un long regard !
Bientôt même, cessa ce triste et doux langage :
L’épouse lut alors sur ce muet visage
Son malheur tout entier ! — Un cri perça les bois ;
Pâle, froide, sans pouls, sans haleine, sans voix,

Elle tomba, serrant d’une étreinte glacée,
La dépouille chérie entre ses bras pressée.
Amour et mort ! pouvoirs redoutés ! parmi nous
Hélas ! que vous avez de tristes rendez-vous !…

Bientôt du jour naissant la lumière irisée,
Pénétrant par degrés la brume et la rosée,
Rougit le front des cieux et la cime des pins.
Mille oiseaux, que de Dieu la main puissante a peints,
Brillent comme des fleurs sur la sombre verdure ;
Au souffle frais du jour, s’exhale un gai murmure
Des feuilles, des buissons et des roseaux mouvans,
Cette lyre vivante où modulent les vents !
Et la terre s’éveille à ce bruit qui s’élève.
Elle s’éveille aussi d’un long sommeil sans rêve,
Édith ! la veuve Édith ! et ses yeux égarés
Tombent sur des fronts noirs, des corps défigurés.
À cet étrange aspect, une lueur soudaine
Vers son malheur récent, vaguement la ramène.
Par un instinct subit son bras s’est étendu,
Comme vers quelqu’objet fugitif ou perdu ;
Puis, faible, elle retombe !… Elle s’éveille encore ;
Mais plus d’épais rameaux, de feuillage sonore
Plus de bois, sur son front, courbant leur dôme vert,
Où donc est-elle Édith ? Chez les fils du désert,
Sous le toit du chasseur ! Toit solitaire et sombre,
Qui ne voit point d’enfans se jouer sous son ombre !
Un vieux chef, qui la vit durant son court trépas,
L’avait à sa cabane emportée en ses bras.
Tandis que sur ce lit, où ses soins l’ont couchée,

La matrone indienne est tristement penchée,
Sur elle, sans sortir d’un silence prudent,
L’ancien du désert attache un œil ardent ;
Et courbé sur cet arc, cher à sa main guerrière ,
Il incline, attentif, sa tête grise et fière.

La vie, hélas ! avec ses souvenirs de mort,
La vie au cœur d’Édith revint avec effort.
Oh ! comme elle accepta, muette et résignée,
La tâche de douleur à son âme enseignée !
Comme elle sut porter le chagrin pénitent
Qui, l’œil voilé de pleurs, espère, adore, attend !
Cependant le vieux couple éprouvant sa puissance,
Au souffle du printemps comparait sa présence.
Ils l’aimaient, comme on aime un de ces simples airs
Si doux à la mémoire, à l’oreille si chers,
Dont les notes toujours nous semblent enchaînées
Aux pensers fugitifs de nos jeunes années.
Une fille, l’espoir de leurs vieux jours flétris,
A visité trop tôt la terre des esprits ;
Mais d’Édith aujourd’hui la radieuse face
Dans sa sainte douceur rayonnait à sa place,
Et, charmés à sa vue, ils se croyaient parens.
Quel bonheur plus profond, quels délices plus grands,
Bien que la crainte, hélas ! notre éternel partage,
Y vienne encor mêler son terrestre alliage,
À ce pouvoir d’aimer qui fermente toujours,
De donner, sans contrainte, un légitime cours ;
De combler de ces dons, opulence de l’âme,
Un être tout à soi ! mais cette intime flamme

Pour ne pas, en poisons, changer tous ses trésors,
Veut, comme le soleil, se répandre au dehors ;
Esclave elle détruit, mais libre elle féconde,
Et l’âme à sa chaleur fleurit comme le monde.
Pour payer cet amour, qui veille à ses besoins,
Quel tendre dévoûment, quels respects, que de soins
Édith prodigue à ceux qui l’avaient adoptée !
Mais son cœur a suivi celui qui l’a quittée,
Et, prête à le rejoindre, on dirait qu’à ces lieux
Son souris patient fait de secrets adieux.
Elle y veut cependant laisser d’elle une trace ;
Mais elle se hâtait : pour y marquer sa place,
Son cœur l’avertissait qu’elle avait peu d’instans ,
Et murmurait tout bas : il est temps ! il est temps !

Et sa parole alors qui sait, simple et puissante,
Féconder sans efforts l’émotion naissante ;
Et la triste douceur de tant d’hymnes pieux
Chantés le soir, aux bois noirs et silencieux ;
Et ses regards fervents, dont l’ardente éloquence
Garde encor d’un enfant la pieuse innocence ;
Et de sa vie enfin la tranquille beauté,
Ont vaincu pour le ciel et pour l’éternité.
Non, ce zèle pieux, non, ces célestes flammes,
N’ont point un vain pouvoir pour enchaîner les âmes !
Au cœur de ses amis, Édith vit à son gré
La lumière d’en haut pénétrer par degré :
Telle, des chauds étés la brise vagabonde,
Fend l’épaisseur des bois, et dans l’ombre profonde,
Fraye un mouvant passage aux rayons du soleil :

À ce souffle si doux, son souffle était pareil.
La divine semence en ses mains fructifie ;
Sa foi, que la douleur élève et purifie,
Jusqu’au pied de la croix, par de secrets liens,
Amène pas à pas ses hôtes indiens,
Et tous trois s’unissaient dans la même prière.
Sur le lac bleu, quand l’aube étendait sa lumière,
Quand le soleil couchant, embrâsant les forêts,
Teignait de bronze et d’or les rameaux des cyprès,
Quand, au désert, privé de tout signal sonore,
Se levait le saint jour, tous trois priaient encore !
L’œuvre accomplie, en paix Édith pouvait partir ;
Elle partait ! En vain voudraient la retenir
Les bois qu’elle embellit ; cette fleur d’Angleterre
Dépérit lentement sous une ombre étrangère ;
Ses yeux brillent pourtant d’un éclat étoilé ;
Un plus vif incarnat sur sa joue a brûlé ;
Mais, sinistre reflet du feu sourd qui la mine,
Cette rose fatale a la mort pour racine !
De nouveau cependant, à ces sauvages lieux,
L’automne en soupirant avait fait ses adieux ;
Sous ses pas vagabonds, l’érable solitaire,
De ses feuilles de pourpre avait jonché la terre,
Et, défiant l’orgueil de leur front ébranlé,
De nouveau dans les pins l’hiver avait soufflé.
Et maintenant, voilà qu’une tendre verdure,
Frangeait leurs noirs rameaux ; la féconde nature
Ramenait le printemps, le printemps radieux !
Mais Édith à grands pas voyageait vers les cieux :
Hélas ! la mort, dit-on, nous semble plus amère

Quand le monde revêt cette pompe éphémère ;
Mais ce luxe de sons, de parfums, de couleur,
Le ciel qui nous l’a fait n’a-t-il rien de meilleur,
Lui, qui mit tant d’éclat sur une fleur qui tomle,
Des rayons si dorés alentour d’une tombe ?
Ainsi pensait Édith, tandis que par instans
La brise murmurante annonçait le printemps,
Et semblait apporter à sa couche ravie,
Dans toute leur douceur, les adieux de la vie.
Alors, avec un calme et sublime souris :
— Mon père ?… Elle parlait au chef aux cheveux gris,
Sais-tu que je pars ? — Oui, oui, je le sais, ma fille,
Tu vas, tu nous l’as dit, rejoindre ta famille,
Revoir ton bien aimé !… — Mère ! ne pleurez pas,
Ne pleurez pas sur moi !… Bientôt, d’un ton plus bas
La mourante reprit : Oh ! quel heureux partage
Nous attend, mes amis, sur un meilleur rivage !
Car, nous avons laissé nos esprits prosternés
S’élever jusqu’au Dieu qui nous les a donnés !…
Près de celui que j’aime, oh ! que je sois couchée
Sous l’ombrage du cèdre où sa tombe est cachée !…
C’est vers lui que je vais !… Là,sont mes jeunes sœurs,
Là, sont mes vieux parens, doux et chers précurseurs,
Car c’est sur leurs genoux que ma voix argentine
Apprit à bégayer sa prière enfantine,
La prière du Christ, que vous savez, amis !
Là, nous nous reverrons, là nous serons unis,
Car vous m’avez aimée, et notre commun père
Prend pitié de celui qui prit pitié d’un frère.
La matrone à ces mots répondit par des pleurs,

Ce langage muet des profondes douleurs !
Édith ne les vit pas !… Comme un voile de glace
Un sommeil solennel s’étendit sur sa face.
Morne, le front souillé des cendres du foyer :
« Tu vas quitter ces lieux, » chanta le vieux guerrier,
Sous le manteau de deuil où sa tête est captive,
En sons pareils à ceux que roule une eau plaintive :

« Tu vas quitter le lac aux verts rivages ;
» Tu fuis le foyer du chasseur ;
» Le temps des fleurs, la saison des feuillages,
» Fille, sont pour toi sans douceur.

» Tu vas revoir le pays de ton âme
» Où tendaient tes yeux et tes pas ;
» Du mois des blés quand les heures de flamme
» Reviendront, tu n’y seras pas !

 » Ô mon oiseau, pour nous long-temps encore
» Ton chant va manquer à nos bois ;
 » Nous entendrons leur musique sonore,
» Non la musique de ta voix.

» La brise errante, au fleuve, à la colline,
» Chante le départ de l’hiver ;
» Ses bruits sont doux, mais l’oreille devine
» Comme un écho d’adieu dans l’air.

» Mais dans ces lieux, où ta clarté nous guide,
» Se taisent tous les bruits d’adieux ;
» Là, du départ, jamais un œil humide
» Ne lira la peur dans tes yeux.

» Là, plus de tombe où les larmes fidèles
» Se mêlent aux plaintes des vents ;
» Mais des amis, mais des fleurs : non de celles
» Qui meurent aux pieds des vivants !

» Là, de ton front vont fuir toutes les ombres,
» Tous les soupirs de tes accens ;
» Mais nous, enfant ! nos jours seront bien sombres
» Loin de tes souris caressans.

» Oui, la cabane est sombre et solitaire
» Quand toi, sa lumière, tu fuis !
» Nos pas, du moins, sont marqués sur la terre
» Dans la route où tu nous conduis.

» Nous te joindrons au-delà des nuages ;
» Marche, notre guide éclatant ;
» Tu peux quitter le lac aux verts rivages,
» Un rivage meilleur t’attend. »

Et quand le chant cessa, sans bruit et sans effort,
Le sommeil à sa place avait laissé la mort !