Poil de Carotte/16

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Flammarion (p. 71-78).
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LE BAIN
LE BAIN

Comme 4 heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte, fébrile, réveille M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sous les noisetiers du jardin.

— Partons-nous ? dit-il.

Grand frère Félix

Allons-y, porte les caleçons !

Monsieur Lepic

Il doit faire encore trop chaud.

Grand frère Félix

Moi, j’aime quand il y a du soleil.

Poil de Carotte

Et tu seras mieux, papa, au bord de l’eau qu’ici. Tu te coucheras sur l’herbe.

Monsieur Lepic

Marchez devant, et doucement, de peur d’attraper la mort.

Mais Poil de Carotte modère son allure à grand peine et se sent des fourmis dans les pieds. Il porte sur l’épaule son caleçon sévère et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frère Félix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et il saute après les branches. Il nage dans l’air et il dit à grand frère Félix :

— Crois-tu qu’elle sera bonne, hein ? Ce qu’on va gigoter !

— Un malin ! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.

En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.

Il vient d’enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur de pierres sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui. L’instant est passé de rire.

Des reflets glacés miroitent sur l’eau enchantée.

Elle clapote comme des dents claquent et exhale une odeur fade.

Il s’agit d’entrer là-dedans, d’y séjourner et de s’y occuper, tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutes réglementaire. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus son courage, qu’il excitait pour le faire durer, lui manque au bon moment, et la vue de l’eau, attirante de loin, le met en détresse.

Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l’écart. Il veut moins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sans honte.

Il ôte ses vêtements un à un et les plie avec soin sur l’herbe. Il noue ses cordons de souliers et n’en finit plus de les dénouer.

Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme il transpire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture de papier, il attend encore un peu.

Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et la saccage en maître. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, la fait écumer, et, terrible au milieu, chasse vers les bords le troupeau des vagues courroucées.

— Tu n’y penses plus, Poil de Carotte ? demande monsieur Lepic.

— Je me séchais, dit Poil de Carotte.

Enfin il se décide, il s’assied par terre, et tâte l’eau d’un orteil que ses chaussures trop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l’estomac qui peut-être n’a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser le long des racines.

Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses. Quand il a de l’eau jusqu’au ventre, il va remonter et se sauver. Il lui semble qu’une ficelle mouillée s’enroule peu à peu autour de son corps, comme autour d’une toupie. Mais la motte où il s’appuie cède, et Poil de Carotte tombe, disparaît, barbote et se redresse, toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.

— Tu plonges bien, mon garçon, lui dit monsieur Lepic.

— Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n’aime pas beaucoup ça. L’eau reste dans mes oreilles, et j’aurai mal à la tête.

Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager, c’est-à-dire, faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcheront sur le sable.

— Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N’agite donc pas tes poings fermés, comme si tu t’arrachais les cheveux. Remue tes jambes qui ne font rien.

— C’est plus difficile de nager sans se servir des jambes, dit Poil de Carotte.

Mais grand frère Félix l’empêche de s’appliquer et le dérange toujours.

— Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perds pied, j’enfonce. Regarde donc. Tiens : tu me vois. Attention : tu ne me vois plus. À présent, mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas. Je parie de te rejoindre en dix brassées.

— Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors de l’eau, immobile comme une vraie borne.

De nouveau, il s’accroupit pour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe sur le dos, pique une tête et dit :

— À ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.

— Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil de Carotte.

— C’est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une goutte de rhum.

— Déjà ! dit Poil de Carotte.

Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n’a pas assez profité de son bain. L’eau qu’il faut quitter cesse de lui faire peur. De plomb tout à l’heure, à présent de plume, il s’y débat avec une sorte de vaillance frénétique, défiant le danger, prêt à risquer sa vie pour sauver quelqu’un, et il disparaît même volontairement sous l’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient.

— Dépêche-toi, s’écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira tout le rhum.

Bien que Poil de Carotte n’aime pas le rhum, il dit :

— Je ne donne ma part à personne.

Et il la boit comme un vieux soldat.

Monsieur Lepic

Tu t’es mal lavé, il reste de la crasse à tes chevilles.

Poil de Carotte

C’est de la terre, papa.

Monsieur Lepic

Non, c’est de la crasse.

Poil de Carotte

Veux-tu que je retourne, papa ?

Monsieur Lepic

Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.

Poil de Carotte

Veine ! Pourvu qu’il fasse beau !

Il s’essuie du bout du doigt, avec les coins secs de la serviette que grand frère Félix n’as pas mouillés, et la tête lourde, la gorge raclée, il rit aux éclats, tant son frère et M. Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.