Poisson (Arago)/06

La bibliothèque libre.
Poisson (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 618-625).
◄  V
VII  ►



CALCUL DES PROBABILITÉS.


Il serait curieux et intéressant de savoir par quelle série de considérations les grands géomètres ont été amenés à traiter un sujet de préférence à tel autre. Poisson a mis une fois le public dans cette confidence. S’occupe-t-il des mouvements de la lune autour de la terre, c’est parce que cette théorie est attrayante à raison des difficultés qu’elle présente. C’est sans doute un motif de ce genre, l’attrait de la difficulté, qui conduisit Poisson, en 1837, à s’occuper de recherches relatives à la probabilité des jugements en matière criminelle et en matière civile. La première solution de cette question, l’une des plus ardues que les géomètres se soient proposée, remonte à Condorcet, et se trouve dans l’ouvrage de cet académicien intitulé : Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix. Avant la publication de cet essai, entrepris à la demande de Turgot, il n’existait sur la matière qu’un petit ouvrage de Nicolas Bernoulli. La France possède maintenant trois traités ex-professo sur les probabilités envisagées dans toute leur généralité, celui de Condorcet, le traité de Laplace et le livre de Poisson, dont il nous reste à donner une idée.

L’ouvrage de Poisson tient plus que son titre ne l’indique et qu’il ne le faisait espérer ; les quatre premiers chapitres renferment les règles et les formules générales du calcul des probabilités ; c’est dans le cinquième seulement que notre confrère aborde la question de la probabilité des jugements en matière criminelle et en matière civile.

Dans l’étude de cette question spéciale, on fait un usage continuel de ce qu’on appelle la loi des grands nombres ; voici en quels termes on peut définir cette loi : si l’on observe des nombres très-considérables d’une même nature, dépendants de causes constantes et de causes qui varient irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, c’est-à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens déterminé, les résultats qu’on en déduira seront indépendants des causes perturbatrices.

L’auteur s’attache à montrer, par des exemples bien choisis, que cette loi s’observe tant dans les faits relatifs à l’ordre matériel que dans ceux qui touchent à l’ordre moral. Citons d’abord quelques cas empruntés à l’ordre matériel. Dans les jeux, les circonstances qui amènent l’arrivée d’une carte ou du point déterminé d’un dé, varient à l’infini. Cependant, après un nombre suffisant de coups, la carte ou le point sont arrivés un nombre de fois déterminé et invariable.

La durée de la vie fournit un second exemple de cette constance dans les résultats, lorsqu’on arrive à considérer un nombre suffisant de cas. Ainsi, que l’on prenne la somme des années représentant les âges qu’ont vécu un grand nombre d’individus nés entre deux époques indéterminées, et appartenant à un pays où l’état de la société peut être considéré comme constant : qu’on divise cette somme par le nombre des individus, et le quotient, qu’on appelle la vie moyenne, sera à très-peu près le même dans tous les calculs de ce genre.

Prenons un troisième exemple, que Poisson n’a pas cité, et qui fera également ressortir la signification réelle de cette loi des grands nombres.

Supposons un tableau horizontal portant des raies parallèles et équidistantes, et qu’on jette au hasard sur ce tableau un cylindre d’une longueur donnée, et dont le diamètre peut être censé négligeable : la probabilité que le cylindre jeté au hasard ne rencontrera aucune des lignes parallèles dépendra évidemment de l’angle qu’il formera après sa projection avec une ligne passant par son milieu et perpendiculaire aux parallèles que le tableau renferme. Dans l’expression de cet angle entre nécessairement le rapport du diamètre à la circonférence, en comptant le nombre de cas dans lesquels le cylindre n’a pas touché les parallèles. Sur un nombre considérable d’épreuves, on pourra en déduire le rapport en question ; ce rapport sera le même et égal au nombre connu, soit que vous le déduisiez des preuves faites aujourd’hui, demain, après-demain, pourvu qu’elles soient assez nombreuses.

Comme exemple de la vérification de la loi des grands nombres dans les phénomènes de l’ordre moral, nous pouvons invoquer la constance du droit moyen de greffe perçu par les tribunaux sur un certain nombre d’années, quoique ce droit dépende de l’importance des procès et de l’ardeur que met le public à plaider. Nous pourrions citer encore la somme à peu près constante que produisaient jadis les mises à la loterie et le total des sommes aventurées dans les jeux publics.

On ne peut donc pas douter que la loi des grands nombres ne convienne aux choses morales qui dépendent de la volonté de l’homme, de ses intérêts, de ses lumières et de ses passions, comme à celles de l’ordre physique ; mais il était important de le démontrer à priori, c’est ce qu’a fait M. Poisson. On jugera de la difficulté du problème par cette seule remarque : Jacques Bernoulli ne considéra qu’un cas particulier de cette question générale, et en fit cependant l’objet de ses méditations pendant vingt années consécutives. Des hommes d’ailleurs très éclairés refusent obstinément de croire à la possibilité de soumettre au calcul les questions que, à la suite de Condorcet et de Laplace, Poisson a traitées dans son grand ouvrage ; ils pensent que le mathématicien, tout habile qu’il soit, manquera toujours de données précises pour apprécier les chances d’erreur auxquelles le juré se trouve exposé dans l’appréciation de la cause qui lui est soumise ; mais ils ne réfléchissent pas que ces chances sont empruntées à l’expérience, et que leur valeur est fournie par une comparaison bien entendue du nombre moyen de votes qui ont acquitté, au nombre moyen de votes ayant prononcé la condamnation. Je reconnais toutefois que les doutes du public paraîtront légitimes, tant qu’une personne à la hauteur de cette mission n’aura pas donné un exposé simple, clair et net des principes des probabilités, en tant qu’ils sont applicables au jugement des hommes.

Il faudra, dans cet exposé, s’attacher aux résultats élémentaires, et les dégager de toutes les complications que les formules comportent ; c’est à ce prix seulement qu’on parviendra à populariser cette branche du calcul mathématique.

Laplace a trouvé que la probabilité d’être mal jugé, à la majorité de sept voix contre cinq, est un cinquantième ; en sorte que la proportion des accusés non coupables, qui seraient condamnés annuellement à cette majorité, s’élèverait à un sur cinquante. Il faut remarquer toutefois que les auteurs des traités de probabilité établissent entre les accusés coupables et les accusés condamnables une distinction essentielle, mais sur laquelle je ne pourrais m’arrêter ici sans dépasser les bornes qui me sont prescrites.

Poisson préludait à ses grands travaux sur le calcul des probabilités, appliqué aux décisions des tribunaux, par l’examen d’une question spéciale, relative à la proportion des naissances des filles et des garçons. Tel est le titre du Mémoire qu’il fut à l’Académie, au commencement de 1829.

Avant d’indiquer les conséquences des savants calculs de Poisson, citons d’abord les résultats qu’il a déduits de la discussion d’une longue suite d’observations.

On sait, depuis longtemps, qu’en France il naît plus de garçons que de filles ; mais on peut se demander si le rapport des deux nombres a été exactement déterminé. Poisson trouvait qu’à quinze naissances féminines correspondent seize naissances masculines. Anciennement, on s’était arrêté au rapport de vingt et un à vingt-deux.

Le rapport de quinze à seize est le même dans toute l’étendue de la France.

Si l’on considère isolément les enfants nés hors du mariage, les enfants naturels, on trouve une anomalie dans cette classe : le nombre des naissances féminines diffère moins de celui des naissances masculines que dans la population considérée en masse ; le rapport n’est plus alors que celui de vingt à vingt et un.

Il est présumable que, dans les grandes villes, il existe une cause qui diminue la prépondérance des naissances masculines, et dont l’action se fait également sentir sur les enfants légitimes et sur les enfants naturels. En effet, pour les enfants légitimes, le rapport des filles aux garçons est, à Paris, de vingt-cinq à vingt-six, au lieu de quinze est à seize que donne la France entière. Quant aux enfants naturels de la capitale, le nombre des filles n’y est surpassé par celui des garçons que d’une unité sur vingt-neuf, alors que sur tout le pays on avait trouvé cette même unité d’augmentation sur vingt filles seulement.

Ces divers résultats sont déduits de la comparaison de nombres totaux de naissances fort grands. Tout le monde sera donc disposé à les adopter avec confiance. Mais Poisson a été plus loin ; il a voulu déterminer numériquement leur probabilité ; il a désiré connaître les chances de leur reproduction future. Le perfectionnement des méthodes analytiques propres à résoudre cette question, forme le principal objet du Mémoire du célèbre académicien ; le problème qu’il a eu à résoudre, est celui de la recherche des probabilités des événements futurs, d’après les événements passés.

Il serait impossible d’analyser ici, sans le secours de signes algébriques, cette portion du travail de l’auteur. La citation d’une ou de deux des applications numériques que Poisson a faites de ses formules, suffira d’ailleurs amplement pour en faire sentir l’importance et l’utilité.

Supposons que douze mille soit le nombre de naissances annuelles dans un département d’une population moyenne ; nous trouverons qu’il y a quatre mille à parier contre un que, dans un tel département, le nombre des naissances annuelles féminines ne surpassera pas le nombre de naissances masculines. Malgré une aussi faible probabilité, cet événement s’est présenté plusieurs fois pendant la période de dix ans que Poisson a considérée. La reproduction d’un événement si improbable conduit naturellement à soupçonner que les chances avaient été calculées sur une hypothèse contestable ; mais ici, quelle autre supposition avait-on faite, si ce n’est celle d’admettre que les possibilités des naissances masculines et féminines avaient, pour chaque département et pour chaque année, les valeurs moyennes données sur la France tout entière par une assez longue période ? cette hypothèse n’est donc pas parfaitement exacte. Ainsi la chance d’une naissance masculine varie, pour chaque localité, d’une année à l’autre, et, dans une même année, d’une localité à l’autre.

On a vu que, au commencement de ce siècle, le rapport du nombre de naissances de filles au nombre de garçons, était, pour une certaine partie de la France, celui de vingt et un à vingt-deux ; tandis que maintenant, on trouve quinze à seize dans toute l’étendue du pays. Doit-on considérer cette différence comme fortuite ? Indique-t-elle, au contraire, un accroissement réel dans la probabilité des naissances masculines ? Les calculs de Poisson répondent à ce doute d’une manière péremptoire : ils montrent que, dans la partie de la France dont il s’agit, la chance d’une naissance masculine était jadis moins forte qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Je ne pousserai pas plus loin ces réflexions. On voit combien il serait important de faire les mêmes calculs pour les lieux où la polygamie existe ; mais les données manquent malheureusement. J’ai lu cependant quelque part qu’à Bombay, un recensement, opéré sur la population musulmane, a donné une prépondérance marquée des naissances masculines sur les naissances féminines, et presque dans les mêmes rapports qu’en Europe ; ce qui, pour le dire en passant, ne justifie guère les préceptes du Coran.