Poil de Carotte/31

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Flammarion (p. 177-182).
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LE CHAT
LE CHAT

I

Poil de Carotte l’a entendu dire : rien ne vaut la viande de chat pour pêcher les écrevisses, ni les tripes d’un poulet, ni les déchets d’une boucherie.

Or il connaît un chat, méprisé parce qu’il est vieux, malade et, çà et là, pelé. Poil de Carotte l’invite à venir prendre une tasse de lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peut qu’un rat s’aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne promet que la tasse de lait. Il l’a posée dans un coin. Il y pousse le chat et dit :

— Régale-toi.

Il lui flatte l’échine, lui donne des noms tendres, observe ses vifs coups de langue, puis s’attendrit.

— Pauvre vieux, jouis de ton reste.

Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il ne lèche plus que ses lèvres sucrées.

— As-tu fini, bien fini ? demande Poil de Carotte, qui le caresse toujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse ; mais je n’ai pu voler que celle-là. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard !…

À ces mots, il lui applique au front le canon de sa carabine et fait feu.

La détonation étourdit Poil de Carotte. Il croit que le toiton même a sauté, et quand le nuage se dissipe, il voit, à ses pieds, le chat qui le regarde d’un œil.

Une moitié de la tête est emportée, et le sang coule dans la tasse de lait.

— Il n’a pas l’air mort, dit Poil de Carotte. Mâtin, j’ai pourtant visé juste.

Il n’ose bouger, tant l’œil unique, d’un jaune éclat, l’inquiète.

Le chat, par le tremblement de son corps, indique qu’il vit, mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saigner exprès dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes y tombent.

Poil de Carotte n’est pas un débutant. Il a tué des oiseaux sauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propre plaisir ou pour le compte d’autrui. Il sait comment on procède, et que si la bête a la vie dure, il faut se dépêcher, s’exciter, rager, risquer, au besoin, une lutte corps à corps. Sinon, des accès de fausse sensibilité nous surprennent. On devient lâche. On perd du temps ; on n’en finit jamais.

D’abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis il empoigne le chat par la queue et lui assène sur la nuque des coups de carabine si violents, que chacun d’eux parait le dernier, le coup de grâce.

Les pattes folles, le chat moribond griffe l’air, se recroqueville en boule, ou se détend et ne crie pas.

— Qui donc m’affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent ? dit Poil de Carotte.

Il s’impatiente. C’est trop long. Il jette sa carabine, cercle le chat de ses bras, et s’exaltant à la pénétration des griffes, les dents jointes, les veines orageuses, il l’étouffe.

Mais il s’étouffe aussi, chancelle, épuisé, et tombe par terre, assis, sa figure collée contre la figure, ses deux yeux dans l’œil du chat.



II

Poil de Carotte est maintenant couché sur son lit de fer.

Ses parents et les amis de ses parents, mandés en hâte, visitent, courbés sous le plafond bas du toiton, les lieux où s’accomplit le drame.

— Ah ! dit sa mère, j’ai dû centupler mes forces pour lui arracher le chat broyé sur son cœur. Je vous certifie qu’il ne me serre pas ainsi, moi.

Et tandis qu’elle explique les traces d’une férocité qui plus tard, aux veillées de famille, apparaîtra légendaire, Poil de Carotte dort et rêve :

Il se promène le long d’un ruisseau, où les rayons d’une lune inévitable remuent, se croisent comme les aiguilles d’une tricoteuse.

Sur les pêchettes, les morceaux du chat flamboient à travers l’eau transparente.

Des brumes blanches glissent au ras du pré, cachent peut-être de légers fantômes.

Poil de Carotte, ses mains derrière son dos, leur prouve qu’ils n’ont rien à craindre.

Un bœuf approche, s’arrête et souffle, détale ensuite, répand jusqu’au ciel le bruit de ses quatre sabots et s’évanouit.

Quel calme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas, n’agaçait pas autant, à lui seul, qu’une assemblée de vieilles femmes.

Poil de Carotte, comme s’il voulait le frapper pour le faire taire, lève doucement un bâton de pêchette et voici que du milieu des roseaux montent des écrevisses géantes.

Elles croissent encore et sortent de l’eau, droites, luisantes.

Poil de Carotte, alourdi par l’angoisse, ne sait pas fuir.

Et les écrevisses l’entourent.

Elles se haussent vers sa gorge.

Elles crépitent.

Déjà elles ouvrent leurs pinces toutes grandes.