Poissons d’eau douce du Canada/Murène

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 261-300).

LES MURÈNES


L’Anguille commune. — Anguilla vulgaris. — Anguilla Murena. — The Ecel (anglais). — All (suédois). — Ingola (hongrois). — Anguilia (italien). — Anguia Inguia (portugais).


L’anguille brûle !… Glissant comme une anguille !… Il y a anguille sous roche !… Il échappe comme une anguille !…

On entend ces dictons, proverbes ou aphorismes, tous les jours, dans la famille ou les groupes canadiens-français ; ce qui prouve que l’anguille est un poisson universellement connu, car un proverbe ou une comparaison, pour frapper l’imagination du public, a besoin de prendre un type vulgarisé de longtemps.

L’anguille est de tous les pays, ou à peu près, si l’on en excepte toutefois, pour le vieux monde, certaines régions centrales, comme le Danube, la mer Noire et la mer Caspienne, quoiqu’on la rencontre, en abondance parfois sur le pourtour de la Méditerranée ; et pour le nouveau monde, sa présence n’a été constatée nulle part dans l’Amérique de Sud, non plus que sur les côtes ouest de l’Amérique du Nord, quoiqu’on la pêche, au dire de Lacépède, dans des contrées très chaudes, à la Jamaïque, dans d’autres portions de l’Amérique voisines des tropiques, dans les Indes orientales ; elle n’est point étrangère non plus aux régions glacées, à l’Islande, au Groënland même.

De toute antiquité historique, il a été question de l’anguille, à des titres divers. Des philosophes, des historiens, des poètes s’en sont occupés ; ces murènes engraissées de cadavres humains, par les empereurs romains et leurs favoris, étaient des anguilles, n’est-ce pas ! On leur trouvait même bon goût, je crois. Nous qui touchons aux Romains par tant de points, convenons d’être plus doux pour les cannibales.

Des gens vous diront qu’il existe une quarantaine d’espèces d’anguilles, vivant dans les eaux douces et saumâtres. Le moyen de distinguer ces espèces les unes des autres est un secret dont une science hasardée a perdu la clef. Faut-il se fier à Aristote et à Pline ? Selon eux, il n’existe que deux espèces d’anguilles, les anguilles à tête pointue et les anguilles à tête large. Depuis, les pêcheurs français ont ajouté à ces deux types de provenance antique, l’anguille à bec moyen, dont de Brehm écrit ce qui suit :

« L’anguille à bec moyen (anguilla mediirostris) a la tête conique, assez large à la hauteur des yeux, diminuant d’une manière insensible jusqu’à l’extrémité du museau, qui est fort étroit.

« E. Blanchard a observé des anguilles qui sont intermédiaires, sous le rapport de la tête, entre les anguilles à bec moyen et les anguilles à


Fig. 46. — L’Anguille commune.

long bec ; leur tête est moins large à la base que chez les premières, moins grêle que chez les dernières, avec le museau plus court et plus obtus. Cette variété peut être désignée sous le nom d’anguille à bec oblong (anguilla oblongirostris). Chez l’anguille à long bec (anguilla acutirostris) ; le corps est presque toujours proportionnellement plus effilé que dans les autres variétés ; la tête est grêle, étroite même à la hauteur des yeux, qui paraissent se trouver plus rejetés sur les côtés que chez les autres anguilles ; les mâchoires sont plus étroites.

« La variété la plus commune est celle qui a été désignée sous le nom d’anguille à bec moyen (anguilla mediirostris) ; on peut la regarder comme le type de l’espèce dans nos pays. »

Les mêmes espèces se rencontrent dans les eaux du Canada.


Fig. 47. — Tête vue en dessus de l’Anguille à large bec. Fig. 48. — Tête vue en dessus de l’Anguille moyen bec. Fig. 49. — Tête vue en dessus de l’Anguille à long bec.


Arrive M. Arnould Locard, qui, sans viser aux sommets scientifiques, sait arrêter ses lecteurs en route par des observations valant la peine, et qui nous propose :

L’anguille commune. — Chez ce type la tête est comprimée et l’œil petit est immédiatement au-dessus des angles de la bouche. Le museau arrondi porte deux petits tentacules de chaque côté. Le maxillaire inférieur dépasse à peine le supérieur, et tous deux sont armés d’une bande de petites dents. La ligne latérale est droite. Les parties supérieures du corps sont d’un gris olivâtre qui s’atténue sur les flancs, tandis que le ventre est blanc : mais ces couleurs sont d’autant plus chaudes et brillantes que le poisson a été pris dans des eaux plus vives et plus pures.

L’anguille à large bec. — Chez cette anguille, la tête est très large, arrondie dans sa partie postérieure et aplatie dans la région nasale. La mâchoire inférieure est moins saillante et les yeux proportionnellement plus grands.

L’anguille à bec moyen. — L’anguille à bec moyen a la tête conique assez élargie à la hauteur des yeux, mais diminuant ensuite insensiblement jusqu’à l’extrémité du museau. D’après M. E. Blanchard les narines seraient plus linéaires que chez les formes précédentes ; c’est peut-être la plus commune et la plus répandue.

L’anguille à long bec. — Cette anguille a le corps plus étroitement effilé, la tête petite, étroite, même à la hauteur des yeux et va s’amincissant en pointe effilée à son extrémité. Les yeux sont plus latéraux et les mâchoires plus grêles. Elle parait moins répandue que les formes précédentes.


L’anguille s’accommode à peu près de toutes les eaux quoiqu’elle préfère les fosses profondes à fond vaseux où elle se creuse un gîte à double issue, se ménageant ainsi entrée et sortie à volonté, en cas de danger ou pour saisir sa proie. Elle nage à reculons presque aussi bien que dans l’autre sens. Dans les grandes chaleurs de l’été, si les eaux croupissantes qu’elle habite lui refusent sa ration d’oxygène, elle vient respirer à la surface en se cachant sous les plantes qui bordent le rivage ; parfois elle quittera ces eaux pour aller à de grandes distances en chercher de plus pures. Il n’est pas rare d’en rencontrer la nuit dans les champs qu’elles traversent pour changer d’habitat, selon les uns, pour aller manger des petits pois dont elles sont très friandes, selon d’autres.


Un cabaretier de Lubeck, homme intelligent, racontait ce qui suit : « C’était pendant l’été de 1844 ; j’étais alors au service d’un cultivateur de Wilmseorf, lorsque j’allais en compagnie d’un autre domestique pour traire, vers trois heures, les vaches qui paissaient dans un champ. Nous passions auprès d’un champ de pois appartenant à notre maître lorsque nous fûmes attirés par un bruit tout particulier ; nous vîmes alors plusieurs anguilles dans le champ de pois. Je courus en toute hâte à la demeure et revins avec un domestique menant avec lui une charrue attelée de trois chevaux. En traçant trois sillons dans l’étroite bande de terre qui séparait le champ de pois d’un étang, nous trouvâmes une quantité d’anguilles que nous mîmes dans un sac pour aller les vendre au marché de Lubeck. »


Les migrations des anguilles doivent être rares, quoiqu’il soit hors de doute qu’elles soient possibles et qu’elles aient lieu dans certaines circonstances. Grâce à leur conformation reptilienne, à l’exiguïté de l’ouverture de la chambre branchiale qui leur perrnet de conserver une certaine quantité d’eau pour les besoins de la respiration, elles peuvent parcourir des trajets assez considérables. Il est probable aussi que d’instinct elles profitent de nuits pluvieuses ou de rosées abondantes pour se mettre en voyage.

GÉNÉRATION DE L’ANGUILLE


Le 5 juillet 1895, je lisais dans un journal de Paris, l’entrefilet suivant :

« On vient de signaler à la Société d’Acclimatation de France un fait intéressant : c’est celui de la capture en pleine mer d’une anguille femelle portant des œufs à maturité. Ainsi se trouve corroborée une découverte analogue faite en 1892, par un navire anglais, à 15 milles au large d’Eddystone.

« Voici donc un point d’histoire naturelle fixé. »


Il est peu de questions qui aient donné lieu à plus de recherches, d’hypothèses plus ou moins absurdes, de controverses fastidieuses que celle de la génération de l’anguille.


« Les savants, écrivait Gesner au seizième siècle, qui ont écrit sur l’origine de l’anguille rapportent trois opinions. Les uns prétendent que ce poisson prend son origine dans l’humidité du sol ; pour d’autres les anguilles se frottant contre le sol détachent de leur corps une matière visqueuse qui se change en poisson, aucune différence sexuelle n’existant entre ces divers animaux ; pour d’autres encore la multiplication se fait au moyen d’œufs ou de petits sortant vivants, car on trouve dans leur corps de nombreux petits animaux de la grosseur d’un fil, et lorsque l’on tue des anguilles âgées on trouve parfois dans elles des petits qui sortent en rampant. Les pêcheurs allemands disent d’ailleurs que les anguilles sont vivipares à toutes les époques de l’année. »


Certains naturalistes ont métamorphosé des crins de cheval en anguilles. « Si l’on excise, écrit Helmont, deux morceaux de gazon imprégnés de la rosée de mai, qu’on les place l’un contre l’autre, gazon contre gazon, qu’on expose le tout à l’ardeur du soleil, il se produit en quelques heures un grand nombre de petites anguilles. »


Rondelet écrivait en 1558 : « Les anguilles naissent dans la pourriture, comme les vers de terre, ce que l’on prouve par expérience. Car autrefois un cheval mort estant jesté dans l’estang de Maguelonne, un peu après on i vit innumérables anguilles, ce qui ne faut entendre qu’elles naissent seulement de la pourriture d’un cheval, mais aussi des autres bestes é es autres pourritures. Aucuns dient que les anguilles s’engendrent de celles qui meurent de sorte de vieillesse, é pourries. Aristote écrit que les anguilles ne s’engendrent point par fraier, qu’elles n’ont point d’œufs, et qu’on n’en trouva jamais une qui eut ou œuf ou semence. Porquoi cette sorte de poisson aiant sang estre engendrée sans œufs et sans fraier, ce que l’on a conçu de ce que aucuns estangs limoneux tout le limon jeté hors, derechef si engendrent des anguilles, s’il i tombe de la pluie, car en temps sec elles ne peuvent estre engendrées, parcequ’elles vivent de pluies é s’en nourrissent. Il n’y a point donc entre les anguilles de différence de masle ou de femelle. Pour cette différence susdite prise de la teste d’icelles, sera différence d’espèces non pas de sexe. Pline a esté d’autre opinion touchant la naissance des anguilles. Les anguilles, dit-il, se frottent contre les rochers, ceste crasse qui se racle prend vie, é i n’i a autre génération d’icelles. Athénée en écrit ainsi : les anguilles fraient en s’entrebrassant, d’où sort quelque crasse, ou humeur gluante, de laquelle tombée au limon l’anguille s’engendre. Oppien n’en escrit ne plus ne moins. Je pense qu’il i a des anguilles qui naissent par le frayer du masle avec la femelle, d autres qui naissent dans la pourriture. »


Les hypothèses portent souvent en elles les germes, les éléments des sciences purement humaines. Deux auteurs anglais des plus éclairés, Yarrell et Young, se déclarent oviparistes sans avoir pourtant de preuves irréfragables à l’appui de leur théorie. À leur avis, les femelles pondraient une grande quantité d’œufs, extrêmement petits, dans les mois chauds de l’été, parmi le sable et les bancs de gravier des rivières, et ne descendraient pas à l’eau saumâtre pour y frayer. Le frai éclorait aux mois de septembre ou d’octobre et resterait parmi le gravier, dans le même endroit ou aux environs, jusqu’aux mois d’avril ou de mai, suivant le degré de température de l’eau. À raison de leur extrême petitesse les œufs n’auraient pas besoin de plus de trois semaines pour éclore. Valenciennes prétend également que l’anguille est ovipare et qu’elle fraie dans la vase des cours d’eau ou près de leur entrée dans la mer. Au dire des pêcheurs de la basse Seine, ce poisson fraye deux fois l’an, une première fois aux mois de février-mars, et une seconde en septembre : d’autres pêcheurs du département d’Eure-et-Loire (France), affirment avoir trouvé des anguilles au printemps, entortillées en pelotons, hors de l’eau, entre des touffes de gazon humide, dans des prairies bourbeuses, la nuit, et surtout par des nuits de rosée et de lune, et que c’est là qu’a lieu la fécondation de ces animaux.


« Le fait du pelotonnement des anguilles pour le cas de l’accouplement n’est pas une utopie et peut même précéder le moment où les pêcheurs l’ont observé, car, vers l’automne, il est certain que les anguilles qui ont passé la belle saison dans les ruisseaux, les rivières et les fleuves se réunissent, s’entrelacent en boule et se laissent dériver au courant. À ce moment, vers l’embouchure de ces cours d’eau plus ou moins considérables dans la mer, les pêcheurs au filet prennent ces paquets enroulés de 20 à 30 anguilles nouées ensemble (De la Blanchère).


Aussi, la théorie ovovipariste compte également de nombreux et fort respectables partisans.

Des pêcheurs exerçant leur état dans la rivière d’Aigre, près de Châteaudun (France), rivière très limpide roulant au milieu de prairies tourbeuses, ont affirmé avoir, plusieurs fois, pris de très grosses anguilles portant leurs petits dans leur ventre d’où ils sortaient devant eux. Joanni rapporte qu’il tient d’un paysan, qu’une grosse anguille mise entre deux plats, fut trouvée au bout de quelques heures entourée de plus de 200 petites anguilles, blanches et filiformes. Un homme digne de foi, que je connais bien, M. Joseph Leroux, du Coteau-du-Lac, comté de Soulanges, ayant déposé, un soir, plusieurs grosses anguilles vivantes dans une cuvette bien fermée, a trouvé, le lendemain, un grand nombre de petits vers blancs de forme étrange de la longueur d’un pouce au fond du vase ; d’autres personnes de l’endroit, témoins du fait, attestent de son exactitude.

Aux yeux de Valenciennes, ces petits vers blancs sont des ascarides vermiculaires, des vers intestinaux, c’est-à-dire des ennemis rongeurs plutôt que des enfants de la prétendue mère anguille. Il peut en être ainsi, mais n’aurait-on pas lieu de croire, avec non moins de plausibilité apparente, que ces grosses anguilles, si gloutonnes, si voraces auront avalé à pleine gueule, dans leurs nids, bien connus d’elles, dans la vase ou les fonds de gravier, quelques pelotes de ces petites anguilles vibryonnaires attendant le développernent de leurs forces pour se risquer hors de leur berceau, à l’aventure, et que gorgées outre mesure, elles auront laissé échapper avec leur dernier soupir une partie de leur dernier repas ? On sait que l’heure du dîner sonnant dans l’estomac d’un poisson carnivore, il ne regarde pas à l’espèce qui lui tombe sous la dent, que les siens y passent des premiers, s’ils sont plus à sa portée que d’autres. Il ne les épargne que lorsqu’il est à demi rassasié. Quel est le pêcheur au maskinongé, au brochet, au sandre, qui, rendu à la maison et vidant son panier de pêche, n’a pas été surpris d’y trouver des pièces d’assez belle taille, à peine entamées d’un coup de dent et quelquefois intactes, de la même espèce que les plus gros qu’il reconnaissait bien, soit pour le plaisir soit pour la peine qu’ils lui avaient donné en les tirant de l’eau ? Comment ces survenants se trouvaient-ils là à son insu ? Évidemment ils étaient sortis de l’estomac des poissons de forte taille qui n’avaient pas eu le temps de les digérer. Pourquoi l’anguille dont la boulimie est connue ferait-elle exception à cette règle ? Une grosse anguille doit pouvoir avaler d’une seule bouchée au moins une vingtaine de ses petits embryonnaires, sans les croquer, susceptibles par conséquent de quitter son estomac, à une heure ou deux d’avis, en parfait état de conservation. À nos lecteurs de juger si cette supposition ne vaut pas celle des ascarides de Valenciennes.

C’est l’opinion de Chenu et de Desmarets qui m’a le plus frappé. Ils assurent que « l’anguille fraye dans la vase, après une sorte d’accouplement. Les œufs restent réunis ensemble par une sorte de viscosité analogue à celle qui réunit les œufs des perches d’eau douce et forment des petits pelotons ou boules bien arrondies ; chaque femelle produit annuellement plusieurs de ces boules. Les petits éclosent bientôt, et restent, pendant les premiers jours après leur naissance, réunis dans ces pelotes ; quand ils ont atteint 0m,04 ou 0m,05 de longueur, ils se débarrassent des liens qui les retenaient, et bientôt remontent tous, en bandes serrées et excessivement nombreuses, les fleuves et les affluents près desquels ils se trouvent. »

Nous avons vu que Yarrell et Young, après de consciencieuses recherches faites au scalpel et au microscope, n’ont pu trouver ni œufs ni laitance dans le corps de l’anguille : mais puisque l’anguille est un poisson, qu’elle nait par conséquent d’un œuf comme tous ses congénères, ils ont émis l’idée qu’elle dépose ses œufs dans les sables et les graviers du fond des rivières. Les deux auteurs français que je viens de citer remplacent les graviers et les sables par de la vase. Ni les uns ni les autres n’ont vu la forme de ces œufs, et cependant, les premiers nous les représentent comme étant très petits, et les derniers nous les font voir agglomérés en forme de boules, réunis par une substance gélatineuse quelconque. Ces opinions sont purement gratuites, mais si nous les mettons en doute, on n’a qu’à nous répondre : « Trouvez mieux et prouvez que nous sommes dans l’erreur. » Chose difficile, il faut l’avouer, puisque les œufs mystérieux sont enfouis dans des endroits inaccessibles et restent par conséquent invisibles, insaisissables.

« Dès la première partie de ce siècle, dit le Dr Sauvage, on avait constaté, nous devons le faire remarquer, que l’anguille a des œufs, mais on croyait cet animal vivipare, si on s’en rapporte à ce qu’en dit Baudrillart : « Les œufs des anguilles, écrit-il, croissant dans leur corps, ne peuvent être aussi nombreux que ceux de la plupart des autres poissons ; mais comme elles en peuvent faire dès leur douzième année et peut-être jusqu’à leur centième, leur multiplication est très considérable ; aussi sont-elles extrêmement nombreuses dans quelques eaux. »

« Il est aujourd’hui bien démontré qu’il y a des anguilles mâles et des anguilles femelles. D’après Émile Moreau, les ovules mâles sont formés d’une enveloppe mince et d’un contenu granuleux ; les ovules femelles, plus gros et mesurant environ deux dixièmes de millimètre, ont une membrane vitelline épaisse, transparente, un vitellus d’aspect granuleux, une vésicule germinative et une tache germinative plus ou moins distinctes ; autour de la vésicule germinative sont réunies les granulations vitellines plus ou moins nombreuses.

« Benecke, Syrski, Packard, Hermes et d’autres naturalistes encore ont étudié, dans ces derniers temps, l’anatomie de l’anguille. Les organes femelles ou ovaires se présentent avec l’aspect de deux cordons de couleur jaunâtre ou rosée, fortement plissés, situés à droite et à gauche du canal alimentaire, renfermés dans un repli du péritoine et venant s’ouvrir à l’extérieur par un petit pertuis. Ces organes se développent peu à peu, de telle sorte que chez les animaux jeunes on ne trouve à leur place que deux masses graisseuses ; pareil fait se remarque, du reste, chez beaucoup d’autres poissons, chez le hareng par exemple. Chez l’animal adulte on trouve des ovules bien développés ; le nombre des œufs contenus dans les deux ovaires a été estimé à environ cinq millions.

« Chez l’anguille mâle on voit à certains moments de l’année deux organes très allongés et minces également situés de chaque côté du tube digestif et présentant une série de lobules : ces organes se distinguent de ceux de la femelle, non seulement par leur aspect lobé, mais encore par leur apparence luisante, vitreuse et lisse ; en plus, le tissu de l’organe est plus ferme, plus résistant. Les lobules de l’organe déversent leur produit dans un canal qui va aboutir à un pore externe semblable à celui que nous avons signalé chez la femelle. Les lobules eux-mêmes se composent d’une série de glandules renfermant des globules granuleux. »

Certains observateurs, comme Jacoby, Syrski et autres prétendent que les mâles sont toujours de plus grande taille que les femelles ; d’autres prétendent le contraire et affirment que les plus grandes anguilles pêchées à Trieste et à Comacchio sont des femelles. On vous dira aussi que les femelles ont le bec plus pointu, plus effilé : certaines gens trouvent aux anguilles femelles de Comacchio, une couleur plus claire, généralement une couleur verdâtre sur le dos, une teinte jaunâtre sur les flancs, les mâles étant d’un vert foncé tournant au noir avec des reflets métalliques ; chez les femelles la nageoire dorsale est plus haute que chez les animaux de même taille que l’on suppose être des mâles ; presque toujours l’œil est proportionnellement plus grand chez ceux-ci que chez les femelles.

La merveilleuse découverte annoncée par le journal de Paris que j’ai cité plus haut perd ainsi tout son éclat, à la lumière de la science. Il ne nous reste plus vraiment qu’à constater si l’anguille est ovipare ou bien vivipare. Cela ne saurait tarder longtemps, grâce aux ressources de l’électricité, aux progrès de la mécanique appliquée à l’exploration du fond de la mer. N’avons-nous pas déjà des scaphandres à air comprimé, munis d’un appareil électrique qui permet aux plongeurs d’inspecter les plaines de la mer, pendant douze heures, sans remonter au soleil ? On nous promet pour demain le bicycle de l’abîme : nous ferons désormais le plongeon tout comme nous allons courir les champs et les bois aujourd’hui. Quelle délicieuse promenade par les jours de grande chaleur ! Et puis, que de merveilleux paysages ! que de découvertes étranges ! que de trésors enfouis retrouvés ! Ici, des navires chargés d’or : là, des monceaux de perles, des pépites d’or, des pierres précieuses éclairant les ténèbres des profondeurs, de tous côtés des poissons curieux à voir et qui n’ont plus de secret pour nous.


Nous irons à l’eau, ma mignonnette,
Nous irons à l’eau, tous deux.


Qu’apprendrons-nous alors sur le compte de l’anguille ? Si elle est ovipare, je la soupçonne de déposer ses œufs dans les eaux saumâtres sur le seuil même des fleuves où se presse la montée dès le premier printemps. Mais alors, pourquoi laisse-t-elle partir ses petits tout seuls ? Car, si tous les automnes, nous voyons les anguilles descendre en masse à la mer, jamais nous ne voyons d’adultes remonter les cours d’eau au printemps. Est-elle vivipare ? alors j’explique sa disparition par sa mort. Les petites anguilles auront déchiré le ventre de leur mère pour en sortir et l’auront tuée. Cela pourrait avoir un certain air de plausibilité en ce qui concerne les femelles, mais les mâles, va-t-on les voir abîmés dans leur deuil au fond de l’abîme, expirant de douleur, comme l’hirondelle à côté du cadavre de sa bien-aimée ?


Nous irons à l’eau, ma mignonnette,
Nous irons à l’eau, tous deux.



DE LA MONTÉE


Différente des poissons anadrômes, comme le saumon, l’esturgeon, l’alose qui remontent les fleuves pour frayer, l’anguille descend à la mer, quand devenue adulte, elle se sent pressée par les besoins de la maternité. Les mères ont roulé pêle-mêle, à l’automne, dans les eaux du fleuve qui les ont charriées à la mer, sans espoir de retour ; mais au printemps, dit de Brehm, des myriades de jeunes anguilles, à peine plus grosses que des fils, remontent les fleuves, se tenant en masses compactes près des rives, et se dispersant bientôt dans tous les cours d’eau secondaires ; c’est ce qu’on appelle les montées d’anguilles.

Nous savons que les anguilles adultes abandonnent les rivières et se dirigent en grand nombre vers la mer ; ce voyage s’accomplit en automne, de septembre à octobre et de préférence pendant les nuits sombres. L’époque du frai doit tomber en décembre et janvier, car il est plus que probable que ce sont les jeunes nouvellement nées qui remontent les fleuves au printemps. Une question qui n’a pas été élucidée est de savoir si dans certaines circonstances les anguilles fraient en eau douce, comme beaucoup l’admettent, ou si réellement toutes les anguilles descendent à la mer pour se reproduire, si enfin, après avoir pondu, les anguilles meurent dans la mer, de telle sorte que l’on n’aurait jamais dans les cours d’eau que des anguilles ayant remonté une fois.

Je crois qu’il est des anguilles qui fraient en eau douce comme en eau salée. Celles qui fraient en eau douce ont une ponte tardive, en mai ou juin, pendant que celles qui vont à la mer, soudainement dégourdies par la température plus élevée des profondeurs, fraient en décembre et janvier. Celles-là ne remontent plus les fleuves, disent certains naturalistes.

Survivent-elles à l’œuvre de la parturition ou en meurent-elles, comme nous l’avons supposé déjà, nous n’en saurions rien dire. Si elles périssent, comment pourrons-nous expliquer cette différence énorme de taille que l’on remarque chez ces animaux ? Toutes les grandes anguilles dépassant quatre pieds de longueur seraient donc des mâles, puisque l’anguille, adulte à douze ans, atteint rarement plus de trois pieds. Qui nous assure également que l’anguille ne remonte pas les rivières après sa parturition ? Si l’anguille ne se reproduisait pas en eau douce, le paragraphe suivant que j’emprunte à de Brehm lui-même, serait en contradiction flagrante avec sa théorie :

« Pendant l’hiver, dit-il, l’anguille s’enfouit dans la vase et s’engourdit pour ne se réveiller qu’au printemps ; d’après Baudrillart on a vu des anguilles vivre des mois, même des années entières renfermées dans la vase des étangs desséchés ou dans les trous des rivières dont on a détourné le cours, privées d’eau et peut-être de nourriture. Cette faculté fait qu’il n’est presque jamais nécessaire de repeupler les étangs qu’on a péchés. Il se conserve toujours assez d’anguilles cachées pour travailler à leur multiplication lorsqu’on leur a rendu de l’eau. »

Un de nos bons écrivains canadiens, M. J.-E. Roy, a écrit les lignes suivantes à l’appui de l’opinion que l’anguille adulte remonte de la mer dans nos rivières :


« Nos ancêtres, dit-il, qui étaient plus scrutateurs et plus studieux que nous ne le sommes, avaient une vague idée des migrations de l’anguille.

« Nous avons remarqué sur une carte du territoire du Saguenay dessinée par Berlin, un chapelet de lacs en arrière de la Malbaie auxquels il donna le nom de lacs à l’Anguille.

« Ces lacs sont séparés par d’étroites bandes de terre en travers desquelles courent des lignes pointillées avec la légende : Portages à l’Anguille.

« Ayant voulu contrôler cette indication singulière, nous écrivîmes au curé de Saint-Urbain, qui nous apprit qu’en effet il y avait dans sa paroisse deux ou trois mares, éloignées de la rivière du Gouffre de près de cinquante arpents. Ces mares forment un lac de douze à quinze arpents de longueur sur deux à trois de largeur qui communique à la rivière du Gouffre par un ruisseau. Quand vient le printemps, c’est par ce ruisseau que l’anguille monte de la mer dans le lac. Elle en descend vers la fin d’août ou au commencement de septembre. Autrefois, on tendait en ces endroits des espèces de nasses ou coffres à anguilles et on en prenait en assez grande quantité ; quelques-uns faisaient aussi cette pêche à l’hameçon.

« La rivière aux Perles, qui traverse le village de Kamouraska, est un des sentiers favoris suivis par ce poisson. Les habitants de l’endroit le savent, et lui tendent des embûches qui sont souvents funestes. Cette pêche à l’anguille est une des curiosités de l’endroit.

« À la mi-août, quand les foins sont coupés et que des champs monte la bonne odeur des fenaisons, les fermiers qui habitent les bords heureux de la rivière aux Perles, jettent en travers du courant une digue de cailloux en forme de croissant. Au centre de ce barrage, ils ménagent une ouverture où se dresse l’embûche. C’est la bourrole, espèce de ruche au sommet tronqué, faite de harts de coudriers ou d’aunes fortement entrelacées, par où coule un mince filet d’eau.

« La bourrole est reliée par une espèce de col de cornue qu’on appelle l’ansillon, à un coffre oblong. L’anguille glisse à travers ces escarpes et contre-escarpes jusqu’à ce qu’elle arrive au coffre où elle trouve son cercueil. Une fois rentrée elle n’en peut plus sortir. Les pointes de harts qui terrninent l’orifice de cette machine ingénieuse forment une barrière hérissée, qu’elle n’ose pas franchir.

« La bourrole et l’ansillon sont des mots du terroir. On dit qu’en France ce genre de pêche est connu sur la Loire, où l’on appelle les engins des bossels.

« Ansillon est peut-être un dérivé du mot français ansière, filet que l’on tend dans les anses.

« La bourrole doit être ce que l’on appelle là une anguillère, vanne placée dans une petite rivière, au-dessous de laquelle on pratique un coffre où se prennent les anguilles quand l’eau est trouble.

« Mais les mots importent peu. Quand il faut causer de pêche et de chasse au Canada, et que l’on n’a pas en France d’opérations similaires, pourquoi répudier les expressions reçues parmi les hôtes ? »


L’historien Charlevoix, ayant à parler de notre pays, disait sans scrupule :

« Nous sommes dans un nouveau monde, il ne faut pas exiger que nous y parlions toujours le langage de l’ancien, et l’usage, contre lequel on ne raisonne point, s’y est mis en possession de tous ses droits. »


Des malins pourront juger que le bon Charlevoix, dont le style est quelquefois un peu diffus et prolixe, voulait désarmer d’avance les critiques de l’avenir. Mais quand il aurait caché quelque anguille sous roche, ses raisons ne nous paraissent pas moins justes et dignes d’être méditées.

Les pêches à l’anguille ont donné à plusieurs habitants du comté de Kamouraska une modeste aisance. L’opération était facile, coûtait peu de temps, point d’argent, et rapportait des bénéfices assurés.


DES MŒURS DE L’ANGUILLE


L’anguille est un poisson nocturne qui mord rarement le jour, en dépit de son extrême voracité. Il habite ordinairement sur des fonds d’argile où il se creuse des trous ; il se cache également dans l’enchevêtrement des racines, sous des crônes, entre des pierres, près de murs démolis tombés à l’eau, dans les digues, non loin des roches dégradées. D’aucuns prétendent que sa croissance est très lente, pendant que d’autres affirment qu’elle se développe en très peu de temps. Baudrillart nous dit :

« Des expériences constatent que les anguilles n’augmentent que d’environ huit pouces de longueur pendant dix ans ; mais si leur croissance est lente elle a lieu pendant longtemps ; car elles peuvent vivre un siècle, quoique quelques auteurs aient voulu limiter leur existence, d’après des observations isolées, à moins de vingt ans. »

De Lacépède est du même avis lorsqu’il écrit : « La croissance de l’anguille se fait très lentement, et nous avons sur la durée de son développement quelques expériences qui m’ont été communiquées par un très bon observateur, M. Septfontaines. Au mois de juin 1779, ce naturaliste mit soixante anguilles dans un réservoir ; elles avaient alors environ vingt-neuf centimètres. Au mois de septembre 1783 leur longueur n’était que de quarante à quarante-trois centimètres ; au mois d’octobre 1786 cette même longueur n’était que de cinquante-un centimètres ; et enfin, en juillet 1788, ces anguilles n’étaient longues que de cinquante-cinq centimètres au plus. Elles ne s’étaient donc allongées, en neuf ans, que de vingt-six centimètres. »

« En 1842, Jung fit une expérience dont les résultats contredisent de tous points les énoncés ci-dessus. Il enleva d’une rivière un certain nombre de petites anguilles et les mit dans un étang bien gardé. Elles y prirent un accroissement excessivement rapide, disparurent toutes à l’approche de l’hiver, mais reparurent au printemps suivant et continuèrent leur accroissement dans le second été, à un tel point que, le vingt-un octobre 1843, celles qui furent examinées avaient déjà atteint soixante-cinq centimètres (deux pieds) de longueur. »

Spalangini arrive à la rescousse pour confirmer l’opinion de Jung : « Si rapide est la croissance de l’anguille, dit-il, que des alevins à peine perceptibles à l’œil nu, en avril, atteindront à l’automne le poids d’une livre, au moins, et se vendront avantageusement sur les marchés sous le nom de civelles. »

J’incline en faveur de ces derniers témoignages. N’eussé-je que l’appétit insatiable, la voracité rageuse de cet animal, pour me former une opinion, que je serais convaincu de la rapidité de sa croissance.

Au dire de Lacépède « les anguilles se nourrissent d’insectes, de vers, d’œufs, de crustacés et de petites espèces de poissons. Elles s’attaquent quelquefois à des animaux un peu plus gros. M. Septfontaines en a vu une de quatre-vingt-quatre centimètres, présenter un nouveau rapport avec les serpents, en se jetant sur deux jeunes canards éclos de la veille et en les avalant assez facilement pour qu’on pût les retirer presque entiers de ses intestins. Dans certaines circonstances elles se contentent de la chair de presque tous les animaux morts qu’elles rencontrent au milieu des eaux ; mais elles causent souvent de grands ravages dans les rivières. M. Noël dit que dans la basse Seine elles détruisent beaucoup d’éperlans, de clupées et de brèmes.


« Ce n’est pas cependant sans danger qu’elles recherchent l’aliment qui leur convient le mieux ; malgré leur souplesse, leur vivacité, la vitesse de leur fuite, elles ont des ennemis auxquels il leur est très difficile d’échapper. Les loutres, les marsouins, plusieurs oiseaux d’eau et les grands oiseaux de rivage, tels que les grues, les hérons et les cigognes, les pêchent avec habileté et les retiennent avec adresse ; les hérons surtout, ont dans la dentelure d’un de leurs ongles, des espèces de crochets qu’ils enfoncent dans le corps de l’anguille et qui rendent inutiles tous les efforts qu’elle fait pour glisser au milieu de leurs doigts. Les poissons qui parviennent à une longueur un peu considérable, et par exemple, le brochet et l’acipenser esturgeon en sont aussi leur proie ; et comme les esturgeons l’avalent tout entière, et souvent sans la blesser, il arrive que, déliée, visqueuse et flexible, elle parcourt toutes les sinuosités de leur canal intestinal, sort par leur anus, et se dérobe, par une prompte natation, à une nouvelle poursuite. Il n’est presque personne qui n’ait vu un lombric avalé par des canards sortir de même des intestins de cet oiseau, dont il avait suivi tous les replis ; et cependant c’est le fait que nous venons d’exposer qui a donné lieu à un conte absurde accrédité pendant longtemps, à l’opinion de quelques observateurs très peu instruits sur l’organisation intérieure des animaux, et qui ont dit que l’anguille entrait ainsi volontairement dans le corps de l’esturgeon pour aller y chercher des œufs dont elle aimait beaucoup à se nourrir. »


En relevant une cordée (ligne dormante), je trouvai un jour une anguille et un brochet de forte taille accrochés à la même empile. L’anguille avait mordu d’abord et était restée prise. Survint le brochet qui voulut la happer, mais elle, glissant sa queue à travers les ouïes de son agresseur, faisant crochet en dehors, le retint prisonnier, et en dépit des nombreuses hachures imprimées sur son corps par les dents du brochet, elle finit par le noyer. Elle était encore pleine de vigueur lorsque je la retirai de l’eau avec son ennemi devenu sa victime.

On trouve parfois des anguilles dans le corps de gros animaux noyés qui ont séjourné longtemps dans l’eau. De là cette répugnance de certaines personnes à manger de l’anguille. Puisqu’elles se repaissent de cadavres d’animaux, rien ne les empêche de traiter les humains de la même manière. Et souvent ces mêmes gens qui ont horreur de l’anguille parce qu’elle a pu goûter à la chair humaine, ne se gêneront pas de manger leur prochain à belles dents.


LONGÉVITÉ DE L’ANGUILLE


L’observation suivante des mœurs de l’anguille est rapportée par le professeur Émile Blanchard :

« Les anguilles ont une vie fort longue. Un exemple en fournira la preuve. J’avais vu, il y a très longtemps, chez M. Desmarest, professeur à l’école vétérinaire d’Alfort, une anguille qui avait été achetée pour être mise à la matelote. On ne se pressa point de la livrer au fourneau ; le naturaliste se plut à observer l’animal. Dès ce moment, l’anguille fut considérée comme une amie de la maison. Je savais que ce poisson existait encore chez le fils du professeur d’Alfort ; je l’ai prié de me dire à quelles observations il avait donné lieu. On ne lira pas sans intérêt la note suivante que m’a transmise à ce sujet M. Eugène Desmarest, l’un des naturalistes du Muséum d’Histoire naturelle :


« C’est depuis le 13 décembre 1828, que ma famille possède l’anguille sur laquelle vous me demandez une note. Il y a donc trente-sept ans que nous l’avons en domesticité.

« De 1838 à 1853 (pendant vingt-cinq ans), elle a été conservée dans une grande terrine placée dans l’intérieur d’une chambre. Cette terrine, dont l’eau était changée tous les sept ou huit jours, quoique grande, ne pouvait cependant pas lui permettre de se tenir étendue, et elle devait rester constamment repliée sur elle-même. Depuis 1853, elle a été placée, d’abord à Batignolles, chez ma sœur, et depuis 1863, chez moi, à Montrouge, dans un réservoir en zinc qui peut contenir une vingtaine de seaux d’eau que l’on renouvelle tous les quinze ou vingt jours. C’est là son logement d’été ; car dès les premières gelées jusqu’au printemps, elle vient reprendre son logement primitif, sa terrine.

« La longueur totale actuelle de mon anguille est de 1m,30 à 1m,40 ; sa grosseur est 0m,08 à 0m,10. Depuis que nous la conservons, on peut dire, sans rien exagérer, qu’elle a grandi d’environ un tiers. Son alimentation consiste en de petits filets de bœuf, coupés en forme de vers, qu’il faut lui présenter flottants dans l’eau ; elle les saisit avec une grande vitesse et une grande dextérité lorsqu’elle a faim, mais elle ne les mange jamais lorsqu’ils tombent au fond de son réservoir. Elle ne semble pas vouloir une autre nourriture, et encore faut-il que le bœuf soit bien frais.

« Elle refuse les vers de terre et même les petits poissons, quelle n’aime toutefois pas voir auprès d’elle ; car elle a constamment poursuivi et attaqué ceux que l’on a mis quelquefois dans son réservoir. Elle ne mange guère que pendant l’été, depuis le mois d’avril jusqu’au mois d’octobre ; elle refuse toute nourriture.

« Jamais elle n’a voulu manger de pain ou une alimentation végétale quelconque. Pendant la saison chaude, ce n’est que tous les six à huit jours qu’elle veut bien manger ; alors elle le montre d’une manière manifeste : elle s’agite dans son bassin, sort légèrement la tête hors de l’eau quand on approche de sa demeure, ou lorsqu’on l’appelle. Les personnes qui lui donnent le plus habituellement sa nourriture semblent, en quelque sorte, être connues par elle ; c’est ainsi que jadis elle venait à la voix de ma sœur, et qu’aujourd’hui elle paraît le faire également lorsque ma fille vient l’appeler au bord de son bassin. Jamais, quoiqu’on l’ait souvent maniée, elle n’a mordu personne ; et si cela est arrivé une fois, c’est qu’on avait mis le doigt dans sa gueule.

« Comme il faut la retirer de son bassin toutes les fois qu’on veut le nettoyer, elle est en partie habituée à être maniée, et, tout en essayant de rester dans l’eau, elle ne fait pas de trop grands mouvements pour s’échapper de la main qui la tient. De même quand on cherche à la saisir dans l’eau, elle ne se retire pas trop brusquement, mais elle vous glisse des mains. Elle est souvent stationnaire dans son réservoir, cherchant constamment à se cacher derrière les pots de plantes aquatiques placés dans son bassin. Souvent, elle reste sans mouvement, étendue au fond du réservoir ; parfois elle se contourne autour des pots, et ce n’est guère que le matin ou le soir qu’elle nage lentement. Quand la température est plus élevée qu’à l’ordinaire, ses mouvements sont plus vifs, brusques parfois. De temps à autre, elle vient à la surface de l’eau. Bien lui en prend d’aimer à se trouver au fond du liquide qu’elle habite ; car une fois, un chat affamé la guettait et n’était arrêté dans sa chasse que par l’eau interposée entre lui et le poisson. Un coup de griffe cependant vint blesser l’anguille auprès de l’œil, qui se recouvrit d’une peau blanchâtre, et que pendant plus d’un mois je crus perdu. Mais heureusement il n’en fut rien, et aujourd’hui l’organe oculaire près duquel devait être la blessure, est semblable à celui qui était resté intact.

« Vers le mois de mai, notre anguille devint encore moins active qu’en hiver même : deux ou trois fois alors elle rendit des corps mous, blanchâtres, que l’on regardait comme étant des œufs. Un peu après cette époque, elle sembla très agitée, à ce point même qu’elle se jeta plusieurs fois hors de sa terrine, et que deux fois à Batignolles, et une fois à Montrouge, nous la trouvâmes, ma sœur et moi, hors de son réservoir, sur le sable des allées du jardin. Là, elle était sans mouvement, molle, et n’aurait probablement pas tardé à mourir par le dessèchement, si nous ne l’avions pas replacée dans l’eau. Un autre accident lui est une fois arrivé : l’ayant laissée dans une cuisine trop froide, au milieu de l’hiver, je la trouvai, le lendemain matin, toute gelée et prise même dans des glaçons qui couvraient sa terrine ; je réchauffai le liquide glacé en y mettant de l’eau tiède ; bientôt la glace fondit, et petit à petit, le poisson reprit ses mouvements. »


TAILLE DE L’ANGUILLE


Les anguilles, d’après Lacépède, parviennent à une grandeur très considérable ; il n’est pas très rare d’en trouver, en Angleterre, du poids de quinze à vingt livres. Dans l’Albanie on en a vu dont on a comparé la grosseur à celle de la cuisse d’un homme, et des observateurs très dignes de foi ont assuré que, dans les lacs de la Prusse, on en avait pêché qui étaient longues de dix à douze pieds. On a même écrit que le Gange en avait nourri de plus de trente pieds de longueur ; mais ce ne peut être qu’une erreur, et l’on aura probablement donné le nom d’anguille à un congre ou à quelque serpent devin aperçu de loin nageant au-dessus de la surface du grand fleuve de l’Inde.


CŒUR LYMPHATIQUE DE L’ANGUILLE


En 1831, le Docteur Marshall Hall découvrit dans l’anguille l’existence d’un cœur lymphatique situé à l’extrémité de la veine caudale et doué de pulsations très appréciables, analogue à celui qui existe chez la plupart de nos batraciens, nommément le lézard vert (le mouron), le crapaud et la grenouille, ce qui parut anormal chez un poisson. De là vient l’extrême sensibilité de la queue de l’anguille ; de là vient que les pêcheurs frappent sur cette partie de son corps plutôt que sur sa tête quand ils veulent ralentir ses mouvements trop vifs, trop emportés.

Nous nous demandons s’il ne faudrait pas chercher dans cet organe, par l’analyse de ses fonctions à des températures diverses, la cause réelle de l’engourdissement et des batraciens susnommés et de l’anguille, par l’influence de la froidure. Cette expérience a-t-elle été tentée ? Un tel engourdissement existe-t-il chez les mêmes animaux dans les contrées tropicales où les rigueurs de nos hivers sont inconnues ? Aucun des auteurs que nous avons consultés ne donne de solution à ces questions, leurs observations étant limitées à nos régions tempérées, relativement au sujet qui nous occupe, à propos duquel toutefois nous croyons que le cœur lymphatique mérite une attention particulière de la part des savants de tous les pays.

Pour cela, je voudrais, pour rendre la chose pratique et essayer de résoudre le problème, jusqu’ici apparemment insoluble de la reproduction des anguilles, en prendre un certain nombre à l’état adulte, les mettre en lieu favorable et les faire passer graduellement par les diverses températures des saisons, afin de leur faire illusion, par cette nature factice, au point que se croyant chez soi, elles nous livrent, sous globe, le secret que la science a vainement tenté de trouver, dans leur état libre. C’est une suggestion, et rien de plus, mais une suggestion qu’il nous serait facile de réaliser ici, et dont la réalisation nous vaudrait un bon point dans le monde scientifique de l’avenir. Dût-elle échouer que nous aurions encore un mérite, celui d’avoir ouvert au moins une perspective nouvelle aux observations, en vue de la découverte en perspective.


PEAU D’ANGUILLE


La peau d’anguille sert à beaucoup d’usages ; dans plusieurs contrées de l’Europe on en fait des liens assez forts dont on se sert pour les attelages ; en Tartarie, dans le voisinage de la Chine, cette même peau remplace, sans trop de désavantage, les vitres des fenêtres.

Au bon vieux temps, lorsque la ficelle était rare, et ne s’attendait pas à jouer le rôle politique qu’on lui a fait jouer depuis, au Canada, la peau d’anguille était fort utilisée dans nos campagnes ; on en fabriquait de la babiche, servant à l’empaquetage, à la réparation des harnais, des chaussures ; on l’utilisait pour lier la batte au manche du fléau destiné à battre le grain sur l’aire. Une peau d’anguille servait à natter la couette de nos ancêtres, plus chinois de ça que nous ; nos grand’mères ne dédaignaient pas, non plus, de l’employer au même usage. Mais aujourd’hui, le ruban se vend si bon marché que les peaux d’anguille sont décidément discréditées comme article de toilette. Allez donc faire des suivez-moi avec des peaux sentant l’huile rance. On se ruinerait à mener Cupidon en laisse — en gants de Jouvin — avec de pareilles rênes.

Livrées désormais aux corroyeurs, au lieu d’orner la tête des cavaliers et des blondes, comme au bon vieux temps, les peaux d’anguille servent de renforts aux souliers, de cordons, de courroies ; au lieu de se mêler aux fleurs, ornements de la coquetterie, elles se rangent franchement dans l’industrie, qui, Dieu merci, bat aujourd’hui la marche dans la voie du progrès.


PRÉPARATION DE L’ANGUILLE


D’après le docteur Sauvage, « on fait à Comacchio deux sortes de commerce de poissons : le commerce du poisson frais, le commerce du poisson préparé :


« Les anguilles subissent une première opération. Un ouvrier, à l’aide d’une petite hachette, leur coupe la tête et la queue, et fait du tronc, suivant la grandeur du poisson, un ou deux tronçons égaux : tous ces tronçons sont enfilés dans des broches ; les plus petites anguilles, après avoir subi une ou deux entailles qui en rendent la torsion plus facile, sont repliées en zigzag. Les broches sont placées au-dessus d’un feu que l’on conduit avec le plus grand soin, car il y a un degré de rissolé qu’il ne faut pas dépasser, sous peine de n’obtenir que des produits de qualité inférieure. La graisse qui s’écoule des broches est recueillie et sert en partie à l’entretien des lampes de l’atelier, de sorte que rien ne se perd dans cette exploitation bien entendue.

« D’après les recherches de Coste, cette coutume de faire cuire des anguilles à la broche, soit entières soit coupées par tronçons, remonte aux anciens Romains, comme le prouvent deux peintures trouvées à Pompéi, sur le pilier extérieur d’une hôtellerie découverte près des Thermes ; les figures qui y servaient d’enseigne représentent, l’une une anguille entière repliée sur elle-même et embrochée, l’autre trois tronçons enfilés à la même broche.

« Après avoir retiré les anguilles des broches, on les entasse dans des barils, par couches régulières, et on les arrose d’un mélange de fort vinaigre et de sel gris. Après avoir été marqués, les barils sont prêts à être expédiés. »


Au Canada, l’anguille figure sur nos marchés à l’état frais, fumé, mais le plus généralement salé.

La production de l’anguille, pour tout le Canada, en 1895, a été de :

xxxxxxxAnguilles Valeur
909,270
livres
$54,556
9,984
barils
96,830

Total
$151,436


Des pêches méthodiquement ordonnées devraient rapporter des centaines de mille piastres.


LA PÊCHE À L’ANGUILLE EN AMONT DE QUÉBEC


Si vous avez parcouru le trajet de Québec à Montréal, à bord d’un des somptueux vapeurs de la Compagnie du Richelieu, par quelque nuit d’été bien noire, sans lune, sans étoiles, mais calme ; si, entre les neuf et dix heures, vous avez risqué quelques pas sur le pont de l’avant, question de causer, de fumer un cigare, d’écouter le barattage des roues qui endort, ou tout simplement de flâner, vous n’avez pu vous défendre d’apercevoir une longue file de lumières, presque régulièrement espacées vers la rive sud du fleuve. Ce chapelet, dont les ave sont autant d’étoiles, s’étend, se déroule capricieusement au gré des anses et des pointes, depuis Lotbinière jusqu’à Sorel, distance d’à peu près cent milles.

Aussi loin que vos regards se portent, vous n’apercevez que des lumières et toujours des lumières ; ce n’est plus un chapelet mais bien le grand rosaire. Pour une lumière qui s’éteint à l’arrière du bateau, il s’en rallume dix à l’avant : le fleuve noue et dénoue une ceinture de diamants à la taille de la nuit noire. Si les étoiles étaient là, bien sûr elles en seraient jalouses.

Vous qui êtes du pays, vous connaissez trop bien ce tableau pour qu’il me soit permis d’insister davantage sur sa description.

C’est le temps de la manne, et l’heure est déjà passée, qui a vu naître, vivre et mourir ces myriades d’éphémères sorties du fond des eaux pour briller une heure au soleil, se bercer dans un de ses derniers rayons, aimer un instant, au feu du jour, pour s’éteindre au souffle de la nuit. Toute la surface du fleuve est semée de leurs cadavres. Mais ces enfants mort-nés de l’air, de la lumière, qu’ensevelit la nuit, semblent prêter une recrudescence de vie aux habitants des eaux. Pour eux, ces corps putréfiés sentent bon ; les roseaux s’agitent, les herbes s’écartent, la vase grouille, le caillou s’anime, la solitude se peuple, la vie du fond du fleuve remonte à la surface. On n’entend plus que le bruit de ce monde muet s’ébattant sur les eaux. Les premiers à la curée sont les ables, les chondrostômes, les ides, les chevesnes, suivis bientôt par les silures, que viennent enfin rejoindre les dernières, mais non les moins âpres, les anguilles, qui sont l’objet principal de cette étude.

« Blottie dans la vase ou sous des crônes, l’anguille a passé la journée immobile, happant au passage des larves, de petits coquillages, plutôt propres à aiguiser qu’à satisfaire un féroce appétit. » Aussi, la nuit venue, se précipite-t-elle avec une sorte de fureur sur la pâture succulente que lui fournit la manne. Chose étrange ! les anguilles qui redoutent la lumière du soleil, voire même celle de la lune, sont attirées par la lumière des flambeaux ou des lanternes. On les voit s’ébattre avec un semblant de complaisance, dans l’espace éclairé, s’y dresser debout et vous regarder en passant, les curieuses ! s’y rouler en spirales, décelant, dans ce mouvement, leur ventre blanc ou jaune pâle à l’œil avide du harponneur : on dirait vraiment qu’elles jouissent de prendre ainsi, sous vos yeux, un bain de lumière. Les imprudentes !… C’est au sein du plaisir qu’elles viennent chercher la mort.

Vous savez donc que chacune de ces lumières aperçues du pont du bateau de la Compagnie du Richelieu, dans la direction de la rive sud, représente un falot, placé à la proue d’une embarcation légère, soit un canot creusé dans un tronc d’arbre, soit un bachot, une périssoire montés par une ou deux personnes, des hommes, des jeunes gens, des enfants, et même quelquefois, des femmes. Ces gens-là sont des habitants de la côte, qui, après les rudes travaux du jour, se sentent encore assez dispos pour passer une partie de la nuit à la pêche à l’anguille, les uns armés d’un dard imité du nigog des sauvages, les autres tendant une ligne de fond, parfois pêchant à soutenir, et quelquefois, mais rarement aujourd’hui, pêchant à la vermée.

Par des nuits chanceuses, un bateau ou canot de pêche rapportera de cinq à six douzaines d’anguilles et trois ou quatre silures, nommés improprement, ici, des barbues.


Dans le comté de Soulanges, entre le Coteau-du-Lac et les Cèdres, le fleuve, très rapide au large, s’est creusé, par endroits, dans une rive alluviale, de profondes échancrures, des retraites calmes, où ses vagues tourmentées là-bas, au large, viennent, comme des danseuses essoufflées, se reposer nonchalamment — dans la lente promenade d’un remous — des secousses, des girations échevelées du tourbillon des rapides.

Par les beaux jours d’été, au soleil couchant, du fond de ces anses, se détachent de petites barques à fond plat, lourdes, dures à la manœuvre, mais, en revanche, sûres et solides, poussées par deux ou quatre rames, suivant qu’elles portent un ou deux pêcheurs. On leur donne le nom de chaloupes, mais celui de canots leur conviendrait mieux.


Fig. 50. — La pêche à l’anguille au flambeau.

Une ancre tout à fait primitive, formée d’un caillou brut encoché par le milieu, pour y fixer le grelin dont l’autre extrémité est attachée à une traverse de l’embarcation, gît à côté d’un dard de forme particulière mais bien appropriée, engin de pêche unique employé en cet endroit pour la pêche à l’anguille ; sous le siège de derrière, une bouteille bien bouchée sort indiscrètement son col des plis d’un caban. À la pince du canot, sur une étroite plateforme, est fixée à vis ou à clou une lanterne qu’éclairent deux lampes à pétrole, dont la lumière, masquée en arrière par une boiserie, se projette tout entière de l’avant et de côté, à travers deux grandes vitres angulairement ajustées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit est venue, une nuit sombre, tant mieux ! Des nuages bas présagent de la pluie ; le fanal jette un plus vif éclat dans des ténèbres plus profondes ; les éphémères foisonnent sur les vagues moirées de leurs cadavres agglutinés ; les rapides grondent plus sourdement dans les gorges des îlots qui gênent le cours du fleuve au-dessus : tous les signes favorables sont réunis pour promettre une bonne pêche.

Serrant des deux mains le manche de son dard retenu à son poignet gauche par une bonne ficelle, le pêcheur, debout à l’avant du canot, en dehors de la nappe lumineuse, fouille les vagues d’un regard avide ; son oreille fine perçoit, de-ci de-là, le bruit sec des queues d’anguilles coupant la surface de l’eau comme avec un couteau.

Tout à coup, il se rejette en arrière et balance son harpon : tout son corps est en mouvement, son œil seul reste fixe. Une anguille s’est montrée debout, au tiers hors de l’eau, se balançant à la façon des reptiles irrités ; mais presque aussitôt, comme affaissé, et la paupière en chute, il remet son arme au repos : que voulez-vous ? l’anguille dansante, cette bayadère appétissante a passé hors d’atteinte. L’œil du pêcheur s’en détourne à regret pour chercher une proie plus à la main, pendant qu’il mordille un juron sous sa moustache.

Mais presque aussitôt, de s’écrier :

— Ah bon ! toi, tu vas payer pour l’autre !

Et le dard, parti en sifflant, décrit une courbe, plonge dans l’eau jusqu’à mi-manche ; la perche s’incline, va s’enfoncer dans les profondeurs ; par bonheur, la ficelle la retient au poignet du pêcheur (qui, souriant, et se disant à lui-même des mots qui ne signifient rien, sinon qu’il est content), et en deux brassées, il la ramène à lui avec une anguille qui se tord, sanglante, dans la mâchoire du nigog. Son compagnon l’en arrache violemment, et lui frappe la queue sur la lisse du canot, pour l’engourdir, en fredonnant un vieux refrain :


J’ai vu une anguille
Qu’habillait sa fille
Pour la m’ner danser,
Laridaine,
Pour la m’ner danser,
Laridé !


Hardi ! pêcheur, les anguilles accourent en nombre, de tous côtés, attirées par les rayons lumineux de la lanterne. Frappe vite, frappe fort, surtout frappe sûrement ! celle-ci d’abord, qui, debout, te nargue en passant ; puis celle-là, dont le ventre argenté jette un éclair dans la vague sombre, à trois pieds de profondeur ; cette autre qui fait la planche, en se laissant aller paresseusement au fil de l’eau, ne t’échappera pas, j’espère ; frappe à droite, frappe à gauche ; regarde en avant, en arrière, à gauche, à droite, mais frappe ! Ah çà ! es-tu donc déjà las ? Eh ! celle-ci ? cette autre qui s’en vient ? Passe-moi le harpon, de grâce ! »


Une bonne pêche à l’anguille dans ces endroits pourra rapporter, chaque soir, de cinquante à soixante pièces par canot, valant de dix à quinze sous l’une. Des familles peu nombreuses trouvent leur farine et leur lard, quelquefois même des confitures, dans cette industrie supplémentaire de la pêche à l’anguille.

Un peu avant les foins le fleuve se couvre dans toute sa largeur, de Saint-Ignace à la Grande-Ile, des Cèdres à Saint-Timothée, de centaines de lumières — par les nuits noires — prenant de loin l’aspect d’une ville flottante sortie inopinément des eaux. Ce n’est plus ni un chapelet ni un rosaire, c’est un collier à double et triple branches entrecroisées, enchevêtrées en forme de macédoine. Vers minuit, le collier commence à s’égrener, et dès les premières lueurs du jour, de toute cette ville si brillante il ne reste même pas l’ombre.


Pêche-t-on encore l’anguille à la vermée ? Je ne saurais le dire, car, la dernière fois que je l’ai vu faire me fait remonter à des souvenirs qui datent de près de cinquante ans.

Seriez-vous curieux d’en connaître la description ? De la Blanchère nous la donne, à peu près dans les termes suivants, et c’est tout à fait celle que j’ai vu mettre en pratique, dans mon enfance.

« Vous prenez un fil de chanvre de trois à cinq pieds de longueur, que vous enfilez dans une forte aiguille. Choisissant de gros lombrics ou vers rouges, soigneusement vidés, une quantité suffisante, vous passez l’aiguille suivie du fil, dans le sens de leur longueur, jusqu’à ce que le fil en soit entièrement couvert. Vous lovez ensuite ce saucisson d’un nouveau genre, en anneaux de six à sept pouces, réunis par un lien que vous attachez au bout d’une ligne de trois à quatre pieds de longueur, jointe à une canne très courte et solide. Il va sans dire que cette pêche se sait toujours au falot ou à des feux allumés sur la grève.

« Du rivage ou du pont du bateau, vous laissez descendre le paquet de vers à quelques pouces dans l’eau, et vous attendez.

« Les anguilles attaquent les vers, que le fil intérieur empêche de se diviser ; le pêcheur sent-il quelques petites secousses, il relève vivement le paquet qu’il jette soit dans le bateau, soit sur le rivage, où il entraîne sa proie accrochée par les dents. Telle est la pêche à la vermée ou à la vermette, comme je l’ai vu faire, je le répète, il y a près de cinquante ans. »

La pêche à la foëne ou fouane se pratique en hiver, à travers la glace, sciée et coupée de longueur au-dessus d’endroits vaseux. La foëne est une fourchette à plusieurs dents plus ou moins pointues, mais toujours barbelées, ayant entre elles un espace d’un pouce à un pouce et demi.

Le pêcheur expérimenté se rend dans les anses vaseuses où l’anguille engourdie gît enlisée, pendant les mois d’hiver. Dès que la glace est brisée, il enfonce sa fourchette en foëne, fixée à une longue perche, jusqu’à un pied ou plus, dans la vase du lit du cours d’eau ; il tâte, il sonde patiemment, au hasard, à l’aveugle, à la chance, ne retirant l’instrument que s’il a senti le croquant de la chair vive… ou s’il a piqué une écorce, un copeau ou quelque vieux soulier.

Croyez bien que ce mode de pêcher fait naître plus de grimaces que de sourires, provoque plus de jurons que de bénédictions, et laisse plus de déceptions que de succès. Heureux le pêcheur qui, d’heure en heure, peut amener au jour un paquet de huit ou dix anguilles pelotonnées ensemble ; mais hélas ! ces bonnes aubaines du temps passé se sont de plus en plus rares, d’année en année, dans nos eaux.

En somme, au-dessus de Québec, la pêche à l’anguille la plus facile, la plus sûre et la plus fructueuse, est la pêche à la ligne de fond.



LA PÊCHE À L’ANGUILLE EN AVAL DE QUÉBEC


Au-dessous de Québec jusque dans le golfe Saint-Laurent, la pêche à l’anguille se fait bien différemment. Il est des années où elle rapporte de fort jolis profits.

Ici, l’anguille attend les heures de la marée montante, de nuit, pour s’approcher des rivages, où abonde le menu fretin, sous forme de lançons, éperlans, sardines, mulets, petites aloses, tommy cods, dont elle fait ses délices. Une fois repue, elle se laisse aller au gré du baissant et roule plutôt qu’elle ne nage vers la pleine mer. C’est dans ce retour, après la fête du rivage, que le pêcheur, qui n’est certainement pas honnête à son égard, va la surprendre, et l’attirer dans ses verveux à la suite de la blanchaille, dans laquelle elle donne un coup de dent par-ci par-là, par habitude plutôt que par appétit.

Les pêches à anguilles sont formées de deux barrières, en treillis serré, d’osier, fortement étayées, de cinq à six pieds de hauteur, ouvrant une gueule d’entonnoir vers la côte, ou si vous aimez mieux, une équerre en pente, de plus ou moins grande proportion, à l’angle de laquelle est ménagé un étroit goulot conduisant à une, deux ou trois de ces oubliettes que nous appelons des verveux, des guideaux, des coffres, que sais-je encore ? Car, vous vous doutez bien qu’on ne se gêne pas sur le choix des termes, lorsqu’on est si loin de l’Académie.

Or, voilà les coffres pleins d’anguilles, pleins à éclater, et la mer a passé, la mer a fui. C’est alors que le pêcheur, qui a préparé cette trappe à plus ou moins de frais, va cueillir à la main la récolte d’anguilles qu’il a compté faire, chaque jour, durant un mois ou trois semaines au moins, pour suffire aux besoins de sa famille d’abord, et ensuite — si le poisson donne franchement — pour s’entourer d’un luxe et de jouissances modestes, auxquels une vie rude l’a peu habitué.

Les coffres sont ouverts, et la masse grouillante, gluante, écœurante, d’aspect repoussant, va droit au cœur du pêcheur. N’eût-il trouvé que de dix ou vingt anguilles, il les eût rejetées à la mer avec dédain ; mais il y en a des centaines et des mille, et volontiers ils les baiserait une à une, parce que cette masse, c’est de l’argent, c’est de l’or, c’est la prospérité de la famille.

De premier soin, le pêcheur asperge la masse frétillante, de plusieurs poignées de sel, qui ont pour effet de dégager les mucosités dont le corps des anguilles est couvert. Sous cette douche saline qui les brûle, les anguilles laissent échapper des cris de souris effrayées. Après cette opération, il suffit au pêcheur de se frotter les mains de sable, pour saisir sûrement les prisonnières, une à une, et les jeter à la volée, dans les sacs ou le tombereau destinés à les transporter au lieu de la salaison, si l’on encaque, de l’expédition en ville, si on vend le poisson à l’état frais.

Généralement ces barrières, barrages, gords ou bourdigues sont de construction grossière supportée par un cadre en fortes pièces de bois calées dans le lit du fleuve où elles sont assujetties par de lourdes pierres. Les premiers colons auront emprunté ce mode de pêche aux indigènes, comme ils ont fait de la pêche aux marsouins qui se pratique de nos jours, à l’île aux Coudres, à peu près de la même manière qu’au temps de Jacques Cartier. Notre dard à l’anguille est-il autre chose que le nigog des sauvages, un peu amélioré par la substitution du fer aux os et à l’ichory ou noyer dur dont étaient faites la lance et les branches de l’instrument des sauvages ?

Dès les premiers temps de la colonie, les Français donnèrent une attention spéciale à la pêche à l’anguille, qui fut, du reste, en plus d’une occasion de disette, une ressource alimentaire excessivement précieuse, pour ne pas dire suprême. Elle nous a radicalement empêchés de mourir de faim. Si les Romains honoraient les oies du Capitole pour les avoir sauvés d’un assaut, c’est bien le moins que nous traitions l’anguille, sinon avec respect, du moins… à la sauce la plus délicate possible.

Sur plusieurs points des rives du golfe Saint-Laurent et des îles si nombreuses de son vaste estuaire, des roches creusées par la nature en forme de cirque avec une seule passe ou goulot étroit ouvert vers le large, ménagent des pêches toutes faites qu’il suffit d’obstruer de quelques branchages entrelacés, en y réservant l’entrée d’un verveux ou d’un coffre, pour en retirer des profits considérables et faciles.

Ailleurs, vous aurez des étangs d’eau salée que recouvrent les fortes marées du printemps en y apportant la montée. Ces lagunes recèlent de grandes richesses qui pourraient être exploitées à peu de frais et dont, faute d’expérience, nous ne savons encore tirer parti. Mais puisqu’il faut que quelqu’un sème pour que quelqu’un récolte ; examinons les résultats obtenus à Comacchio de l’exploitation de lagunes à anguilles absolument identiques à celles que nous possédons en nombre dix fois plus considérable. L’idée sera là, elle germera, poussera, mûrira à son heure. Puisque nous sommes au temps des semailles, semons.

En 1889, me trouvant à la « Pointe-aux-Esquimaux, » rasant la « Côte Nord » en mission spéciale, j’allais partir pour Natashquan, lorsque je mis la main sur un « prospectus, » un projet d’exploitation à toutes fins quelconques de l’île d’Anticosti. Ce prospectus, daté du 6 avril 1870, disait, entre autres choses :

« À peu de distance de la pointe sud-ouest existe de grands étangs d’eau salée où l’on pourrait établir les pêcheries du golfe Saint-Laurent qui s’approvisionnent de sel aux États-Unis ou en Angleterre ; car il est notoire que le sel des salines maritimes est supérieur au sel gemme pour la salaison des viandes et du poisson.

« Sur d’autres points de la côte sud, se trouvent des tourbières et des marais salins formés par les eaux des grandes marées, qui couvrent une étendue considérable de terrain. C’est dans ces marais que des sauvages de Mingan viennent pêcher l’anguille, dont ils vendent des quantités considérables aux navires américains, à des prix élevés, ce poisson étant reconnu d’excellente qualité, dans son espèce. »

Dans l’énumération des richesses latentes de l’île d’Anticosti, l’auteur du prospectus ne mentionnait qu’incidemment, presque à titre gratuit, la pêche à l’anguille dans les marais salins, puisque les Montagnais seuls s’en occupaient ; et pourtant, à mon avis, cette pêche promettait plus que toute autre industrie qui pourrait être exploitée dans l’île, avec ses ressources connues.

D’après les renseignements que j’ai pu obtenir de diverses sources accréditées, ces marais salins, peuplés d’anguilles, sont dans des conditions absolument identiques à celles des lagunes de Comachio, près de Venise, en Italie, dont les revenus se chiffrent annuellement par des millions de francs.


M. Faucher de Saint-Maurice, que la mort vient d’enlever dans la maturité d’un talent choyé par notre public canadien, a écrit une page sur ce sujet dans Tribord et bâbord :

« Nous devions quitter, dit-il, notre aimable compagnon, M. Gagnier, à la Pointe-aux-Bruyères, dont le phare est confié à sa garde ; mais avant de nous dire adieu, il avait tenu à nous faire lui-même les honneurs de son domaine, qui ressemble à une ferme modèle plutôt qu’à l’emplacement d’un phare. Nous sautâmes donc ensemble dans la baleinière, et bientôt nos vigoureux rameurs nous débarquaient sur l’étroite lisière de grève qui sépare la mer d’un petit lac d’eau douce. En parcourant cette partie de l’Anticosti, le voyageur rencontre assez fréquemment des lagunes peuplées d’anguilles. Elles sont creusées dans une vaste tourbière qui, d’après M. Richardson, s’étend le long des terres basses de la côte sud de l’île, depuis la Pointe-aux-Bruyères jusqu’à huit ou neuf milles de la pointe sud-ouest. Cette plaine continue de tourbe a plus de quatre-vingts milles d’étendue ; sa largeur moyenne est de deux milles ; elle présente une superficie de plus de cent soixante milles carrés, et les sondages lui ont donné une épaisseur de trois à dix pieds. »

À ces témoignages, attestant de l’abondance de l’anguille dans les marais salins du sud de l’île, j’ajouterai celui de M. David Têtu, qui, pendant de longues années, a été gardien de phare à la pointe sud-est. En sa qualité de chasseur, M. Têtu gardait plusieurs chiens. Par un jour de printemps, il vit arriver à la tour (le phare), ses chiens couverts de vase, les pattes et le museau ensanglantés. Curieux de savoir ce qu’il en retourne, il suit leurs pistes imprimées sur la neige amollie et se rend ainsi jusqu’aux marais voisins, où, dans un trou ouvert sous une glace creuse, il découvre des masses d’anguilles enfouies dans la vase, enroulées et nouées par paquets de dix à quinze. Naturellement, il en prit sa provision, mais il aurait pu en saumurer toute une cargaison, s’il eût eu du sel et des barils. Chacun sait que nos anguilles d’eau douce, qui ne descendent pas à la mer, passent ainsi l’hiver entortillées, engourdies, enlisées dans la boue des anses de nos lacs et de nos rivières.

Il n’y a aucun doute que ces lagunes recèlent de prodigieuses quantités d’anguilles, qui restent inexploitées, faute de connaissances, d’examen ou d’esprit d’entreprise de notre part. La principale richesse de l’île est là, dans ces marais négligés jusqu’ici, et d’où l’industrie pourrait tirer annuellement des centaines de mille piastres de profit, tout en créant du travail et livrant à la consommation une masse énorme de matière comestible, délicate et recherchée. Sur ces réflexions, au lieu de me laisser glisser vers Natashquan, j’ordonnai de cingler vers la Pointe-de-l’Est de l’Anticosti ; et dès que nous fûmes en route, par un bon vent, je repris à tête enfoncée dans les deux mains, la lecture du chapitre de V. Meunier que voici :

« La lagune de Comacchio, qui peut avoir 130 milles de circonférence, est divisée en quarante bassins eutourés de digues, qui ont une communication constante avec la mer. Elle donne asile à plusieurs espèces de poissons : les anguilles sont les plus nombreuses et leur affluence est telle que les habitants de Comacchio en font commerce dans toute l’Italie. Chaque bassin est surveillé par un chef que l’on nomme facteur, lequel a plusieurs employés sous ses ordres, et quoique la pêche n’ait lieu qu’à certaines époques fixes, la manutention et la garde des bassins exigent qu’ils soient à leur poste toute l’année.

« Ils sont très occupés en deux saisons : la première, quand les anguilles nouvellement nées entrent dans les bassins ; la seconde, quand les anguilles devenues adultes cherchent à en sortir.

« Les anguilles une fois entrées dans les bassins ne cherchent plus à en sortir qu’elles ne soient adultes ; sans doute parce qu’elles y trouvent une nourriture qui leur plaît. — Une fois (c’était au printemps), le Pô devint à grossir plus qu’à l’ordinaire et à surmonter les digues des bassins, de manière qu’ils ne formaient plus ensemble qu’un grand lac. On craignait que la plupart des anguilles ne se fussent évadées ; mais l’événement ne justifia pas ces craintes : la pêche de l’automne suivant fut aussi abondante que celle des années précédentes.

« Le même instinct qui détermine les anguilles à se transporter dans les lagunes, aussitôt après leur naissance, et à y rester tant qu’elles sont jeunes, les sollicite d’en sortir, quand elles deviennent adultes. Et, quoique, par cette raison, il n’y ait aucun mois de l’année où quelques-unes d’entre elles ne tentent leur évasion, et où les pêcheurs qui les guettent, ne tentent de les surprendre, cependant, c’est en octobre, novembre et décembre qu’elles entrent pour l’ordinaire dans l’âge adulte, et que la grande pêche a lieu. Alors arrive l’époque des grandes émigrations qui ne s’effectuent que pendant la nuit ; encore faut-il que la lune ne soit pas levée sur l’horizon. Si la lune les surprend pendant qu’elles cheminent, elles s’arrêtent aussitôt et attendent la nuit suivante pour continuer leur marche. Mais quand les nuits sont entièrement obscures, orageuses, que le vent du nord souffle avec violence, et qu’il y a reflux de la mer, alors le nombre des anguilles voyageuses s’augmente considérablement.

« Les pêcheurs assurent que le feu ordinaire retient également les anguilles, et ils en ont l’expérience. C’est leur usage de pratiquer au fond des bassins de petits chemins bordés de roseaux par où passent les anguilles voyageuses, chemins qui les conduisent dans une espèce de chambre étroite également formée de roseaux dont elles ne peuvent plus sortir. Si les pêcheurs se font accompagner d’une lumière pour les prendre dans cette enceinte, celles qui n’y sont pas encore entrées s’arrêtent subitement ; mais elles continuent leur chemin, et vont s’emprisonner à leur tour, si les pêcheurs font leur opération dans l’obscurité. Quand un certain nombre d’anguilles s’est engagé dans ces défilés, il peut arriver que les pêcheurs n’en veulent pas davantage pour le moment ; alors ils se contentent d’allumer des feux à l’entrée, et les anguilles ne passent pas outre. Ce moyen d’arrêter les animaux pendant l’obscurité de la nuit, de les aveugler, et d’aller sur eux sans qu’ils songent à fuir, était connu, et l’on savait surtout s’en prévaloir pour prendre les oiseaux et les poissons ; mais on n’aurait pas imaginé peut-être que la lumière fût capable de produire les mêmes effets sur les anguilles.

« Ce sont donc les nuits totalement obscures qui favorisent leurs


Fig. 51. — Pêche à l’anguille aux lagunes de Comacchio, près de Venise (Italie).

migrations, et qui, par des routes insidieuses, conduisent à leur perte celles de

Comacchio. Si la mer est tempétueuse, s’il souffle des vents froids accompagnés de pluie, les captures que l’on en fait augmentent outre mesure ; c’est alors un spectacle singulier de voir ces chambres de roseaux où les anguilles arrivent et se pressent, et s’entassent au point de les remplir au-dessus de la surface de l’eau ; ce n’est pas qu’elles ne puissent s’en retourner, en suivant les mêmes chemins par où elles sont venues, mais le désir inné d’abandonner les marais à cette époque et de se transporter à la mer les retient dans cette enceinte, où elles s’efforcent toujours inutilement de passer outre. Malgré leur encombrement dans un espace aussi étroit, elles ne souffrent pas, attendu que la marée agite l’eau et la renouvelle sans cesse. C’est là que les pêcheurs les ramassent dans leurs filets, au fur et à mesure qu’ils en ont besoin. Cette pêche dure trois mois. Afin qu’on se fasse une idée de son importance, nous donnons, d’après Spallanzini, le relevé de la quantité de poissons capturés en cinq années ; en prenant pour mesure le rubio, qui contient en moyenne quarante anguilles :


Rubios. Anguilles.
En 1781
93,441 3,237,640
En 1782
110,991 4,439,640
En 1783
78,588 3,143,500
En 1784
88,173 3,525,920
En 1785
67,563 2,682,720


La pêche de Comacchio existe toujours, et continue de donner, régulièrement, des bénéfices énormes à ses propriétaires.

Connaissant sa disposition, son étendue, sa richesse, et quelque peu aussi son mécanisme (d’après Spallanzini), j’avais grand intérêt à visiter les marais salins de l’île d’Anticosti, et à constater de visu les points de ressemblance, entre eux et le grand lavorerio italien. Leurs proportions, la nature de leur formation, leur communication voisine avec la mer, sont à peu près les mêmes. L’anguille étant un des rares poissons qui se trouvent sous presque toutes les latitudes, et dans presque toutes les eaux du globe, douces, saumâtres et salées, il y a lieu de croire que nos espèces du golfe Saint-Laurent ne diffèrent pas de celles d’Italie, ce qui nous permettrait de les traiter d’après la même méthode. Quant à la quantité, nous savons que l’anguille, dans nos eaux, est aussi abondante que dans les eaux de la Méditerranée, et ces marais de l’Anticosti, mêlés de tourbières, fourmillant nécessairement d’insectes, de menus coquillages, doivent y attirer un nombre prodigieux de ces murènes. Au cas où l’on voudrait s’assurer d’une plus riche récolte, il suffirait de recueillir, au printemps, à l’entrée des rivières, quelques barils de montée, chaque baril contenant plus d’un milliard d’alevins, pour les déverser dans des lagunes, et les peupler ainsi, outre mesure. — Si rapide est la croissance de l’anguille, que ces alevins à peine perceptibles à l’œil nu, atteindront, à deux ans de là, le poids d’une livre, au moins, et se vendront avantageusement, sur les marchés, sous le nom de civelles.


Encore à propos d’anguille, M. Faucher de Saint-Maurice nous dit :

« Pendant plus d’un siècle et demi, l’anguille fut une des principales ressources de nos habitants, qui en prenaient des quantités prodigieuses, entre Trois-Rivières et Québec, et en 1646, le Journal des Jésuites rapporte que la seule pêcherie de Sillery en donna quarante milliers. Que devient aujourd’hui cette branche si importante d’un commerce jadis si lucratif ? Faute d’avoir été protégée l’anguille va diminuant de jour en jour. »


Il est bien vrai que la pêche à l’anguille, au-dessus de Québec, a grandement diminué depuis les premiers temps de la colonie, mais la cause doit en être attribuée aux défrichements, à la coupe des arbres le long des grèves, qui plongeant leurs racines dans les eaux prêtaient un abri favorable à ces poissons sournois, en même temps que de leurs branches tombaient sous le vent une masse de mannes, de chenilles, d’insectes dont l’anguille fait ses délices. Gourmande et rapace, elle fait bouchée de tout, de grenouilles, d’oisillons, d’écrevisses, de blanchailles, de cadavres, de charognes, qui deviennent de plus en plus rares sur nos rives défrichées et cultivées. Avec cela, la navigation, les manufactures, les écluses n’ont pas peu contribué à les chasser de cette partie du fleuve. Mais pour être disparue ou à peu près du haut du fleuve, elle n’en est que plus nombreuse au-dessous de la ville de Québec. Seulement, passé Rimouski, ou Betsiamites, en descendant, on ne fait que peu de cas de cette pêche. Le saumon, la morue, le maquereau, le hareng et le loup marin absorbent tous les soins et le temps des pêcheurs du golfe Saint-Laurent. En 1888, le rendement de la pêche à l’anguille, dans toute la division du golfe, n’a été que de $930, pendant que le Nouveau-Brunswick, à lui seul, en capturait pour une valeur de $162,000. Et cependant les eaux du golfe produisent et nourrissent autant d’anguilles que celles du Nouveau-Brunswick. Pour s’en convaincre, il suffit de voir la masse grouillante de montée dont l’embouchure des rivières est épaissie chaque printemps, attendant l’abaissement de l’eau pour remonter le courant et se distribuer dans les lacs, les marais, les étangs, voire même dans les savanes, où elles trouvent leur pâture. À l’automne, dès les premiers froids, le même courant charriera leurs aînées à la mer, pelotonnées et engourdies, pour obéir à la rotation perpétuelle de la reproduction.

Jusqu’ici, nous ne connaissons que les marais nourriciers d’anguilles de l’Anticosti, mais il n’y a aucun doute qu’il en existe un grand nombre d’autres, dans le territoire du Labrador, qui vaudraient la peine d’être exploités. Autrement, il faudrait nier que cette montée pullulante soit du frai d’anguille. Mais la haute autorité de M. Coste est là pour attester que nombre d’étangs ont été repeuplés au moyen de la montée. M. Lepetite (?), conservateur du bois de Vincennes, confirme le fait par des expériences répétées. « D’après M. Millet, deux livres de montée, environ 3,500 anguilles filiformes, récoltées à Abbeville, au printemps de 1840, et jetées dans des canaux et des fossés creusés pour l’extraction de la tourbe, ont donné, en cinq ans, plus de cinq mille livres de belles anguilles. Cette production, alimentée par la même quantité annuelle de montée, se soutient.

Que l’alevin d’anguille serve de nourriture aux poissons, à l’anguille elle-même, aux oiseaux, aux crustacés, je le veux bien ; mais n’en réchappât-il qu’un seul sur cent que nos eaux en seraient déjà surabondamment peuplées. Si un quart de la montée parvenait à l’âge adulte, on verrait se réaliser la facétie du Gascon. « Figurez-vous, mon cer, que dans la Garonne, il n’y a pas d’eau, c’est tout poisson. »

Peu d’animaux ont autant que l’anguille des moyens de se protéger et d’échapper à leurs ennemis. Un enduit visqueux lui permet de glisser sous la main de l’homme comme sous la dent ou sous la griffe des carnassiers. Mince et allongée de forme, elle trouve facilement un gîte sous un caillou, dans des racines, sous des crônes, des pierres ou dans un lit de vase. Au besoin, elle se réfugiera dans des prés humides, elle quittera des eaux qui ne conviennent pas à son tempérament, pour aller en chercher d’autres à des distances considérables.

Quant à la protéger par des lois, l’idée en serait pour le moins bizarre. Car, depuis des siècles et des siècles, savants et pêcheurs se sont appliqués à la recherche du secret de la reproduction de l’anguille, et tous y ont perdu leur temps et leur latin. Or, pour protéger un poisson, il faut avant tout connaître l’époque où il fraie. Mais comment y arriver pour un poisson qui ne contient ni œufs ni laitance, tant et si bien qu’il est impossible d’en distinguer le sexe ? C’est bien là le cas de l’anguille. Sa reproduction est un mystère dont l’explication a échappé jusqu’ici aux longues et patientes investigations de la science et de l’observation.

C’est vraiment pire que l’histoire de l’œuf avant la poule ou de la poule avant l’œuf.

Donc, pêchez de l’anguille, pêchez-en tant que vous pourrez, sans crainte d’en diminuer le nombre, pêchez-la, en mer, en rivière, en étangs, à la ligne, au filet, au verveux, dans les hauts parcs, pêchez-la à la vermée, au dard, au nigog, pêchez-la par centaines, par milliers, pêchez-la au lavoriero, par millions, et comptez que la montée suffira toujours pour combler les vides que vous aurez pu faire.

C’est durant le trajet de quarante-cinq milles qui sépare la Pointe-aux-Esquimaux de l’île d’Anticosti, du fond de mon cadre, que je faisais cette étude comparative des résultats tangibles obtenus à Comacchio, par une expérience de plus d’un siècle et des résultats probables que l’on a droit d’attendre d’un établissement similaire, dans des conditions à peu près identiques, à l’île d’Anticosti. Puis, passant à un ordre d’idées immédiatement pratiques, je me disais, à part moi :


Avec les données que j’ai sur Comacchio et sur les marais salés de l’île d’Anticosti, j’ai grandement raison de me détourner de ma route, de sacrifier deux ou trois jours, pour explorer ces marais, qui peuvent devenir une source importante de richesse nationale, en même temps que de fortune individuelle ; mais en somme, à quoi cet examen nécessairement rapide et superficiel peut-il aboutir ? Je n’aurai pas le temps de parcourir ces marais dans toute leur étendue, de m’assurer s’ils communiquent entre eux, ou des moyens de communication qu’on pourrait y établir, si par endroits ils font défaut, des points où embarque la mer, au temps des grandes marées, de la hauteur de ces marées, de la profondeur relative des lagunes, autant d’informations rigoureusement nécessaires. Quant aux barrages, aux chaussées, aux canaux, aux parcs, il me faut forcément laisser cela aux soins d’un ingénieur dont le concours est absolument indispensable. Ce que j’ai à faire consiste à visiter les marais voisins de la Pointe-aux-Bruyères, étudier la nature du sol qui les entoure, les plantes et les arbustes qu’ils nourrissent, les insectes, les coquillages, les petits poissons servant de nourriture à l’anguille, capturer au moins une douzaine de ces poissons, pour juger de leur taille, de leur espèce, de leur âge et de leur poids — et faire ensuite mes déductions, suivant ce que je sais de leurs habitudes, de leurs appétits et de leurs mœurs.

Si, d’après mes observations préliminaires, je crois à la possibilité du succès, je soumettrai le projet, par la voie de la presse, aux capitalistes, aux pêcheurs expérimentés, aux hommes entreprenants qui ne craignent ni les idées ni les voies nouvelles. Une compagnie se formera peut-être, qui décidera de continuer ces travaux d’examen, avec le concours d’un ingénieur, et d’envoyer en Europe des hommes compétents pour étudier le mécanisme de la pêche de Comacchio et faire rapport sur la possibilité de l’adapter avec succès aux lagunes de l’Anticosti. D’un autre côté, les chances de réussite me parussent-elles douteuses, je n’hésiterais pas davantage à exprimer mon opinion, en l’appuyant de raisons qui me sembleraient plausibles. Mais en réalité, un je ne sais quoi me dit qu’il y a quelque chose là qui doit profiter au pays, et, du fait que par vocation, par goût, je me suis occupé un peu spécialement d’ichtyologie et de pisciculture, on ne saurait trouver étrange que je prenne l’initiative d’un tel projet.

Quand je m’éveillai, vers cinq heures du matin, nous étions en face du cap Observation, un des points les plus élevés de l’île d’Anticosti. Un vent violent faisait tomber sur nous, du haut des falaises, de véritables coups de battoir, sous lesquels notre petit yacht faisait force révérences et saluts. Des masses de nuages gris, déchirés, en lambeaux, charriaient comme une armée en déroute, devant la face terne du soleil. Victor Hugo eût trouvé là une riche comparaison pour la déroute de Waterloo.

— Impossible de tenir plus longtemps, nous dit le capitaine, le vent est fait pour vingt-quatre heures, au moins : allons-nous capeyer pendant ce temps, au risque d’avoir un vent contraire après, lorsque nous pouvons mettre le cap sur Natashquan, et y arriver vent arrière, sans secousse, sans lutte, en moins de douze heures ?

Tous mes compagnons opinèrent pour Natashquan : il ne me restait qu’à me taire, à ronger ma déception en silence. Je ne devais pas voir les lagunes, ce jour-là.

Un coup de barre, et nous virons lof pour lof, en pointant droit au nord.

— Quelle heure est-il ? interroge le capitaine.

— Il est cinq heures du matin, répond quelqu’un.

— Cinq heures ? eh bien, à cinq heures de l’après-midi, nous jetterons l’ancre à l’entrée de la petite Natashquan.

Descendus dans notre carré, Têtu croit me consoler de ma déconvenue, en me promettant de relâcher à l’Anticosti, au retour. Je le laisse dire, en souriant d’un air de doute ; car je pressens que le voyage sera si long que personne d’entre nous ne songera à s’accrocher en route, en revenant. Voguant sur une mer houleuse, nous glissons vite sur les pentes et gravissons lentement les collines, allant tantôt à la course, tantôt au pas. Je prends des notes, j’essaie de lire : le Fond de la mer, de Saurel, puis je passe aux Contes de Marguerite de Navarre, sur lesquels je finis par m’endormir, pendant que mes compagnons sont une partie de euchre. À midi je m’éveille pour prendre une tasse de thé, mais les poussées et les heurts de la marche du yacht s’accentuant de plus en plus, je reprends la position horizontale et mon sommeil interrompu.

Je rêvais probablement d’anguilles, lorsque j’entends la voix du capitaine qui nous crie :

— Allons ! sortez de votre trou, venez voir la grande ville de Natashquan.

En un clin d’œil nous sommes sur le pont. Le vent souffle en tempête : devant nous la mer démontée, blanche d’écume, se rue à la côte avec rage, portageant par endroits jusqu’à cinq ou six arpents sur la plage.

— La mer défonce sur les battures, dit le capitaine, c’est un rude temps pour prendre la passe.

— Où est-elle, cette passe, capitaine ?

— Elle est là, à droite de ce groupe de maisons blanches. Large au plus de deux cents pieds, cette passe s’ouvre entre deux rochers coupés à pic, un peu en biais, ce qui fait que nous ne la voyons pas d’ici.

Mais les vagues sont de plus en plus brisées, les crêtes plus rapprochées, les fosses plus profondes. Heurté de flanc, de poupe, de proue, notre petit navire frémit dans toute sa membrure ; nous nous retenons des deux mains aux cordages, par crainte d’être emportés par les vagues furieuses montant à l’assaut de tous côtés à la fois. À quelques arpents devant nous se dresse une falaise escarpée sur laquelle nous nous précipitons dans une course vertigineuse ; c’est le naufrage inévitable, notre perte certaine.

— Mais, capitaine, où allons-nous ? s’écrie une voix navrée.

L’œil fixé sur le roc impitoyable, la main crispée sur la barre du gouvernail, le capitaine se contente de sourire, sans répondre :

— Lofez ! crie-t-il d’une voix forte et ferme ; et la manœuvre opérée, nous obliquons à gauche et nous voyons devant nous la passe que remplit une vague énorme. « Tenez-vous bien ! » crie le capitaine, et nous nous sentons enlevés sur les épaules de cette vague qui nous dépose à deux cents pieds de là, dans les eaux calmes de la petite Natashquan.

Dès que l’ancre a mordu le fond, le capitaine nous dit : « Regardez à vos montres, messieurs. »

— Il est cinq heures, capitaine.

— C’est l’heure que j’avais fixée pour notre arrivée, n’est-ce pas ?

— C’est vrai ! lui répondons-nous en chœur. Hourra pour le capitaine Fortier !

Mais lui, peu sensible à notre enthousiasme, reste les yeux tournés vers une chaloupe, montée par quatre hommes, qui se dirige vers nous à force de rames.

D’aussi loin qu’ils ont pu distinguer le capitaine, on entend une voix qui dit : « Je vous le disions bian que c’était lui. »

Une autre voix de reprendre : « Eh oui, c’est bian lui, et j’aimions mieux que ce soit lui que le diable, car il fallait que ce fût l’un ou l’autre pour entreprendre de sauter la passe par un temps pareil. »

— Arrivez ! mes amis, arrivez ! leur crie le capitaine ; pendant que deux grosses larmes coulent sur ses joues bronzées.

« Il n’y avait que lui ou le diable pour se risquer dans la passe par un temps pareil. » Cet éloge, de la part de vrais marins, nés sur la côte, y ayant toujours vécu, ignorant la peur, remuait le cœur du capitaine Fortier jusque dans ses fibres les plus intimes. Il y avait dix ans qu’il n’avait abordé à Natashquan, où il ne comptait jadis que des amis. « Il n’est pas changé, » se disaient ces braves gens, en lui pressant les mains. Mais ce dernier exploit, mieux que ses traits, leur prouvait que le capitaine Fortier était toujours le même, l’un des plus hardis marins de la Côte Nord.


LA MATELOTE


Tout à l’heure nous avons parlé de la matelote au sujet de l’anguille apprivoisée de M. Desmarets, professeur d’Alfort, et nous y revenons avec plaisir lorsqu’il s’agit de voir ce même mets fumer sur la nappe blanche du cabaret.

« Qu’elle est appétissante et joyeuse, la matelote du cabaret, au bord de la rivière, sous la tonnelle fleurie où bourdonne l’abeille ! Avec quelle fierté charmante la jeune hôtesse au regard oblique et doux, au sourire entendu et séducteur, la dépose toute fumante sur la nappe blanche, au milieu des blocs ventrus, des sardines argentées et des radis roses ! Avec quel respect affectueux on la sert dans les assiettes massives, historiées de papillons bizarres et de perroquets fantastiques ! Avec quelle gaieté franche et rieuse on l’arrose de vin claret dans de lourds gobelets plus faciles à vider qu’à briser ! C’est la matelote des banlieues populaires, à nulle autre pareille, défiant tous les carêmes des restaurants fameux, si chère aux canotiers et aux amoureux. C’est la matelote aimée de l’artiste affamé de grand air et de soleil, de l’ouvrier en promenade dominicale le long de la Marne ou de la Seine. C’est la matelote qui veut pour vis-à-vis gracieux et coquet une élégante pyramide de goujons dorés, coiffés d’un gros bouquet de persil vert.

Nous plaît-il de surprendre les secrets culinaires de ces matelotes campagnardes, aux rustiques et pénétrantes senteurs, inconnues des casseroles savantes et des fourneaux aristocratiques ? Nous voici dans la cuisine où miroitent les cuivres étincelants.

Dans le chaudron qui brille chauffe le beurre et murmure l’oignon ; le champignon est prêt et l’ail attend ; un bouquet de thym et de persil repose dans une soucoupe blanche. Notre cordon bleu villageois choisit, prépare et coupe en morceaux ses poissons : carpe, anguille, brochet, que sais-je encore ? Au beurre et aux oignons qui mijotent, qui se dorent dans le chaudron posé sur la flamme légère qui pétille, on ajoute sel, poivre, ail, champignons ; puis on verse crânement un bon broc de vin rouge agrémenté de deux verres de cognac. Quand l’ensemble est à point on ajoute le poisson.


Bientôt l’alcool s’échauffe, il s’allume, il flamboie,
Changeant la matelote en un grand feu de joie.
Alors, quand tout s’éteint, on met pour la finir,
Un beurre manié. C’est prêt. Il faut servir.


C’est ainsi que, « dans ses strophes gourmandes », le charmant poète-cuisinier Achille Ozanne chante sur sa lyre d’or la cuisson de la matelote.

L’anguille est peut-être la base de la matelote, la ressource, l’honneur et le délice de ce mets divin. On sait que cet agréable amphibie, gloire immortelle de la sauce tartare, a deux existences, deux demeures, deux couverts, deux régimes, déjeunant dans les eaux de petits poissons, soupant dans les près de sauterelles et de grillons. On sait que l’anguille, cette ondine des rivières, si exquise en pâté, est un anneau vivant dans la chaîne des êtres, un trait d’union entre les reptiles et les poissons, qu’elle s’élève d’un degré mystérieux dans la création en se glissant d’un monde dans un autre monde.

Mais on ignore peut-être la grave communication que des savants italiens viennent de faire aux Regii Lancei de Rome et qui serait un coup formidable porté à la matelote : il paraît que l’anguille possède un venin absolument semblable au poison des vipères. N’est-ce pas à faire reculer d’effroi la fourchette la plus vaillante ?

Heureusement pour les gourmets, ce venin terrible ne se trouve pas localisé dans la bouche de l’anguille, qui ne possède aucun organe pour l’inoculer à ses ennemis.

Aussi cet excellent poisson n’est-il qu’un empoisonneur pour rire ; son venin, bien réel, reste sans effet généralement sur l’homme. Tout d’abord, dans l’anguille consommée comme aliment, le venin se trouve détruit par la température de la cuisson, qui atteint cent degrés : notons ensuite que le poison de l’anguille, comme du reste celui de la vipère elle-même, est sans action sur les voies digestives. N’empêche qu’il serait prudent peut-être de ne pas accorder aux matelotes trop abondantes une confiance exagérée. Le venin de l’anguille pourrait bien résister à une cuisson légère et l’on n’est jamais sûr de ne pas avoir quelque lésion des muqueuses.

Songez que, d’après l’étude approfondie des savants en question, on a calculé qu’une anguille de deux kilogrammes renfermait dans son sang assez de venin pour foudroyer dix hommes !