Poésies nouvelles (Tastu)/Le Tentateur

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Poésies nouvellesDidier, Libraire-Éditeur (p. 119-124).

LE TENTATEUR.

En ce temps-là, Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable, et, ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim ensuite.
Saint Mathieu, iv v. 1-2.


« Le Christ, dit le saint livre, à cette page ouvert,
» Le Christ quarante jours jeûna dans le désert. »
Oh ! qu’il peut aisément s’abstenir et se taire !
Sa peine est limitée, et surtout volontaire.
S’il subit la douleur, l’isolement, la faim,
Ses maux ont pour le monde une sublime fin !
Il le sait ! transporté sur le faîte du temple,
Si les biens, les grandeurs, les trésors qu’il contemple
N’éveillent dans son cœur nuls vœux ambitieux,
S’il méprise la terre, il a connu les cieux !
Mais nous, faibles enfans de doute et de ténèbres,
Nous, qui pour nous guider dans ces ombres funèbres
N’avons qu’une incertaine et grossière clarté,
Un flambeau, par les vents à toute heure agité,
Sans le but qui soutient, sans l’espoir qui soulage,
Pouvons-nous par moment ne point perdre courage ?
Le corps souvent résiste où l’esprit obéit,
Hélas ! qui ne le sait ? mais quand tout nous trahit,

Nous échappe, ou nous ment ; des douceurs de la terre
Quand sur nous dès long-temps pèse le jeûne austère ;
Quand le monde nous fuit, quand la tiède amitié,
Au cri de nos douleurs s’éveillant à moitié,
Arrachée à regret à sa molle paresse,
Pour l’amour du repos nous plaint et nous caresse,
En faveur de nos maux médite un faible effort,
Puis, si nous nous taisons, oublie et se rendort ;
Quand nous saisit au cœur la fatigue profonde,
Qui nous fait tout-à-coup un désert de ce monde ;
Quand notre front lassé tombe sur nos genoux,
Le tentateur est là, debout derrière nous !
Il parle, et des replis d’un fascinant langage
Nous enlace, pareil au serpent, son image.
« Dis-moi, murmure-t-il, pauvre âme ; que fais-tu
De ce beau dénûment que tu nommes vertu ?
Tu vas, mais où ?… pourquoi ? Pour tout être qui pense,
Point de chemin sans but, d’effort sans récompense ;
Car tu te plains à tort, et souffres à raison,
Toi qui fais de la terre une sombre prison.
Crois-tu des contes vains ? Qu’est-ce qu’un premier homme
Qui vit sa race et lui perdus pour une pomme ?
La peur fut tout son mal : grâce à sa lâcheté,
À celui de là-haut l’avantage est resté.
Dès-lors cet autre et moi nous vivons mal ensemble :
Il veut qu’à son pouvoir nul pouvoir ne ressemble.
Il le veut ! et pourtant à peine de ses mains
Se furent échappés le monde et les humains,
Que de cet univers une moitié fut mienne.
Qu’il me laisse ma part, je renonce à la sienne

Sans en rien contester, car il est mon ancien :
Créer est son domaine, user, voilà le mien !
Sans moi, d’aucun objet qui soit dans la nature
Tu ne saurais jouir, chétive créature ;
Et lui, jaloux qu’il est de son autorité,
Ne peut même entraver ta libre volonté :
Il fabriqua, dis-tu, ton âme à son image !
S’il fit bien, qu’on l’encense et qu’on lui rende hommage,
J’y souscris ; mais de plus que veut-il aujourd’hui ?
S’il ne l’est envers moi, je suis juste envers lui :
Sa main habilement suspendit les étoiles ;
Le jour lui doit ses feux, la nuit ses chastes voiles ;
À lui sont les beautés dont le globe est paré ;
À lui les eaux, la terre et l’espace azuré ;
À lui ce qui se meut, nage, rampe ou voltige,
Et tout ce que les vents balancent sur la tige,
Du brin d’herbe des champs aux feuilles des forêts.
Mais sitôt que la toise a touché les guérets,
Sitôt que le fossé se creuse, ou que la haie
S’élève, on reconnaît le coin de ma monnaie.
Jamais piège sans moi n’eût happé les oiseaux ;
Sans moi, jamais filets n’auraient troublé les eaux !
La mine où lentement l’or et l’argent mûrissent,
Où des blancs diamans les prismes s’équarrissent,
Est-elle rien qu’un bloc inutile et caché,
Autant qu’à ses trésors ma main n’a point touché ?
Mais tout ce qu’en son sein couve la terre avare,
Éclot par moi, pour moi ; de ce métal si rare
Toute parcelle où tombe une face de roi,
Écus, sequins, ducats, louis, guinée, à moi !

À moi, ces feux tremblans qui parent la couronne,
Tous ceux dont un beau front, un beau cou s’environne,
À moi ! de tous tes maux me diras-tu l’auteur ?
Je n’ai pas dans ton sein mis ce feu créateur
Qui, sous la main des arts, se transforme ou s’envole
En sons, en marbre, en pierre, en couleurs, en parole ;
Rien n’est là de mon fait, je suis de bonne foi,
Mais le succès, mais l’or, mais la louange, à moi !
À moi, te dis-je, à moi ! maintenant romps ta chaîne,
Esclave ! serf rebelle, échappe à mon domaine !
Non, non, de tous ces biens à jamais désirés,
Mortels, vous n’aurez rien, si vous ne m’adorez !
Et toi, toi qui toujours les suis d’un œil d’envie,
Tu crois me dérober ta misérable vie,
Détrompe-toi, de cœur déjà tu m’appartiens ;
Et celui que tu sers exige plus des siens.
C’est en vain à ses pieds que le pauvre se jette,
S’il n’est pauvre d’esprit, le maître le rejette ;
Il ne prétend plus rien à ce que j’ai touché,
Il fait le dédaigneux ; pour lui j’en suis fâché,
Il y perd… or la part à ton gré la meilleure,
Pour toi, songe-s-y bien, est perdue à cette heure :
Suis donc l’avis qu’ici t’accorde ma pitié ;
Garde des biens du monde au moins une moitié !…
Il rit alors et part — mais celui qui l’écoute,
Désolé, le cœur plein d’amertume et de doute,
Au piège tentateur à grand’peine échappé,
S’écrie encor : Seigneur ! si vous m’aviez trompé ?…