Poil de Carotte/28
Poil de Carotte, tu n’as pas travaillé l’année dernière comme j’espérais. Tes bulletins disent que tu pourrais beaucoup mieux faire. Tu rêvasses, tu lis des livres défendus. Doué d’une excellente mémoire, tu obtiens d’assez bonnes notes de leçons, et tu négliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songer à devenir sérieux.
Compte sur moi, papa. Je t’accorde que je me suis un peu laissé aller l’année dernière. Cette fois, je me sens la bonne volonté de bûcher ferme. Je ne te promets pas d’être le premier de ma classe en tout.
Essaie quand même.
Non, papa, tu m’en demandes trop. Je ne réussirai ni en géographie, ni en allemand, ni en physique et chimie, où les plus forts sont deux ou trois types nuls pour le reste et qui ne font que ça. Impossible de les dégoter ; mais je veux, — écoute, mon papa, — je veux, en composition française, bientôt tenir la corde et la garder, et si malgré mes efforts elle m’échappe, du moins je n’aurai rien à me reprocher, et je pourrai m’écrier fièrement comme Brutus : Ô vertu ! tu n’es qu’un nom.
Ah ! mon garçon, je crois que tu les manieras.
Qu’est-ce qu’il dit, papa ?
Moi, je n’ai pas entendu.
Moi non plus. Répète voir, Poil de Carotte ?
Oh ! rien maman.
Comment ? Tu ne disais rien, et tu pérorais si fort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portait jusqu’au bout du village ! Répète cette phrase, afin que tout le monde en profite.
Ce n’est pas la peine, va, maman.
Si, si, tu parlais de quelqu’un ; de qui parlais-tu ?
Tu ne le connais pas, maman.
Raison de plus. D’abord ménage ton esprit, s’il te plaît, et obéis.
Eh bien ! maman, nous causions avec mon papa qui me donnait des conseils d’ami, et par hasard, je ne sais quelle idée m’est venue, pour le remercier, de prendre l’engagement, comme ce Romain qu’on appelait Brutus, d’invoquer la vertu…
Turlututu, tu barbotes. Je te prie de répéter, sans y changer un mot, et sur le même ton, ta phrase de tout à l’heure. Il me semble que je ne te demande pas le Pérou et que tu peux bien faire ça pour ta mère.
Veux-tu que je répète, moi, maman ?
Non, lui le premier, toi ensuite, et nous comparerons. Allez, Poil de Carotte, dépêchez.
Ve-ertutu-u n’es qu’un-un nom.
Je désespère. On ne peut rien tirer de ce gamin. Il se laisserait rouer de coups, plutôt que d’être agréable à sa mère.
Tiens, maman, voilà comme il a dit : Il roule les yeux et lance des regards de défi. Si je ne suis pas premier en composition française. Il gonfle ses joues et frappe du pied. je m’écrierai comme Brutus : Il lève les bras au plafond. Ô vertu ! Il les laisse tomber sur ses cuisses. tu n’es qu’un nom ! Voilà comme il a dit.
Bravo, superbe ! Je te félicite, Poil de Carotte, et je déplore d’autant plus ton entêtement qu’une imitation ne vaut jamais l’original.
Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus qui a dit ça ? Ne serait-ce pas Caton ?
Je suis sûr de Brutus. « Puis il se jeta sur une épée que lui tendit un de ses amis et mourut. »
Poil de Carotte a raison. Je me rappelle même que Brutus simulait la folie avec de l’or dans une canne.
Pardon, sœur, tu t’embrouilles. Tu confonds mon Brutus avec un autre.
Je croyais. Pourtant je te garantis que mademoiselle Sophie nous dicte un cours d’histoire qui vaut bien celui de ton professeur au lycée.
Peu importe. Ne vous disputez pas. L’essentiel est d’avoir un Brutus dans sa famille, et nous l’avons. Que grâce à Poil de Carotte, on nous envie ! Nous ne connaissions point notre honneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un évêque et refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le : vu de face, il montre les taches d’une veste qu’il étrenne aujourd’hui, et vu de dos son pantalon déchiré. Seigneur, où s’est-il encore fourré ? Non, mais regardez-moi la touche de Poil de Carotte Brutus ! Espèce de petite brute, va !