Pointes sèches/Joris-Karl Huysmans

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Pointes sèchesArmand Colin et Cie, éditeur (p. 27-33).


M. JORIS-KARL HUYSMANS


M. Joris-Karl Huysmans ne livre pas sa vie aux curiosités banales, et nous ne savons guère de lui que ce que ses ouvrages nous ont appris. Il exerce au ministère de l’intérieur un emploi quelconque qui lui assure l’indépendance matérielle et lui permet de travailler lentement et selon son goût. Il occupe, dans un pieux quartier de Paris, une sorte de cellule où les bruits du monde ne viennent pas le troubler. Son logis est pris dans les bâtiments d’un couvent désaffecté. Il ne le quitte que lorsque la préparation de ses romans l’oblige à des voyages d’études. Il est souvent allé à Lyon pour s’y entretenir avec l’abbé Boullan, qu’il a mis en scène dans Là-bas, et en Belgique pour y visiter le chanoine Docre, l’ennemi intime de l’abbé Boullan. Il a beaucoup étudié la cathédrale ; l’art gothique n’a plus de secrets pour lui ; il s’est également occupé de spiritisme, d’occultisme, et de magie. Enfin, au moment où il composait En route, il crut devoir faire une retraite de quelques semaines dans un couvent de trappistes. Il y fut accueilli avec les égards dus à son nom déjà célèbre et à l’excellence de ses desseins. Il se montra digne de l’hospitalité qui lui était offerte, et se soumit sans plainte et sans défaillance à la règle rigoureuse de l’ordre. Il veilla, fit maigre chère, s’infligea des pénitences. Il fut, en somme, un très bon moine. Il ne demanda au Père supérieur qu’une faveur, qui était de fumer des cigarettes. Celui-ci trouva le moyen d’accorder le désir qu’il avait de lui complaire avec les scrupules de sa conscience : « Mon fils, lui dit-il, nous devons suivre les intentions de saint Benoît, notre fondateur, mais non pas aller au delà. Or, saint Benoît, ayant vécu au Xe siècle, ne pouvait connaître le tabac qui fut répandu en Europe quatre cents ans après sa mort. Il est donc muet sur l’usage de cette herbe. Et je n’ai point de raison de m’opposer à votre caprice. Fumez, mon fils !… » M. Huysmans fuma et n’eut que plus de courage pour supporter les macérations. Telles sont les particularités qui nous ont été révélées sur l’existence intime de M. Huysmans.

Au point de vue littéraire, son cas est tout à fait exceptionnel. Il s’enrôla d’abord dans l’armée du naturalisme, et fut un des collaborateurs des Soirées de Médan. Émile Zola lui consacra, ainsi qu’à Henry Céard, un long article, et le loua avec la tendresse d’un maître qui protège son disciple. Mais il ne tarda pas à remarquer en lui des velléités d’indépendance. Huysmans n’était pas homme à longer paisiblement des routes déjà frayées ; une force le poussait à chercher des divers nouvelles. Son originalité s’affirma dans divers volumes, qui correspondent aux évolutions successives de son esprit. Le premier (À rebours) était la fantaisie paradoxale d’un cerveau que hantaient la haine du convenu, la poursuite des sensations rares et une vague aversion de l’humanité. Le duc des Esseintes a servi de modèle à plusieurs générations de snobs ; et jamais, je pense, ce travers qui consiste à considérer, en toute chose, l’envers de l’usage, de l’opinion générale et du sens commun ne s’incarna dans un personnage de plus haute allure. On ne se trompa pas à l’ironie dédaigneuse de des Esseintes. C’était l’auteur lui-même qui parlait ; et il préludait, par la violente expansion de ce mépris, à sa conversion future. Il y a dans l’histoire de l’Église des exemples de ces étranges révolutions. On cite des prostituées qui sont devenues des saintes pour avoir pris en exécration les délices de la chair. De même, comme l’a fait observer M. Jules Lemaître, c’est par le dégoût que M. Huysmans est arrivé à la foi. Ce sentiment a commencé de s’affirmer dans Là-bas ; mais il y était confus, tourmenté, mêlé à toutes sortes d’inquiétudes. Là-bas est un amalgame monstrueux de manifestations contradictoires ; la prière et le blasphème s’y côtoient et s’y confondent ; l’auteur apporte une égale prédilection à décrire la messe noire du chanoine Docre, les infâmes pratiques de Mme Chantelouve et l’idéale perfection de l’abbé Boullan, qui symbolise les vertus du prêtre. En route et la Cathédrale, qui succédèrent à Là-bas, marquent les dernières étapes mystiques parcourues par M. Huysmans. Sa fièvre s’est apaisée ; s’il est encore troublé par le satanisme, il découvre un refuge qui le délivre de ce tourment. Huit jours de méditation au fond d’un cloître ont suffi pour le guérir… M. Huysmans consacre cinq cents pages d’un texte serré à examiner cette crise par où passe son héros, Durtal. C’est l’analyse d’une âme, et non pas d’une âme se développant de la naissance à la mort, mais d’une âme localisée dans un court espace de temps. Le récit du séjour au couvent de la Trappe absorbe à lui seul les trois quarts de En route. Quand on l’a fermé, après en avoir savouré le charme puissant, on est assailli par d’étranges doutes. On se demande, à supposer — ce qui est admissible — que M. Hysmans se soit dépeint sous les traits de Durtal, si le littérateur, en lui, ne fait pas tort au chrétien, si sa confession, par cela même qu’elle est divulguée, ne perd pas de sa valeur et de sa franchise. Car, enfin, un homme de lettres est toujours homme de lettres par quelque côté. M. Huysmans, en écrivant son roman, devait songer, malgré lui, au public qui serait appelé à le juger. N’a-t-il pas cédé au désir très naturel de le divertir en insistant plus que de raison sur les tentations démoniaques dont l’infortuné Durtal subit l’assaut, en outrant jusqu’à la caricature la physionomie des chantres de Saint-Sulpice, des archéologues et des réparateurs de vitraux ? Il y a dans ces violences un soupçon d’affectation, je dirai même de coquetterie, — comme un lointain vestige du duc des Esseintes… M. Huysmans n’est pas fâché d’étaler la richesse de son verbe et de nous éblouir par sa truculence…

Mais attendez… Ce virtuose a les qualités de ses défauts. Son amour pour les bizarreries lui suggère des trouvailles. Au milieu d’un chapitre tortillé, une phrase éclate, superbe, qui brille d’un éclat de diamant. Il compare, par exemple, les cantiques chantés dans les cathédrales à des « geysers qui jaillissent au pied des piliers gothiques » ; il caractérise avec une admirable justesse la poésie du plain-chant, « cette musique de toile rude qui enrobe les phrases ainsi qu’un suaire et en dessine les contours rigides », et l’humble grâce des vieilles églises enfouies dans les quartiers populeux. « C’était, dit-il, une église agenouillée, et non debout. » Et la foule qui emplit ces basiliques revêt à ses yeux une apparence grandiose : « La foule devenait elle-même, en se coulant dans ce moule crucial de l’église, une immense croix grouillante et sombre »… De plus, M. Huysmans, qui a des nerfs de femme, infiniment délicats, réussit à saisir les plus fugitives nuances de la perception. Il opère, d’un sens à un autre, des transpositions subtiles. Pour mieux traduire la beauté de la musique religieuse, il lui prête un corps. Nous ne l’entendons plus, nous la voyons. Les syllabes brillent, palpitent, tombent sur le sol, rebondissent : « Dans le silence de l’église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l’orgue. En les écoutant avec attention, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d’abord presque horizontales, s’élever peu à peu, s’ériger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout… Et, soudain, à la fin du psaume, alors qu’arrivait le répons de l’antienne Et lux perpetua luceat eis, les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu dans le vide. » On ne saurait pousser plus loin l’art de la description. Cette art est si ténu qu’il en devient maladif. M. Huysmans est bien un décadent, au sens élogieux du terme, c’est-à-dire qu’il ne s’arrête pas aux sensations vulgaires et n’attache de prix qu’aux sensations raffinées. Il est atteint de littératurite (maladie, selon la définition de M. Jules Lemaître, qui consiste à faire vivre les mots en soi, à côté des réalités dont ils sont les signes). Et cependant, lorsqu’il éprouve une émotion qui le secoue jusque dans les moelles, il oublie ces quintessences ; son style revêt une ampleur, une gravité classiques. Il obéit, sans s’en douter, à cette loi qui veut que les très belles choses soient simples.

En résumé, de l’excellent, du mauvais, de l’extravagant, du juste, du compliqué, du trivial et, par moments, du sublime. Voilà de quoi se compose le talent de M. Huysmans. On en peut penser beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Il irrite les uns, il édifie les autres ; il ne laisse personne indifférent…