Poil de Carotte/38

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Flammarion (p. 219-224).
LES TÉTARDS
LES TÉTARDS

Poil de Carotte joue seul dans la cour, au milieu, afin que madame Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s’exerce à jouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C’est un garçon du même âge, qui boite et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière l’autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit :

— Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa met le chanvre dans la rivière. Nous l’aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers.

— Demande à maman, dit Poil de Carotte.

Rémy

— Pourquoi moi ?

Poil de Carotte

Parce qu’à moi elle ne me donnera pas la permission.

Juste, madame Lepic se montre à la fenêtre.

— Madame, dit Rémy, voulez-vous, s’il vous plaît, que j’emmène Poil de Carotte pêcher des têtards ?

Madame Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète en criant. Madame Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n’entendent rien et se regardent indécis. Mais madame Lepic agite la tête et fait clairement signe que non.

— Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l’heure.

Rémy

Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas.

Poil de Carotte

Reste. Nous jouerons ici.

Rémy

Ah non, par exemple. J’aime mieux pêcher des têtards. Il fait doux. J’en ramasserai des pleins paniers.

Poil de Carotte

Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.

Rémy

— J’attendrai un petit quart, mais pas plus.

Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l’escalier et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy du coude.

— Qu’est-ce que je te disais ?

En effet, la porte s’ouvre et madame Lepic, tenant à la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s’arrête, défiante.

— Tiens, te voilà encore, Rémy ! Je te croyais parti. J’avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera.

Rémy

— Madame, c’est Poil de Carotte qui m’a dit d’attendre.

Madame Lepic

— Ah ! vraiment, Poil de Carotte ?

Poil de Carotte n’approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaît madame Lepic sur le bout du doigt. Il l’avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l’herbe sous son pied et regarde ailleurs.

— Il me semble pourtant, dit madame Lepic, que je n’ai pas l’habitude de me rétracter.

Elle n’ajoute rien.

Elle remonte l’escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu’elle avait vidé de ses noix fraîches, exprès.

Rémy est déjà loin.

Madame Lepic ne badine guère et les enfants des autres s’approchent d’elle prudemment et la redoutent presque autant que le maître d’école.

Rémy se sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route, danse et sonne comme une casserole.

Sa journée perdue, Poil de Carotte n’essaie plus de se divertir.

Il a manqué une bonne partie.

Les regrets sont en chemin.

Il les attend.

Solitaire, sans défense, il laisse venir l’ennui, et la punition s’appliquer d’elle-même.