Poisson (Arago)/02

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Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 605-610).
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MÉMOIRE SUR L’ÉLIMINATION.


Le premier travail important par lequel Poisson se soit fait connaître du public, est un très-court Mémoire sur l’élimination, qui se trouve inséré dans le onzième cahier du Journal de l’École polytechnique, publié en 1800. Ce Mémoire est signé simplement du citoyen Poisson ; ainsi, à cette époque, l’auteur n’avait aucun titre officiel. Le Mémoire sur l’élimination, comme le premier d’une si longue et si glorieuse série de travaux, doit à ce titre, et aussi à cause de l’élégance de la méthode, nous occuper ici quelques instants. Le désir de faire connaître cette production à tout le monde me met dans l’obligation de définir les termes dont j’aurai à faire usage.

On dit d’une quantité considérée isolément qu’elle est à sa première puissance. Lorsqu’on la multiplie par elle-même, le produit s’appelle la seconde puissance de cette quantité ; la seconde puissance, multipliée par la quantité primitive, donne sa troisième puissance ; la troisième puissance, multipliée encore une fois par la première quantité, engendre la quatrième puissance, et ainsi de suite : les nombres désignant les puissances successives d’une quantité s’appellent aussi ses exposants.

Ordinairement, les problèmes mathématiques ne définissent les quantités cherchées que par une série de conditions auxquelles elles doivent satisfaire. Ainsi, par exemple, il s’agit de trouver un nombre tel que, si on prend sa troisième puissance, si on retranche vingt-cinq fois la seconde, si on ajoute à la différence quarante fois la première, et si l’on retranche du résultat le nombre 50, le tout soit égal à zéro. Cette condition complexe, exprimée en abrégé à l’aide d’une lettre x, constitue ce qu’on appelle en algèbre une équation.

Des équations dans lesquelles se trouvent la troisième, la quatrième puissance d’une quantité x, etc., peuvent être respectivement satisfaites par trois ou par quatre nombres, etc.… jamais davantage. Quelquefois, aucun nombre ne satisfait aux conditions posées par l’équation ; le calcul, convenablement exécuté, ne tarde pas à l’indiquer ; il donne ce qu’on appelle des solutions, autrement dit des racines imaginaires.

À ces questions simples succèdent les problèmes plus compliqués dans lesquels il faut déterminer 2, 3, 4 inconnues définies aussi par des équations. De cette classe serait le problème suivant : trouver deux nombres tels que si de la sixième puissance du premier on retranche le produit de la cinquième puissance de ce premier nombre par la première puissance du second nombre, et si l’on retranche du tout 40, la somme doit être égale à zéro. Ce problème est de ceux que les mathématiciens appellent indéterminés : il y a, en effet, une série indéfinie de nombres qui satisfont, en général, aux conditions exprimées par une seule équation de cette espèce. Mais lorsque les conditions ou les équations auxquelles les quantités cherchées doivent satisfaire sont en nombre égal à celui de ces quantités, le problème n’a qu’un nombre déterminé de solutions. Pour les trouver, on cherche d’abord à déduire par des transformations des équations à deux, à trois, à quatre, etc… inconnues, une équation ne renfermant que l’une de ces inconnues, et qu’on appelle l’équation finale ; cette équation finale fait connaître, en tant qu’il s’agit de l’inconnue qu’elle renferme, de combien de solutions le problème est susceptible. Or, le nombre de solutions d’une équation à une seule inconnue n’est jamais, comme nous l’avons dit, plus grand que le nombre représentant le plus haut degré de l’équation ; on conçoit, dès lors, tout l’intérêt qu’il y a de connaître à priori cette plus haute puissance.

Le théorème dont il va être question ne s’appliquant qu’aux équations complètes à deux, trois, quatre, etc… inconnues, nous devons donner la définition de ce terme : on appelle équations complètes du degré m celles qui renferment tous les termes dans lesquels la somme des exposants des inconnues ne surpasse pas ce degré m. Nous pouvons dire maintenant que c’est à la recherche du degré de l’équation finale résultant de l’élimination de toutes les inconnues moins une entre des équations complètes dont les degrés seraient m, n, p, etc., qu’un des géomètres de notre Académie, Bezout, consacra un ouvrage intitulé : Théorie générale des équations algébriques, publié en 1779, deux ans avant la naissance de Poisson. Cet ouvrage est très-étendu ; il forme un volume in-4º de 469 pages ; la première partie, consacrée à la recherche du degré de l’équation finale, a plus de 140 pages ; eh bien, ce que Bezout établit si péniblement, Poisson le démontra en quatre pages. C’est à peine si quelques géomètres lisaient la Théorie générale des équations, et s’ils ne s’en rapportaient pas à l’auteur sur la vérité de ce théorème important : « le degré de l’équation finale, quand il s’agit d’équations complètes, est égal au produit des exposants m, n, p, etc…, qui déterminent les degrés de ces différentes équations. »

Le moyen de démonstration de Poisson, convenablement appliqué, conduirait à l’équation finale, mais l’auteur avoue qu’il exigerait des calculs presque impraticables ; il recommande donc de recourir aux méthodes exposées avec détail dans l’ouvrage de Bezout.

Ayant été amené par mon sujet à critiquer la longueur des déductions qu’on trouve dans le premier chapitre de la théorie des équations de Bezout, j’éprouve le besoin de payer un juste hommage aux services que cet académicien a rendus à l’enseignement des mathématiques, par la publication de ses divers ouvrages destinés aux élèves de l’artillerie et de la marine. Je prouverai, en outre, qu’il avait le plus noble caractère, en citant un fait emprunté à sa vie d’examinateur, dont les sciences pourront toujours se faire honneur.

Bezout, examinateur de la marine, arrive à Toulon. Un des élèves était retenu au lit par la petite vérole ; s’il n’est pas examiné sur-le-champ sa carrière est perdue. Bezout n’a pas eu la petite vérole, il redoute extrêmement les atteintes de cette terrible maladie ; néanmoins il se rend dans la chambre de l’élève, l’examine et le reçoit. À mon avis, ce trait méritait d’être rappelé ici, car, même dans cette enceinte, une belle action vaut un beau Mémoire.

Poisson, encore élève de l’École polytechnique, présenta le 8 décembre 1800, à la première classe de l’Institut, un Mémoire relatif au nombre d’intégrales complètes dont les équations aux différences finies sont susceptibles. Les deux académiciens, Lacroix et Legendre, chargés de l’examiner en firent le plus grand éloge et en demandèrent l’impression dans le Recueil des savants étrangers, ce qui est le dernier terme de l’approbation adopté par l’Académie. Jamais pareille distinction n’avait été accordée à un jeune homme de dix-huit ans.