Poissons d’eau douce du Canada/Huananiche

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 497-502).

LE HUANANICHE


The Ouananiche. — Winnonish. — Land locked Salmon. — The Dwarf Salmon. — The Sebago. — The Schoodic Salmon. — Le Petit Saumon. — Le Saumon blanc. — Le Saumon d’eau douce, etc., etc.


Le premier homme de race blanche qui s’aventura jusqu’au lac Saint-Jean fut le Père de Quen, missionnaire français. Au cours d’une description fidèle qu’il fait de ce lac, le bon Père mentionne, entre autres poissons qui y habitent, le saumon, qui n’est autre que le huananiche appelé de nos jours à une célébrité retentissante. C’était en 1647.

Pendant un siècle et demi on crut que le huananiche était un poisson particulier au lac Saint-Jean, et de nombreuses et curieuses légendes entourèrent son berceau et son existence, lorsque un beau jour, des pêcheurs en capturèrent divers échantillons dans l’État du Maine, auxquels ils donnèrent les noms de Sebago Salmon et de Schoodic Salmon, d’après les eaux où ils avaient été pris. Ces saumons sont plus lourds et moins agiles que ceux du lac Saint-Jean. Ils ne sautent à la mouche que dans les eaux dégourdies du printemps. Le reste de l’année, ils se tiennent et s’engraissent au fond d’eaux profondes et stagnantes ; mais s’ils sont transportés en eau vive, dans des courants rapides, ils acquièrent une plus grande agilité et perdent de leur poids.

Il y a une trentaine d’années à peine la présence du même poisson fut signalée au Nouveau-Brunswick, sous le nom générique de land-locked salmon (saumon captif), dénomination injustifiable dans ce cas comme dans tous les autres du reste.

Un peu plus tard, au lac des Roches, dans la province d’Ontario, Hallock a cru trouver un enfant perdu de la famille du huananiche, mais un examen plus attentif fit reconnaître en ce poisson une variété de namaycush. Tout récemment, une truite de la Colombie anglaise, après avoir eu les mêmes prétentions, eut également le même sort. Il reste acquis que le huananiche ou saumon d’eau douce, de même que son frère de mer, le salmo salar, n’existent pas dans les eaux du bassin de l’océan Pacifique.

De tout temps, les Canadiens-Français ont appelé indistinctement le huananiche, de son nom indigène, ou petit saumon. Huan ou unan est une simple indication qui se traduit par : Voyez ! ou Il est là ! En y ajoutant iche, qui veut dire petit, nous avons : Voyez le petit ! Il est là le petit ! expression d’admiration spontanée jaillissant du cœur aux lèvres du sauvage, à la vue de son poisson favori escaladant les chutes, promenant sa dorsale comme une bannière au-dessus des mousses crémeuses des remous, sillonnant d’un éclair les sombres profondeurs des eaux ou happant au vol l’imprudente libellule venue pour l’agacer.

Aujourd’hui, l’appellation indigène de ce poisson tend à se généraliser aux États-Unis comme au Canada, dans les clubs comme sous la cabane du sauvage, dans la littérature comme dans le patois du coureur des bois. Bientôt, il absorbera le sebago et le schoodic de l’État du Maine. Quant à la légende du land-locked salmon et du dwarf salmon de la Suède et du Nouveau-Brunswick, elle s’efface devant l’étude et l’observation ; elle se glisse au coin du feu, parmi les contes de Noël, pour amuser les enfants.

Du temps où l’on croyait que le huananiche était un poisson particulier au lac Saint-Jean, voici ce qu’on en racontait, en fumant la pipe. À une époque reculée des époques géologiques le Saguenay communiquait de plain-pied avec le lac Saint-Jean, lorsqu’un bouleversement souterrain isola tout à coup le lac de son avenue naturelle, interceptant par un barrage de rochers infranchissables toute communication avec la mer. Le saumon qui s’y trouvait au moment du cataclysme y resta prisonnier.

De là ce nom de land-locked salmon que les Anglo-Saxons ont donné au huananiche, d’après des préjugés dont une foi robuste d’esprits plus forts, mieux nourris, fait maintenant litière.

Des explorations contemporaines multipliées dans la région du Labrador ont agrandi considérablement le domaine de ce salmonidé et ont démontré que dans presque tous les lacs qu’il habite, au Canada, aux États-Unis, sauf en Suède peut-être, partout il a libre accès à la mer, que s’il reste dans les eaux douces des montagnes, c’est qu’il y est retenu par ses mœurs, ses goûts, ses appétits ou ses instincts. Le land-locked salmon est une expression injustifiable, qu’on laisse aller à vau-l’eau, avec l’ouananiche, le schoodic, le sebago et le dwarf salmon. Cette dernière appellation supposerait un être difforme ou dégénéré, pendant que le huananiche est un animal complet, d’une admirable perfection de forme, d’une force et d’une beauté supérieures même à celle du salmo salar.

Les portraits qu’en ont tracés des artistes et des écrivains habiles, comme MM. J. G. Aylwin Creighton, d’Ottawa ; Chambers, Goode, Hallock, Haggard, Garman et autres amateurs, sont là pour le prouver, et au delà.

Ici, nous passons le crayon à M. Chambers, l’auteur du livre si richement documenté que je me plais à citer. Si nous différons, lui et moi, sur la manière d’écrire le nom du saumon labradorien, ce n’est pas une raison pour lui refuser la part d’estime que nous lui portons comme écrivain élégant et ichtyologiste renseigné. Nous ne voulons pas la mort du pêcheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.

« Les élégantes proportions et la condition splendide du huananiche adulte que l’on trouve dans les eaux courantes, au printemps, ne sont pas plus remarquables que la richesse de sa couleur. De fait, vêtu de pourpre et d’argent brillant, il étale un luxe somptueux, tous les jours. Sa tunique versicolore réfléchit toutes les nuances de son entourage naturel, depuis le sombre indigo du nuage jusqu’aux teintes rares du crépuscule, depuis la brume empourprée des collines, à l’horizon, jusqu’à la robe vert pâle du bourgeon qui va s’ouvrir, depuis les noires profondeurs des fosses insondables qu’il fréquente — le vert olive et bronzé des fucus flottants et le gris des rochers environnants — jusqu’à l’éclat argenté des rayons de la lune, les crêtes blanches des rapides et l’écume floconneuse des remous. »[1]

Dès que le chemin de fer de Québec au lac Saint-Jean fut construit, on vit les amateurs de pêche américains affluer dans ces rudes régions fréquentées jusqu’alors par les Peaux-Rouges, les bûcherons, les arpenteurs et quelques rares missionnaires seulement. Et c’étaient des gens en moyen, ayant des rentes et des loisirs, qui venaient là, tout à coup, surprendre le han du colon abattant des pins, et flanquer des hameçons d’or dans la gorge des chutes éplorées.

Où voulez-vous donc pêcher le huananiche si ce n’est dans l’écume de la Grande-Décharge, de la Chute-du-Diable, de l’Ashouap, et de la Métabetchouan ? Chambers vous dira que la dalle la plus rapide, la plus emportée, la plus gonflée est celle qui convient le mieux à l’appétit de ce poisson ocellé aux couleurs du paon. Un autre vous conseille de crever la mousse, de déchirer de votre hameçon comme d’un éperon de chevalier la robe traînante de la vierge des flots. Mais n’allez pas croire pour cela que les chances vous soient toujours favorables ! Un huananiche est plus capricieux que l’onde ; à quelle mouche va-t-il mordre aujourd’hui ? Je vous le demande.

En voici une dizaine de variétés que Eugène McCarthy nous avise d’essayer sur l’hameçon n° 4, savoir : The Jack Scott, Silver Doctor, Brown Hackle, Cow Dung, Setli Green, Lord Baltimore, Parmacherne Belle et Scarlet Ibis.

C’était fort bien pour hier ; pas un seul huananiche n’était épargné par la piqûre de ces mouches ; mais aujourd’hui, c’est une autre affaire. Les mouches sont en grève pendant que les poissons les narguent du fond de l’eau. Et quelle mouche va oser s’attaquer à ces canailles de huananiches dans les dispositions où ils sont ? J’en vois un qui s’enlève à six pieds en l’air, risquant ses lèvres aux déchirures du fer ; j’en vois un autre qui scie l’eau comme avec une faulx, un troisième culbute au-dessus d’une chute pour rompre la ligne dans le chaos. Et même, serait-il pris, ferré et enferré par la langue et la mâchoire, que je ne m’y fierais pas encore. Brebis comptées le loup les mange, dit le vieux canadien. La lutte contre un huananiche est un duel à mort. On ne connaît le vainqueur que lorsque le vaincu est couché sur le pré, par blessure, par lassitude ou épuisement. On rapporte que des captures fréquentes de huananiches se font dans le Saguenay, surtout au pied de la grande chute de Chicoutimi. Cela ne doit étonner personne ; tous les animaux ont des maladies et tous ont aussi des hôpitaux. Un huananiche blessé ou malade a pu descendre à la mer par la Grande-Décharge, puis, une fois rétabli, revenir d’instinct vers la patrie, et se laisser pincer sur la première marche qui y conduit.

Avant l’ouverture du chemin de fer du lac Saint-Jean, les colons pêchaient un peu au printemps, durant les semailles, bien contents de faire une provision de fine chère pour tous les jeûnes de l’année, mais durant l’été, la belle saison de pêche, il n’y avait plus personne sur l’eau, sauf peut-être par-ci par-là, le vaillant colonel Rhodes, ou mon ami Gregory, ou le bon curé Auclair. C’est auprès de la Grande-Décharge que M. Gregory venait entendre le rossignol du Canada dans la voix de la grenouille ; M. le curé Auclair se plaisait, lui, à pêcher le magnifique éperlan du lac Kinogami tout en courtisant le huananiche du lac Saint-Jean ; et le colonel Rhodes, en sa qualité d’officier anglais et de beau pêcheur ne pouvait s’empêcher de donner la préférence au saumon contre le huananiche.

Toutefois, alors comme aujourd’hui, le huananiche, imitant les mœurs du saumon, se retirait en septembre ou octobre, sur les petites grèves cailloutées des hauts-fonds, à mince filet d’eau, attendant pour cela, dans l’intérêt de la couvée, que ses plus terribles ennemis, comme le brochet et la lotte, saisis par le froid, eussent gagné les profondeurs ; alors comme aujourd’hui, on pêchait, au printemps, dans la débâcle et derrière le train des glaces ; ensuite, durant l’été, aussi longtemps que le poisson mordait, les lois gardant le silence sur les méfaits des maraudeurs. Les œufs une fois déposés, les parents se retiraient au fond du lac, où souvent ils étaient dévorés par la lotte ou le brochet. Les entrailles de ces monstres ont enfoui maintes fois les carcasses des beaux bateleurs, qui, la veille, s’enlevaient, d’un coup de queue, au-dessus d’une chute de douze pieds.

De belles grèves à nids ont été détournées, mais on vante toujours celles de l’île Ronde, de la Grande-Décharge, de quelques rapides de la Mistassini, et de la chute du Diable, dans la Péribonca.

Quant à faire une bonne pêche, on est toujours sûr de faire une bonne pêche, dans la Grande-Décharge ; aussi, en croisant la cinquième chute de la Mistassini, après un long portage, ou en remontant la Péribonca jusqu’au lac Tchitogama, à cinquante milles de Roberval. Mais, du reste, il y a, toujours, ici et là, quelque bon coup de ligne à faire dans les dix-huit tributaires du lac Saint-Jean. La moyenne du poids d’un huananiche est de trois livres à trois livres et demie ; un huananiche de sept livres mérite révérence et chapeau bas.

Ce préjugé comportant qu’au Labrador il n’existe de huananiches que dans les eaux du lac Saint Jean est complètement déchu. Les amateurs américains se sont aventurés fort avant dans le pays, sur les pas des arpenteurs et des explorateurs officiels du gouvernement ; de nombreux lacs peuplés de huananiches ont été découverts aux sources des grandes rivières de l’est et du sud, de manière à établir le fait que le Labrador est la vraie patrie de ce vaillant poisson, pendant que le Maine, le Nouveau-Brunswick, la Suède même n’en possèdent que des colonies.

Le saumon arrive par l’Atlantique, par le golfe Saint-Laurent, remonte dans des rivières familières jusqu’à quelques centaines de milles de hauteur, puis il retourne invariablement à la mer. Le huananiche, lui, reste dans ses lacs, sur le grand plateau qui se déverse par cent dalles diluviennes dans les abîmes de la mer et dans la coupe à la fois gracieuse et tumultueuse du lac Saint-Jean.

Rien de plus facile pour le huananiche que la descente à la mer par la pente si douce des fleuves ; mais il n’a pas même l’air d’y songer. Au contraire, il se renfonce dans les profondeurs cristallisées du faîte des eaux, parce qu’il s’y sent chez lui, qu’il y trouve son domicile.

Je laisse à de plus savants que moi le soin de discuter la question de savoir lequel du saumon d’eau douce ou du saumon de mer est primordial, est l’aîné des deux. Je me borne à dire que celui-là doit être le premier qui reste toujours chez lui et n’a pas besoin de deux domiciles pour trouver le bonheur. Quoi qu’il en soit, par leur forme, leur couleur, leur constitution, leurs mœurs, ils sont assurément deux frères ; tous deux sont décorés également, à cette différence près que le salmo salar ne porte qu’une croix sur sa poitrine, et que le huananiche en porte deux.

M. Chambers et ses amis pêcheurs, écrivains et chroniqueurs des États-Unis et du Canada, ont été excessivement galants à l’endroit des Canadiens-Français, en les gratifiant de leur orthographe dans l’épellation du nom « ouananiche », et je les en remercie infiniment ; mais est-il à croire que le Père de Quen ou le Père Masse se sont servis d’une pareille épellation ? Sans vouloir pédantiser, je me permettrai de faire observer qu’à l’époque où vivaient ces missionnaires on ignorait le w, dans la langue française, et pour ce, le comité américain qui a décidé la question a eu toute raison de faire disparaître pareille lettre de l’orthographe de ce mot. Du même appoint, en parcourant les Relations des Jésuites, on constatera que souvent le diphtongue ou la lettre w sont remplacés par le chiffre 8, qui se prononce avec aspiration, comme les deux premières lettres du chiffre, c’est-à-dire « hu, » ainsi que je crois devoir l’écrire. À la page 55 de son beau livre The Ouananiche, M. Chambers semble me justifier, par ces mots : « The Indians usually pronounce the word with a kind of an aspirate at the commencement, which it is difficult to represent on paper, the nearest approach that I can devise to the sound in written characters being whou-na-nishe, whan-na-nishe, and sometimes when-na-nishe. »

Il importe avant tout de respecter « l’h » aspirée du commencement du mot, « car ce serait durement choquer l’oreille française que de dire des ouananiches. Autant vaudrait écrire tout de suite, des oies naniches, ce qui répugnerait sans doute à plus d’un académicien français. Tant que nous n’écrirons pas des zéros pour des héros, conservons le « huananiche, » par respect pour la grammaire et l’Académie.



  1. The Ouananish, etc., by Chambers.