Poil de Carotte/22

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Flammarion (p. 107-112).
L’AVEUGLE
L’AVEUGLE

Du bout de son bâton, il frappe discrètement à la porte.

Madame Lepic

Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là ?

Monsieur Lepic

Tu ne le sais pas ? Il veut ses dix sous ; c’est son jour. Laisse-le entrer.

Madame Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l’aveugle par le bras, brusquement, à cause du froid.

— Bonjour, tous ceux qui sont là ! dit l’aveugle.

Il s’avance. Son bâton court à petits pas sur les dalles, comme pour chasser des souris, et rencontre une chaise. L’aveugle s’assied et tend au poêle ses mains transies.

M. Lepic prend une pièce de dix sous et dit :

— Voilà !

Il ne s’occupe plus de lui ; il continue la lecture d’un journal.

Poil de Carotte s’amuse. Accroupi dans son coin, il regarde les sabots de l’aveugle : ils fondent, et, tout autour, des rigoles se dessinent déjà.

Madame Lepic s’en aperçoit.

— Prêtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.

Elle les porte sous la cheminée, trop tard ; ils ont laissé une mare, et les pieds de l’aveugle inquiet sentent l’humidité, se lèvent, tantôt l’un, tantôt l’autre, écartent la neige boueuse, la répandent au loin.

D’un ongle, Poil de Carotte gratte le sol, fait signe à l’eau sale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.

— Puisqu’il a ses dix sous, dit madame Lepic, sans crainte d’être entendue, que demande-t-il ?

Mais l’aveugle parle politique, d’abord timidement, ensuite avec confiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bâton, se brûle le poing au tuyau du poêle, le retire vite et, soupçonneux, roule son blanc d’œil au fond de ses larmes intarissables.

Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit :

— Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en êtes-vous sûr ?

— Si j’en suis sûr ! s’écrie l’aveugle. Ça, par exemple, c’est fort ! Écoutez-moi, monsieur Lepic, vous allez voir comment je m’ai aveuglé.

— Il ne démarrera plus, dit madame Lepic.

En effet, l’aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident, s’étire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçons qui se dissolvent et circulent. On croirait que ses vêtements et ses membres suent de l’huile. Par terre, la mare augmente ; elle gagne Poil de Carotte elle arrive :

C’est lui le but.

Bientôt il pourra jouer avec.

Cependant madame Lepic commence une manœuvre habile. Elle frôle l’aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds, le fait reculer, le force à se loger entre le buffet et l’armoire où la chaleur ne rayonne pas. L’aveugle, dérouté, tâtonne, gesticule et ses doigts grimpent comme des bêtes. Il ramone sa nuit. De nouveau les glaçons se forment ; voici qu’il regèle.

Et l’aveugle termine son histoire d’une voix pleurarde.

— Oui, mes bons amis, fini, plus d’zieux, plus rien, un noir de four.

Son bâton lui échappe. C’est ce qu’attendait madame Lepic. Elle se précipite, ramasse le bâton et le rend à l’aveugle, — sans le lui rendre.

Il croit le tenir, il ne l’a pas.

Au moyen d’adroites tromperies, elle le déplace encore, lui remet ses sabots et le guide du côté de la porte.

Puis elle le pince légèrement, afin de se venger un peu ; elle le pousse dans la rue, sous l’édredon du ciel gris qui se vide de toute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu’un chien oublié dehors.

Et, avant de refermer la porte, madame Lepic crie à l’aveugle, comme s’il était sourd :

— Au revoir ; ne perdez pas votre pièce ; à dimanche prochain s’il fait beau et si vous êtes toujours de ce monde. Ma foi ! vous avez raison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni qui meurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous !