Pointes sèches/Henry Fouquier

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 109-114).


M. HENRY FOUQUIER


M. Henry Fouquier restera comme un parfait exemple de ce que le journalisme comporte de prestiges et de vanités. Nul n’aura mis plus de talent en une œuvre périssable, et versé plus de sagesse en un discours vite oublié. Il vaut mieux assurément que le métier qu’il exerce. Ses qualités de grâce, d’élégance, sa distinction d’esprit, son goût pour les idées générales, son intelligente curiosité pouvaient trouver cent occasions utiles de s’affirmer. La presse a dévoré cet homme supérieur que la nature avait formé pour être un grand homme. Il a reçu tous les dons : des agréments corporels et un charme de visage par où il conquit de bonne heure le cœur des femmes (et l’on assure qu’en dépit de l’âge il n’a pas cessé d’être aimé d’elles) ; une facilité merveilleuse, une souplesse qui se plie à tous les travaux, une sûreté dans la pensée et le style qui donne à sa plus rapide improvisation comme un air d’avoir été longtemps méditée. Enfin, que vous dirai-je ?... Il séduit... On lui connaît des faiblesses, et on les lui pardonne, car elles deviennent aimables en passant par lui... Il a du courage et il l’a prouvé en allant sur le terrain, et en s’y comportant comme feu Saint-Georges. Il y a en lui du gentilhomme et du philosophe, courant volontiers les tripots et les ruelles, et puisant en ce commerce un enseignement. Ce moraliste a prodigué d’excellents conseils à ses contemporains. Il n’a oublié que d’y conformer sa vie. On a souvent comparé Henry Fouquier à un Athénien épris d’art et de beauté, et ayant la ceinture un peu lâche. Il me fait songer plutôt aux grands seigneurs qui peuplaient la cour galante et facile du Régent...

Concevez-vous ce qu’il eût été, si le ciel l’eût fait naître à cette époque ? Je le vois, issu d’une noble et riche famille du royaume. On le remet aux mains des jésuites, qui lui inculquent les principes d’une solide culture, mais qu’il déconcerte par la vivacité de son humeur et ses velléités d’indépendance. Il est impatient de s’arracher à l’autorité paternelle et de se mêler au monde. Enfin, le voilà libre, avec la disposition de sa fortune. Le roi et les duchesses lui veulent du bien. On lui confie un emploi dont il s’acquitte d’une façon brillante. Son ambition croît avec le succès. Il n’est pas un poste qu’il ne convoite et qu’il ne soit, en effet, capable d’occuper. Il est ambassadeur, il est ministre, à l’occasion homme de guerre, et, pour se reposer, homme de lettres. Il mène de front les affaires, le plaisir ; il a son cabinet à Versailles et sa petite maison dans les faubourgs de Paris ; il suffit à des occupations qui tueraient trois hommes ordinaires. Et il n’en paraît pas fatigué : il garde jusqu’à l’extrême vieillesse la taille fine, l’œil conquérant, et il éblouit par ses manières aisées et par la variété de ses connaissances, ces messieurs de l’Académie française, dont il n’a pas dédaigné de devenir le confrère…


Je suis venu trop tard dans un siècle trop vieux.


Il a dû quelquefois répéter, à part lui, ce vers qu’il aurait pu prendre comme devise. Ce n’est pas qu’à un certain point de vue il ait lieu de se plaindre. Il est arrivé au niveau le plus élevé de sa profession. Il gagne avec sa plume des émoluments de fermier général. Sa carrière s’est déroulée sans accident ; et, dès l’heure du début, il eut l’estime de ses pairs et la faveur du public.

Après avoir suivi en Italie la bannière de Garibaldi, il rentra en France, et tout de suite le Courrier du Dimanche et les journaux indépendants imprimèrent sa prose. Quand la République fut proclamée, il se fit nommer directeur de la presse au ministère de l’intérieur, puis préfet. Aujourd’hui, on s’arrache sa collaboration. Les tribunes les plus retentissantes lui sont ouvertes. Il eut le caprice de s’approcher d’une autre tribune : les électeurs de Barcelonnette l’envoyèrent siéger au Palais-Bourbon. Mais il ne sollicita point le renouvellement de son mandat. Il expliqua, dans un article très piquant, que l’atmosphère du Parlement n’allait pas à ses poumons de citoyen libre, et qualifia durement ses collègues, qu’il compara au pharmacien Homais, de légendaire mémoire. Ceux-ci se vengèrent, en insinuant que M. Fouquier aurait eu d’eux une meilleure opinion, s’ils avaient applaudi davantage à ses talents d’orateur. La vérité est que M. Fouquier n’avait pas l’éloquence assez forte et assez grosse pour agir sur une Assemblée. Sa parole discrète, parfumée de miel attique, n’y trouva qu’un faible écho. Et il est possible que ce mécompte ait contribué à l’aigrir contre le suffrage universel. M. Henry Fouquier est comme les généraux habitués à la victoire. Il ne s’accommode pas du second rang. Il s’est dédommagé des harangues politiques par les conférences littéraires. Il en a fait de fort jolies à la Bodinière et ailleurs. En somme, il a eu l’occasion, depuis vingt ans, d’éprouver de grandes joies. Et cependant un amer désenchantement perce en ses écrits. Il y prend volontiers le ton d’un Alceste qui conserve jusqu’en ses fureurs un reste de grâce, mais qui se déchaîne en violents transports contre le siècle, et les mœurs. Tout prétexte lui est bon pour décharger sa bile. Ayant lu que le ministre va présider la distribution des prix du concours général, il s’adresse aux jeunes élèves : « Je lui dirais volontiers, à ce beau jeune homme qui affronte la bataille de la vie, de jeter là son inutile armure azurée de chevalier, d’armer son bras de l’ignoble matraque ou du poignard assassin... N’aie pas de foi, jeune homme ! Si tu es de ceux qui se bercent encore aux légendes chrétiennes, tu seras méprisé par ton valet. Si tu cherches à l’univers une loi nouvelle, on se moquera encore de ton rêve, ou tu tomberas, confondu avec elle, dans la foule des fous habiles, des charlatans mystiques et industriels, des faiseurs de miracles qui ne croient à leurs miracles que lorsqu’ils y trouvent la satisfaction de leurs vanités ou de leurs appétits. Notre admirable époque de progrès enverrait Jésus en police correctionnelle, et Platon serait interdit par les juges de paix du cap Sunium ! Ne cherche pas à être utile à tes semblables. Sois bien portant, ô bon jeune homme ! égoïste, individualiste, spécialiste, hypocrite, convenable, farouche et jovial au besoin !... » Voilà bien des affaires. Ce tableau semble un peu chargé en couleurs, et l’on n’y reconnaît pas la mesure et la calme raison où s’enferment les vrais sages. L’écrivain ne se possédait pas en traçant ces lignes ; ou, du moins, il obéissait à quelque inquiétude personnelle qui lui enlevait momentanément le juste sentiment des choses. D’habitude, M. Fouquier est mieux pondéré, il l’est même excellemment. Il regarde passer, de très haut, les événements, et les juge avec un détachement et une clairvoyance admirables. Il ne craint pas de heurter l’opinion commune ; il dit sa pensée en toute franchise et trouve, pour l’exprimer, des mots décisifs. Personne n’a mieux défini le malaise dont souffre la nouvelle génération, et n’en a mieux démêlé les causes : « Il est certain que la génération dont je suis, accablée par les malheurs de la patrie, éprise surtout de libertés politiques, ayant eu la lourde tâche (dont elle s’est acquittée à son honneur) d’assurer la forme républicaine dans ce pays, a fait faillite à d’autres espérances. Elle a beaucoup fait pour le citoyen et peu de chose pour l’homme. » Et plus loin, cette observation si humaine et si profonde : « C’est dans le cœur même des hommes, plus fort que la raison, qu’il faut faire refleurir les résignations, la discipline et le sacrifice. On ne domptera légitimement l’esprit de révolte que si l’on satisfait l’esprit de justice, dont il n’est souvent que l’expression exaspérée et furieuse. »

On pourrait ramasser des traits semblables dans les milliers d’articles jetés par Henry Fouquier aux quatre vents de la presse, et en composer la matière d’un volume qui lui assurerait une place éminente parmi les moralistes français. Mais qui se chargera de ce travail ? Il n’en a pas le loisir : il est entraîné dans le tourbillon de son existence surmenée. Ah ! s’il pouvait s’arrêter, respirer, se ressaisir ! Mais non ! Il continuera de tourner sa meule jusqu’à ce qu’il tombe mort d’épuisement, Sisyphe du journalisme, martyr du labeur quotidien...