Texte validé

Politique de la France en Afrique

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


DE
LA POLITIQUE
DE LA FRANCE
EN AFRIQUE.

Au point où en sont les choses, il serait superflu, et en quelque sorte puéril, d’agiter encore la question de savoir si nous évacuerons l’Afrique ou si nous y resterons. Grace à Dieu, cette question n’en est plus une ; le bon sens national l’a tranchée. Déjà le lendemain de la conquête l’évacuation était impossible ; aujourd’hui elle serait honteuse ; encore quelques années, et elle paraîtra ce qu’elle eût été le lendemain de la conquête, ce qu’elle serait aujourd’hui, ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, contraire aux vrais, aux grands intérêts de la France. Dire qu’Alger est une colonie, c’est mal parler ; Alger est un empire, un empire en Afrique, un empire sur la Méditerranée, un empire à deux journées de Toulon. Or, quand la Providence fait tomber un empire entre les mains d’une nation puissante, ou le cœur de cette nation ne bat plus et ses destinées sur la terre sont accomplies, ou elle sent la grandeur du don qui lui est fait, et le témoigne en le gardant. La France a noblement subi cette épreuve ; à l’enthousiasme avec lequel elle a accepté sa conquête, à la fermeté avec laquelle elle l’a défendue, on a vu que son rôle en ce monde n’était pas fini. L’instinct d’un autre grand peuple n’a pas plus hésité que le sien, et la jalousie de l’Angleterre a confirmé le jugement de la France. Aujourd’hui ce jugement est accepté ; chambres et cabinet, tout s’y résigne, et ceux qui ont le plus hautement conseillé l’abandon de l’Afrique n’en demandent plus maintenant que l’occupation prudente et limitée.

S’il a fallu huit ans pour opérer cette conversion, ne nous en étonnons pas. Les peuples ne font que sentir, les chambres et les ministres réfléchissent ; aux uns le but seul apparaît ; aux autres, avec le but, le prix auquel il est donné de l’atteindre. La grandeur du but n’a pas plus échappé aux chambres qu’à la nation ; elles ont senti comme la nation et mieux démêlé qu’elle les raisons politiques qui prescrivent de le poursuivre ; sur ce point entre la nation et les chambres, entre les chambres et les cabinets, il n’y a jamais eu dissentiment. Ce qui a suspendu la résolution des chambres et causé l’hésitation des cabinets, ce sont les difficultés de l’entreprise, difficultés dont le noble instinct de la nation ne tenait pas compte, et qu’il était du devoir de ses représentans d’étudier et d’apprécier. Or, ce qu’on aperçoit de ces difficultés est considérable, et la partie qui échappe dans un pays si peu connu grandit encore celle qui se montre. La soumission et la pacification de l’Algérie sont évidemment une des plus grandes affaires où une nation puisse s’engager ; il est possible qu’un demi-siècle n’en voie pas la fin ; il y faudra, chaque année, des hommes et des millions ; il y faudra plus que tout cela, une inébranlable résolution et un esprit de suite infatigable. À Dieu ne plaise que j’en conclue que l’instinct national a eu tort, et que la nécessité de lui obéir est un malheur ! Non, si les difficultés sont grandes, le but est plus grand encore, et il est digne d’un grand peuple d’affronter les unes pour atteindre l’autre. Je dis plus, c’est à de tels exercices qu’il devient grand, c’est à ces entreprises de longue haleine que sa volonté se fortifie, que son caractère se trempe ; et je le crois fermement, après vingt-cinq années d’un travail intérieur toujours mobile et souvent mesquin, la France a particulièrement besoin d’une affaire extérieure qui unisse la grandeur à la difficulté, et qui lui donne hors d’elle-même une longue distraction. Mais si nous approuvons la France de vouloir la soumission de l’Algérie, nous trouvons bon qu’on lui dise à quel prix elle l’obtiendra ; nous trouvons bon qu’on le lui dise, non-seulement pour qu’elle sache à quoi elle s’engage et ce qu’elle fait en la voulant, mais encore pour justifier par-devant elle les hésitations des hommes qui ont été moins prompts à s’y décider, et la résistance de ceux-là même qui encore aujourd’hui déplorent, comme une calamité, la nécessité de l’entreprendre.

Nous ajouterons une chose dont la France ne tient point compte, et qu’il est utile aussi de lui faire remarquer : c’est l’immense contradiction qui existe entre son génie et la nature du gouvernement qu’elle s’est donné. S’il y a au monde un peuple qui ait le goût du grand, c’est la France ; s’il y en a un qui se plaise aux résolutions audacieuses, c’est encore elle. Or, en quelles mains sont remises les affaires de cette nation si hardie, si amie des hautes entreprises ? Aux mains d’une démocratie bourgeoise et mobile, c’est-à-dire du gouvernement du monde le plus timide, le plus décousu, le moins apte par sa nature à oser les grandes choses et à les exécuter. En présence d’un vaste dessein, les membres d’une assemblée aristocratique ont l’habitude des grandes affaires pour le comprendre ; la certitude de la perpétuité de leur volonté, pour s’y engager. Mais de simples citoyens, introduits sans préparation dans la vie politique, et que la vie privée reprendra dans trois ans, où trouveraient-ils l’intelligence pour envisager sans trouble, et la résolution pour embrasser sans crainte des entreprises qui exigent pour réussir une longue persévérance ? Évidemment cela ne se peut. Ce qui a fait la grandeur de Rome, de Venise, de l’Angleterre, c’est la prédominance dans leur gouvernement de l’élément aristocratique. Le nôtre, institué dans l’intérêt de la liberté, est admirable pour la garantir ; mais, dans l’action extérieure, sa mobilité démocratique le condamne invinciblement au médiocre : s’il y échappe, ce ne sera que par exception, sous l’influence d’un roi ou d’un ministre de génie, qui de temps en temps pourra apparaître, et dompter pendant quelques années son instabilité naturelle. Voilà ce que la France oublie ou ne sait pas, et ce qui, dans l’affaire d’Alger, rend particulièrement injustes ses accusations contre les chambres. Ajoutons que c’est là, aussi, ce qui rend surtout hasardeuse l’entreprise d’Afrique ; c’est au point que nous oserions à peine l’approuver, s’il n’y avait dans le génie de la nation et dans le récent avénement de la dynastie qui la gouverne, un instinct et une nécessité de grandeur qui balanceront, nous aimons à l’espérer, le vice naturel de ses institutions.

Ainsi, dans cette affaire, ce qui devait arriver est arrivé. En voulant la conservation de l’Afrique, la France a obéi à son génie ; en hésitant sept années sur la question, notre gouvernement a obéi au sien ; en cédant enfin, les chambres et le cabinet ont suivi leur destinée, qui est d’être, en toute grande circonstance, commandés et entraînés par l’opinion publique. Nous sommes de ceux qui, dans le cas particulier, se félicitent du résultat, car, à nos yeux, la résolution de conserver l’Afrique est bonne. Mais, quelque opinion qu’on puisse en avoir, elle est prise, et dès-lors la politique n’a plus à s’en inquiéter. Ce qui reste maintenant et ce qui doit uniquement l’occuper, c’est de voir, la France restant en Afrique, comment elle doit s’y conduire.

Qu’est-ce que l’Afrique ? Quels peuples l’habitent ? Quel est le naturel, quels sont les intérêts de ces peuples ? Dans quelle situation y sont nos affaires, et quel plan de conduite nous y prescrivent et cette situation et toutes ces données ? Voilà les vraies questions à agiter aujourd’hui, et à l’examen desquelles nous allons nous livrer. Quoique posées depuis huit ans, on peut dire que ces questions sont encore toutes neuves. Long-temps absorbés par les affaires intérieures, ignorant ce qu’était l’Algérie, qu’on commence à peine à entrevoir, hésitant enfin sur la question suprême de la conservation ou de l’abandon, les cabinets qui se sont succédé depuis la conquête s’en sont à peine occupés. Ce n’est guère que depuis la prise de Constantine que les élémens de la politique d’Afrique commencent à être étudiés sérieusement. Le sujet est immense. Nous n’en toucherons que les sommités, et nous le ferons rapidement.


S’il y a au monde un pays rebelle à l’unité de domination, et qui semble prédestiné à l’anarchie, c’est assurément cette partie de la côte d’Afrique qu’on appelle la régence d’Alger. Trois causes concourent à lui imprimer ce caractère : la configuration du sol, la diversité et l’hostilité des races qui l’habitent, le génie et les habitudes de ces races. Arrêtons-nous d’abord sur ces faits fondamentaux. L’homme ne dompte la nature qu’en se pliant à ses lois, et il ne peut s’y plier s’il les ignore. La soumission d’un pays est aux mêmes conditions ; les plus rebelles cèdent à qui les connaît bien ; les plus dociles résistent à qui ne les sait pas.

En jetant les yeux sur la carte de l’Algérie, on voit que cette contrée, qui s’étend entre le Grand-Atlas et la mer sur une longueur de deux cent cinquante lieues et une profondeur moyenne de soixante, est partagée, d’un bout à l’autre, par la chaîne du Petit-Atlas, en deux régions distinctes, la région supérieure, entre le Grand-Atlas et le petit, la région maritime, entre le Petit-Atlas et la côte. Si l’on cherche les voies de communication ménagées par la nature entre ces deux régions, on ne trouve que quelques sombres défilés par lesquels, sur trois ou quatre points, les eaux de la première se font jour pour arriver à la mer. Ces issues, ouvertes par la force du courant, le courant les remplit ; l’homme ose à peine s’y engager, et elles laissent isolées les deux régions qu’elles devraient unir. La division ne s’arrête pas là. De la chaîne intermédiaire du Petit-Atlas partent, au nord et au sud, de nombreux rameaux qui l’unissent au Grand-Atlas d’une part, et au rivage de l’autre, et qui découpent ces deux régions en une multitude de vallées qui n’ont entre elles aucune communication commode, de telle sorte que le pays, divisé en deux longues moitiés par le Petit-Atlas, et subdivisé en nombreuses fractions par les rameaux qui s’en échappent, ressemble à un échiquier dessiné par des montagnes, et n’offre que des barrières aux populations qui l’habitent. Vous chercheriez en vain un centre naturel à ce pays découpé ; la nature le lui a refusé. Les centres secondaires n’existent pas davantage. Toute la région maritime est composée d’étroites vallées perpendiculaires à la mer, et qui, rangées côte à côte, ressemblent aux crèches d’une étable. Chacune a son fleuve, ou plutôt son torrent, qui prend sa source au fond et coule en droite ligne au rivage. Les vallées de la région supérieure sont plus grandes, parce que les eaux, long-temps retenues par la barrière du Petit-Atlas, y ont formé de plus vastes bassins. Mais elles ne sont point liées l’une à l’autre, et chacune d’elles est un monde. Pour en dominer deux, il faudrait s’établir sur la chaîne qui les sépare. Aussi n’est-ce point au fond des vallées, mais à leur origine, et presque à cheval sur les montagnes qui les séparent, que sont bâties les principales villes de l’intérieur, comme si l’instinct de l’homme avait essayé de surmonter et de vaincre l’insociabilité du sol.

Ainsi séparées par la nature, les populations de l’Algérie le sont encore par l’origine, les souvenirs, le génie. Ailleurs la population des villes est homogène avec celle des campagnes ; c’est la même civilisation sous deux aspects, l’aspect industriel et l’aspect agricole, et, à chaque instant, une transfusion s’opère entre ces deux moitiés d’un même tout, une partie des habitans de la campagne passant à la vie citadine, et une partie des habitans des villes retournant à la vie champêtre. Il n’en est point ainsi en Algérie : la race des villes n’est point celle des champs, et l’une n’appartient point à la même civilisation que l’autre. Dans les champs sont les Kabaïles et les Arabes, races pures et primitives ; dans les villes sont les Maures, race mêlée, et dont les élémens ne sortent pas des deux autres. Les Maures sont le résidu de toutes les races civilisées qui se sont succédé sur la côte d’Afrique depuis les Carthaginois. La dernière qui ait fourni son tribut au mélange est celle de ces Arabes qui, chassés d’Espagne aux XVe et XVIe siècles, vinrent chercher un refuge dans les villes de la Barbarie, et en doublèrent tout à coup la population épuisée. De là vient que dans la race maure c’est l’élément arabe qui domine, mais l’élément arabe-espagnol, tout différent de l’élément arabe-africain ; car en Espagne les Arabes s’étaient civilisés, tandis qu’en Afrique ils n’ont jamais quitté la vie errante que menaient leurs pères en Asie. Aussi, quoique en partie arabe, la race maure des villes n’a rien de commun, en Algérie, avec la race arabe des campagnes. C’est une population à part, soumise à une civilisation qui lui est propre, et que cette civilisation sépare profondément des populations de la campagne, qui en ont une autre. Aussi est-ce en vain que ces populations sont en contact depuis des siècles ; il n’y a jamais eu entre elles le moindre commencement de fusion ; elles se sont senties trop incompatibles même pour s’asservir, et jamais, en Afrique, les populations des villes n’ont été soumises à celles des champs, ni celles des champs à celles des villes. Elles ont eu quelquefois des maîtres communs ; mais ces maîtres ont toujours dû se résigner à régner sur deux peuples. Ces deux peuples communiquent entre eux : les Arabes, les Kabaïles, viennent dans les villes vendre leurs produits, louer leurs bras ; les Maures vont, pour leur commerce, visiter les tentes des Arabes, les villages des Kabaïles. Mais, le but atteint, chacun retourne à sa civilisation, et il n’y a point de conversion de l’une à l’autre. Les villes et les jardins qui les entourent sont donc comme des oasis au milieu de l’Algérie : là vit une race, là existe une civilisation, la race, la civilisation des Maures. Hors de ces oasis, à quelques portées de fusil de ces enceintes étroites, commence un autre monde, que se partagent deux autres civilisations, celle des Arabes et celle des Kabaïles.

On ne peut guère douter que les Kabaïles ne soient les restes de ces indomptables Numides qui fatiguèrent pendant trois cents ans les armes, la politique et l’opiniâtre persévérance des Romains. Jusqu’à quel point Rome parvint-elle à les soumettre ? Il serait difficile de le dire. À voir les débris des voies romaines qui parcouraient dans tous les sens l’Algérie, on ne saurait douter qu’après une longue lutte ce grand territoire n’ait été complètement pacifié par les maîtres du monde. Mais que les indigènes aient été transformés en Romains comme les Gaulois, qu’ils en aient accepté les lois, adopté les mœurs et la civilisation, c’est ce qui n’est nullement probable ; car alors la population des campagnes eût été entièrement assimilée à celle des villes, et la conquête arabe n’aurait pu détruire toute trace de cette assimilation ; et, d’autre part, une population énervée par les mœurs romaines de l’empire et accoutumée à l’obéissance, n’aurait point retrouvé la vigueur de résistance que les Kabaïles ont opposée à la conquête arabe, et aurait été entièrement et facilement soumise. Il nous paraît plus vraisemblable de croire que, dès l’époque romaine, les indigènes de l’Algérie se concentrèrent dans les positions montagneuses qu’ils occupent encore aujourd’hui, cédant aux colonies romaines les débouchés de la côte et les grandes vallées de l’intérieur ; que là ils consentirent à rester en paix, à reconnaître la souveraineté de Rome et à payer tribut, pourvu qu’on leur permît de vivre à leur manière et de conserver leurs lois et leurs habitudes. Cette supposition expliquerait la facilité de la conquête arabe, tant qu’elle n’eut à faire qu’aux populations romaines, et les limites insurmontables qu’elle rencontra dès qu’elle en vint à s’attaquer aux indigènes. Dans cette supposition, les Arabes n’auraient fait que se substituer aux Romains dans les territoires que ceux-ci occupaient, et après une lutte, reconnue inutile, avec les indigènes, ceux-ci auraient été laissés dans leurs positions, et soumis seulement à quelques-unes de ces marques de dépendance qu’en avaient obtenues les Romains, et que la prompte décadence de la puissance arabe en Afrique aurait bientôt entièrement supprimées.

Quoi qu’il en soit, les Kabaïles et les Arabes forment depuis longtemps et présentent aujourd’hui encore, sur le territoire de l’Algérie, deux populations parfaitement indépendantes et aussi profondément distinctes l’une de l’autre, que chacune d’elles peut l’être de celle des villes. L’Algérie est trop peu connue pour qu’on puisse assigner exactement les portions de territoire occupées par chacune des deux races. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que chacune a le sien, et que jamais les deux populations ne cohabitent sur le même terrain. En général, les tribus arabes occupent les plaines et les vallées les plus ouvertes, où elles ont probablement remplacé les Romains, et qui conviennent davantage à la vie pastorale qu’elles mènent et aux souvenirs de leur patrie asiatique ; tandis que les Kabaïles sont concentrés dans les parties les plus montagneuses de l’Algérie, là même où ils durent se retirer primitivement devant l’invasion, et où ils ont pu défendre, comme dans autant de citadelles, leur indépendance. Ce que l’on sait encore, c’est que le territoire occupé par la race arabe est beaucoup plus étendu que celui des Kabaïles. Du reste, ni l’un ni l’autre de ces territoires ne forme un tout continu et homogène. Les deux races sont entremêlées sur toute la surface de la régence, la race arabe embrassant l’autre, comme la plus nombreuse, et les territoires des Kabaïles étant enclavés comme autant d’îles dans ceux qu’elle occupe.

Quoique les Kabaïles soient très peu connus, on en sait assez cependant pour affirmer qu’indépendamment de la différence de race et de langue, entre eux et les Arabes il en existe une autre, celle de génie et de civilisation. Les Arabes, en général, sont plutôt pasteurs qu’agriculteurs. Ils labourent, il est vrai, mais seulement de faibles portions de terrain, et en passant, car leur instinct s’oppose à ce qu’ils se fixent. Chaque tribu voyage dans l’enceinte de son territoire, plantant chaque année ses tentes sur des points différens. Les Kabaïles, au contraire, sont des peuples agriculteurs ; ils ne vivent pas sous des tentes, ils ont des demeures et des cultures fixes ; leur industrie est moins bornée : ils travaillent le fer, fabriquent des armes, de la poudre et des étoffes. De là, sur leur territoire, des villages composés de maisons comme en Europe, et même une ou deux villes assez peuplées qu’on assure exister dans les montagnes, mais dans lesquelles les Européens n’ont jamais pénétré. Les Arabes, sauf quelques tribus qu’ont séduites à l’agriculture la fertilité des terrains qu’elles occupent et le voisinage des villes, en sont donc encore à la vie pastorale et aux arts les plus grossiers et les plus indispensables à la vie, tandis que les Kabaïles, probablement dès l’époque romaine, ont franchi ce degré de la civilisation, et ont atteint le degré supérieur ; ce qui aide à comprendre la profonde séparation qui n’a jamais cessé d’exister entre les deux races.

Tout semble indiquer que la puissante hostilité qui, pendant des siècles, anima l’une contre l’autre ces deux populations, s’est affaiblie et a depuis long-temps cessé de se traduire par l’état de guerre. Cette pacification a dû être un des effets de la conquête turque. Réduits par l’arrivée de ces nouveaux-venus au rôle de peuple conquis, les Arabes ont dû se rapprocher des Kabaïles, et ceux-ci oublier, dans une haine commune contre les nouveaux conquérans, leurs griefs contre les anciens, condamnés comme eux à défendre leur indépendance. Depuis trois cents ans, les deux races arabe et kabaïle se sont donc rapprochées ; non-seulement elles vivent en paix, mais dans une sorte d’amitié. Ce rapprochement toutefois ne va point jusqu’au mélange ; tout est demeuré profondément distinct entre elles : territoire, nationalité, civilisation. Un Arabe n’épouse point une Kabaïle, ni un Kabaïle une Arabe. Les Arabes ne viennent pas se fixer chez les Kabaïles ni les Kabaïles chez les Arabes. Chaque race demeure entière sans se laisser aborder ni entamer par l’autre. C’est qu’il y a entre elles non-seulement un fonds de vieille haine que jamais les races n’oublient quand l’une a voulu conquérir l’autre, mais encore une incompatibilité profonde, semblable à celle qui les sépare des Maures et issue de la même source, la différence de civilisation.

Il y a cependant un trait commun entre les Arabes et les Kabaïles, c’est la division par tribus. Cette organisation sociale, la plus simple de toutes, puisque la tribu n’est qu’une extension de la famille, les Kabaïles en ont hérité des Numides, leurs ancêtres, et les Arabes des patriarches de la Bible, leurs pères. Il faut que cette organisation soit bien persistante de sa nature ou bien propre au génie de certaines races, pour avoir survécu, chez les Kabaïles et les Arabes, à ce qui unit le plus les hommes, la résistance contre l’étranger et l’association pour la conquête. Et cependant c’est ce qui est arrivé. Ni la triple lutte qu’ils ont eu à soutenir contre les Romains, les Arabes et les Turcs, ni la nécessité puissante de conserver leur indépendance, après l’avoir sauvée, n’ont pu réunir, et fondre en un corps de nation les tribus kabaïles. Une race qui aurait eu à quelque degré l’instinct de l’unité se serait du moins concentrée sur un seul point du territoire, afin de rendre compacte la résistance. Les tribus kabaïles ne semblent pas même y avoir songé ; elles avaient combattu ensemble, mais chacune pour leur compte ; elles sont restées chacune sur le terrain qu’elles avaient pu défendre, sans s’inquiéter si des populations étrangères s’interposaient entre elles. Elles ne s’étaient point fédérées pour la résistance, elles ne se sont point fédérées après ; elles sont restées ce qu’elles étaient, de simples clans, indépendans l’un de l’autre, toujours prêts à se faire la guerre, se la faisant assez souvent et pour les motifs les plus légers, sans assemblée, sans chef, sans lien politique connu, susceptibles cependant d’être momentanément réunies pour un but commun ou par l’influence passagère d’un homme, mais se séparant bientôt et retournant toujours à l’indépendance et à l’isolement. Tels sont les Kabaïles ; tels aussi, et plus certainement encore, sont les Arabes. Le fanatisme religieux, l’entraînement de la conquête, l’ivresse du triomphe, la nécessité de la résistance, rien n’a pu effacer, chez les Arabes de l’Algérie, l’instinct de leur race et les habitudes de leur patrie. À peine maîtresse de l’Afrique, l’armée qui les avait réunis, se dissout en tribus ; les tribus se divisent en factions : tribus et factions se font la guerre. Il n’y a pas un sultan, il y en a dix ; chaque coin, chaque ville de l’Algérie a le sien. Ces chefs éphémères se disputent les tribus, qui passent à chaque instant d’un parti à un autre, toujours indépendantes, jamais fidèles. Aujourd’hui, elles entourent l’un de ces chefs : il est tout-puissant ; les villes lui ouvrent leurs portes, ses compétiteurs fuient. Demain, un caprice a tout changé : les tribus ont déserté ; il se trouve seul, obligé de fuir à son tour et de cacher sa tête. Tel est le spectacle que présente l’histoire de l’Algérie depuis l’invasion arabe jusqu’à la conquête turque. C’est un orage éternel et confus à travers lequel on ne démêle qu’une chose, c’est que cet orage est la conséquence du caractère arabe, et surtout de la division par tribus. Ce caractère n’est pas changé, cette organisation sociale subsiste. Quoique marqués d’un cachet national très prononcé, les Arabes de l’Algérie ne forment pas plus une nation que les Kabaïles. De part et d’autre, les élémens existent ; mais le lien politique manque, et l’indépendance des tribus, enracinée par l’habitude, est un obstacle immense à ce qu’il se crée. Chaque tribu est un état complet, qui a son chef, son armée, son territoire, ses intérêts spéciaux. Cet état n’est que par ses intérêts propres, et tient peu de compte de tout le reste. Il peut être passagèrement entraîné dans un mouvement plus général, et rallié à une entreprise commune à plusieurs tribus, et même à toutes ; mais cet entraînement ne sera jamais durable, parce qu’il blessera tôt ou tard l’indépendance ou l’intérêt particulier de la tribu. La nationalité arabe est un fait ; l’organisation de cette nationalité sous un chef unique, cent fois tentée depuis onze siècles, a toujours été et restera long-temps encore un rêve.

Si, dans des circonstances qui la commandaient si impérieusement et qui la rendaient facile, l’organisation de la nationalité ne s’est produite ni dans la race arabe ni dans la race kabaïle, on doit peu s’étonner qu’il en ait été de même chez les Maures, race mêlée et peu homogène, moralement et numériquement faible, subdivisée d’ailleurs en petites fractions isolées, enfermées dans des villes que séparaient de grandes distances et qu’enveloppaient les populations kabaïles et arabes. Et pourtant ailleurs on a vu des villes isolées se rallier sous l’empire d’un intérêt commun, et former des ligues politiques qui assuraient l’indépendance de toutes. Comment une idée semblable ne s’est-elle jamais présentée aux villes de l’Algérie ? Comment se sont-elles laissé rançonner par les tribus arabes pendant tant de siècles, menacer et prendre par les chrétiens d’Europe pendant le XVIe, opprimer enfin par une poignée de Turcs depuis, sans jamais faire un mouvement vers cette association qui les aurait sauvées, et que semblaient indiquer aux villes de la côte en particulier les intérêts identiques de leur commerce et la facilité des communications par mer ? Il faut le dire, peut-être y a-t-il des races auxquelles manque ce puissant instinct d’association qui forme les grands peuples. Les tribus sont l’organisation sociale primitive de toutes les races ; cette organisation, la race germaine l’avait dans ses forêts comme la race arabe dans ses déserts ; et cependant, en débouchant sur le monde, la première la dépouille et forme partout de grandes nations, tandis que la seconde y persiste partout, sauf en Espagne où l’unité ne se produit un moment que pour succomber bientôt sous le génie du fractionnement. Quoi qu’il en soit, la race maure a obéi à ce génie, en Algérie, comme les deux autres. On a vu les villes se battre ; on ne les a jamais vues s’allier. Jamais le moindre symptôme de fraternité ne s’est développé entre ces cités, peuplées des mêmes hommes, exposées aux mêmes dangers, livrées à la même vie ; et cet isolement, cette indifférence de l’une pour l’autre subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force.

Ainsi ce grand pays pour l’unité duquel la nature n’a rien fait, se trouve partagé par l’histoire entre trois races que tout sépare, et dont la diversité opiniâtre a résisté à onze siècles de juxtaposition. L’unité qui n’est pas dans l’ensemble ne se trouve pas davantage dans les élémens. La division est dans le sein de chaque race, comme elle existe dans la population tout entière. Ni les Kabaïles, ni les Arabes, ni les Maures, ne sont organisés en corps de nations et soumis à une unité politique. Il y a autant d’états kabaïles que de tribus kabaïles, autant d’états arabes que de tribus arabes. Le pays se prête merveilleusement à cet ordre social. Il isole physiquement ce qui l’est déjà moralement. Il offre à chacune de ces fractions indépendantes de peuple, une fraction indépendante de territoire ; il parque les populations, au lieu de les rapprocher. Les villes à leur tour vivent chacune de leur vie propre sans se soucier des autres. Il n’y a que des élémens en Afrique, il n’y a point d’agrégations.

Un lien, cependant, mais un seul, unit ensemble ces populations, le lien religieux : toutes sont musulmanes. Comment les Kabaïles le sont-ils devenus, n’ayant jamais été subjugués ? Cette transformation étonne, s’il est vrai, comme il est difficile d’en douter, qu’ils fussent chrétiens à l’époque de la conquête arabe. Les races qui savent défendre leur indépendance n’ont guère coutume d’abandonner leur religion, encore moins de l’échanger contre celle de leurs ennemis, surtout quand celle-ci est inférieure à la leur ? Cette conversion des Kabaïles à l’islamisme nous semble une nouvelle preuve qu’ils n’ont jamais été que très imparfaitement soumis à la domination romaine. Il en aura été de leur soumission religieuse comme de leur soumission politique ; elle sera restée très imparfaite ; et ces chrétiens, encore à demi païens, isolés de leurs co-religionnaires depuis la conquête et en contact, pendant onze siècles, avec une religion plus grossière et par cela même plus appropriée à leur intelligence, seront devenus peu à peu des espèces de musulmans comme ils avaient été des espèces de chrétiens. Car si l’on sait que les Kabaïles sont musulmans, on ne sait guère comment ils le sont, et tout indique que chez eux l’islamisme varie de village en village, et n’est guère que le titre commun qu’imposent à leurs rêveries ascétiques les santons et les marabouts. Du reste, il en est ainsi dans toute la Régence. Indépendamment des deux grandes sectes qui divisent l’islamisme, on y comptait, au commencement de ce siècle, soixante-douze sectes secondaires, rameaux des premières, et en dehors de ces soixante-douze sectes, qui se traitaient toutes d’hérétiques, une multitude infinie de croyances excentriques, créées par ces prêtres irréguliers qu’on appelle marabouts, espèces de moines ou de saints qui pullulent dans l’Algérie, et qui s’y forment, dans chaque localité, une petite secte de dévots soumis à un credo particulier. La décomposition religieuse n’est donc guère moindre en Algérie que la décomposition politique. Toutefois le nom de Mahomet rallie toutes ces sectes dans une aversion commune contre les chrétiens ; mais ce sentiment n’a plus rien du fanatisme qui le rendit si puissant autrefois. En Algérie comme ailleurs et plus qu’ailleurs, la foi musulmane est en déclin. Sans chef et sans organisation, elle ne peut pas d’ailleurs rallier ses sectateurs pour un but politique. Un marabout vénéré peut bien encore parfois soulever sous sa bannière quelque portion considérable de la population ; mais son succès ne manque jamais d’exciter la jalousie de ses confrères, et bientôt cette jalousie lui suscite un rival. Tous ces faits se sont révélés avec évidence depuis que nous sommes à Alger. En vain a-t-on prêché contre nous la guerre sainte, la guerre sainte n’a pas été faite. Deux personnages seuls, en leur qualité de descendans du prophète, le sultan de Constantinople et l’empereur de Maroc, posséderaient l’autorité religieuse nécessaire pour l’exciter. Mais l’un est trop loin et les Arabes le haïssent comme Turc, et l’autre est trop près et ils le redoutent comme voisin. Bientôt d’ailleurs la division des races et celle des tribus rompraient l’entreprise. En résumé, même en présence d’une conquête chrétienne, l’unité religieuse est trop faible en Algérie pour y créer l’unité politique, ou il faudrait, de la part des conquérans, une imprudence de conduite impossible à admettre.

Tel est l’état politique des populations de l’Algérie, ou tel du moins est-il permis de l’entrevoir à travers le nuage qui l’enveloppait pour nous avant la conquête, et qui commence à peine à s’éclaircir. Dans quelques années, les notions rapides que nous venons d’en donner seront sans doute en partie rectifiées et surtout développées et précisées ; mais nous croyons que le fond en est vrai, et, si générales qu’elles soient, elles nous aideront à comprendre l’énigme de la domination turque sur la Régence, et à démêler les principes de la politique que nous devons y suivre pour y asseoir la nôtre.

Ce serait un tableau instructif pour la France que celui de l’établissement et de l’organisation de la puissance turque en Algérie. Nous l’avons déjà esquissé ailleurs[1], au moment même où notre flotte, était sur le point de mettre à la voile pour l’Afrique, et nous y reviendrons peut-être un jour. Mais ici ce travail nous mènerait trop loin. Quelques traits généraux suffiront à notre but.

Les Turcs qui, au commencement du XVIe siècle, abordèrent à Alger sous la conduite du premier des Barberousses, n’étaient qu’une poignée d’aventuriers, et pendant les trois cents ans qu’a duré la domination de cette milice étrangère sur la Régence, elle n’a jamais atteint le chiffre de vingt mille hommes. Les compagnons de Barberousse étaient braves sans doute, mais c’étaient des corsaires, c’est-à-dire de farouches et grossiers bandits, écume des îles de l’Archipel et des villes du Levant. Pendant trois siècles, les recrues qui sont venues chaque année entretenir et renouveler ce noyau primitif ont été puisées dans la lie de la population turque ; c’était ce que les rues de Constantinople et de Smyrne pouvaient fournir d’hommes perdus et désespérés ; et à les prendre individuellement, pas un de ces hommes ne valait moralement un Kabaïle ou un Arabe. Mais ces hommes appartenaient à une race différente, et portaient en eux le génie de cette race. Ils savaient aller ensemble et obéir ; ils comprenaient l’unité, ils l’aimaient et la voulaient. C’est par cette idée, c’est par cet instinct dont leurs adversaires étaient dépourvus, qu’ils vinrent à bout d’établir leur domination sur une population belliqueuse de plusieurs millions d’hommes, répandue sur un territoire immense et de la défense la plus facile, et qu’ils réussirent à l’y maintenir sans interruption pendant trois siècles, auxquels bien d’autres peut-être se seraient ajoutés, si nous n’étions venus.

La manière dont ces hommes grossiers comprirent leur position et le naturel des races sémitiques auxquelles ils avaient à faire, l’organisation et le plan de conduite qu’ils en déduisirent, et dont ils ne se départirent pas un moment, sont admirables. Ce serait du génie, si ce n’était pas de l’instinct.

Ils sentirent que leur force était dans la supériorité de leur race et dans leur organisation. D’une part donc, ils proscrivirent tout mélange d’indigènes dans leurs rangs et s’interdirent tout mariage avec les femmes du pays : ils restèrent célibataires comme les chevaliers de Malte, avec lesquels ils ont tant de rapports. Les recrues leur venaient de leur patrie ; c’étaient des hommes de leur trempe, détachés comme eux de toute affection de famille, Turcs de pur sang et soldats comme eux. D’autre part, ils ne voulurent pas même devenir citoyens de leur nouvelle patrie, y acquérir des terres, en habiter les rues et les maisons comme les naturels. Ils voulurent rester une armée, et pour cela partout où ils allaient, ils vivaient dans des casernes, de la vie des soldats, touchant la solde depuis le premier jusqu’au dernier, le dey compris, recevant la ration, mangeant ensemble par escouade, avançant d’emploi en emploi, selon la loi de l’ancienneté à laquelle un seul grade échappait, le grade suprême, qui était électif. Assurés de leur union par ces garanties, ils jugèrent leurs ennemis avec une sagacité non moins remarquable. Ils comprirent que la population des villes, livrée au négoce ou au repos qui en est le salaire, ne pouvait leur opposer la moindre résistance, et qu’elle serait à eux pour peu qu’ils la laissassent continuer ses affaires et ne lui fissent point concurrence. En conséquence, ils s’interdirent toute industrie, toute spéculation commerciale. C’était d’ailleurs une manière de rester à ses yeux une race supérieure et de se constituer sur sa tête en véritable aristocratie, rien n’inspirant tant de respect aux peuples que la vie oisive. Ils n’avaient en commun avec les Maures qu’un seul intérêt, celui de la piraterie ; corsaires ils étaient venus, corsaires ils les avaient trouvés. Unir leur bravoure aux capitaux des Maures, c’était à la fois se les attacher, s’enrichir ainsi que le trésor, qui percevait une part sur les prises, et tenir, quand tout était paisible à l’intérieur, leur esprit militaire en haleine. L’association pour la piraterie fut donc judicieusement permise à la milice turque ; mais elle ne devait prêter que son bras, autrement elle aurait dérogé. Le rôle d’armateurs appartenait aux Maures, et en temps de guerre, tous ces vaisseaux, qui ne coûtaient rien au dey, et tous ces équipages exercés à la course devenaient la flotte de l’état. Voilà pour les Maures. Quant aux Arabes et aux Kabaïles, les Turcs les jugèrent bien en ne les craignant pas. À mesure qu’ils purent s’emparer des villes de l’intérieur ou de la côte, ils allèrent hardiment, quoique en petit nombre, s’y établir. Nulle part les habitans maures ne leur refusèrent obéissance ; partout, au contraire, ils se rallièrent à une force qui les protégeait. Une fois établis dans les villes, les Turcs ne se laissèrent pas effrayer par les nombreuses coalitions qui se formèrent au commencement, et se renouvelèrent de loin en loin par la suite, pour les en chasser. Le cas survenant, ils fermaient les portes, et laissaient ces orageuses et impuissantes nuées de cavaliers se dissoudre. Opposant à des efforts toujours éphémères une action soutenue et persévérante, ces garnisons isolées, mais formant autant de corps disciplinés et compactes, ne tardèrent pas, par leurs excursions rapides et imprévues, à imprimer autour d’elles la terreur et le respect. En soumettant les tribus d’alentour par la destruction des moissons et l’enlèvement des troupeaux ; en agissant par celles-ci sur les plus éloignées ; en n’exigeant que l’hommage et le tribut de celles qui se soumettaient, et en exerçant d’impitoyables vengeances contre celles qui résistaient ; en jetant le poids de leur alliance dans toutes les guerres entre les indigènes, et en les suscitant quelquefois pour les terminer ; en se portant partout arbitres dans les questions de territoire, et en punissant les populations qui négligeaient de recourir à leur juridiction ; en instituant ainsi une espèce de force supérieure et souveraine planant sur celle des tribus, et à laquelle les faibles pouvaient avoir recours et demander une justice inconnue jusqu’alors, et bienfaisante quoique grossière, les faibles corps turcs, épars sur cet immense territoire, liés entre eux et obéissant comme un seul homme à une seule impulsion, finirent peu à peu par apparaître aux naturels du pays comme les véritables et légitimes souverains de la Régence, et par exercer sur toute sa surface une partie des attributions qui s’attachent à ce titre.

Ces attributions, sans doute, étaient assez restreintes ; elles ne consistaient guère que dans le droit de juger les différends entre les tribus, de les appeler aux armes et de les commander en cas de guerre étrangère, et de lever sur chacune un impôt en argent ou en nature. Sans doute encore, bien des tribus échappaient chaque année à cet empire, et peut-être même ne pénétra-t-il jamais que très accidentellement dans certains cantons kabaïles. Mais, avec toutes ces imperfections, il n’en était pas moins avoué et reconnu, et il l’était surtout à cause de ces imperfections. Le bon sens de cette domination consistait à ne vouloir que ce qui était possible. Ce qui importe aux Arabes et aux Kabaïles, ce qui est profondément enraciné dans leurs mœurs et dans leurs habitudes, c’est le gouvernement, c’est l’organisation patriarcale de la tribu ; c’est là l’arche sainte, à laquelle il ne faut pas toucher. Tant que vous ne pénétrerez pas dans cette organisation intérieure, tant que vous la laisserez intacte, chaque tribu continuera de se croire indépendante, et s’inquiétera assez peu de vous payer une redevance, d’aller à la guerre sous votre drapeau, de vous voir intervenir dans ses différends avec les tribus voisines : tout cela en effet lui est extérieur, et elle y est accoutumée ; car, aux époques même les plus anarchiques, il y a toujours eu en Algérie quelque pouvoir supérieur, auquel les tribus se ralliaient. Seulement ce pouvoir était divisé et éphémère ; il y avait autant de sultans que de villes, et ces sultans étaient à chaque instant égorgés et remplacés par d’autres. Ce que les Turcs comprirent, c’est que par leur union ils pouvaient se substituer à toutes ces souverainetés partielles et orageuses ; ils le voulurent et ils y réussirent, et ce succès fut avantageux aux tribus, parce que l’unité de domination produisit la paix. Mais ils se gardèrent bien d’entreprendre davantage ; ils se contentèrent du pouvoir qu’avaient exercé les maîtres indigènes, et auquel les populations étaient accoutumées ; ils respectèrent le gouvernement des tribus et leur indépendance intérieure. C’est à cette réserve dans le but qu’ils durent de réussir : à coup sûr ils auraient échoué, s’ils avaient voulu davantage.

Tels furent les principes de la domination que quinze mille Turcs exercèrent pendant trois siècles sur l’Algérie. Ces courtes notions contiennent d’utiles enseignemens pour la France, dans l’entreprise qu’elle a formée d’y établir la sienne.

La passivité de la race maure, son génie et ses habitudes mercantiles, l’isolement des villes dans lesquelles elle est répartie, font qu’elle appartient à qui occupe ces villes. Entrez dans ces villes, soumettez-les à un impôt régulier, et laissez aller, en la surveillant, l’administration municipale établie : elles seront à vous ; elles vous devront un ordre stable au dedans, la sécurité contre les invasions du dehors. Ce sont deux bienfaits qui vous les réconcilieront d’abord et vous les attacheront ensuite, mais à deux conditions toutefois : la première, que vous respecterez la religion, les mœurs, la propriété des habitans ; la seconde, que vous ne viendrez point faire concurrence au commerce et à l’industrie qui les font vivre. L’histoire de la domination turque indique ces vérités ; tous les faits qui se sont passés en Afrique depuis que nous y sommes les confirment. Parcourez par la pensée toutes les villes où nous avons pénétré, la population maure n’est intervenue dans la défense d’aucune ; ce sont toujours ou des Turcs, ou des Arabes, ou des Kabaïles qui se sont fait tuer sur leurs murs. Les villes prises, nous n’avons trouvé que soumission et obéissance de la part de cette même population. Souvent, avant de nous connaître, on l’a vue émigrer, ce qui est tout simple, car on nous peignait à elle comme des ennemis féroces, qui tuaient et détruisaient tout ; mais toujours elle est revenue dans ses foyers et s’est montrée docile. Quant à de l’attachement pour nous, elle est loin d’en avoir conçu, et voici pourquoi ; c’est que nous n’avons point observé les deux conditions que je signalais tout à l’heure. À Alger, à Bone, à Oran, dans toutes les villes occupées par nous avant l’expédition de Constantine, la furie française n’a rien respecté ; religion, mœurs, propriétés, tout a été traité sans ménagement. On s’est emparé des mosquées, on a exproprié les habitans pour créer des rues, on a détruit les vergers, dévalisé les maisons de campagne, frappé d’iniques contributions, essayé tour à tour vingt modes d’administration. En un mot, notre occupation a commencé par être partout un ravage pour les choses, un outrage pour les personnes, une guerre aux mœurs, aux idées, aux habitudes. Mais ce n’étaient là que des imprudences administratives, et qui, par cela même, étaient réparables. Un mal plus grand a été produit par l’invasion de la population européenne dans les villes. On sait ce qu’a été en général cette population, et, sauf d’honorables exceptions, quel mélange elle a présenté de la lie de tous les peuples. Mais eût-elle été aussi morale, aussi honnête qu’elle l’était peu, sa présence seule aurait suffi pour nous aliéner les Maures. En effet, avant notre venue, la prospérité de toutes les villes de la côte dérivait de deux sources : l’une, illégitime, la piraterie ; l’autre, légitime, l’industrie et le commerce. Notre conquête a tari la première ; l’invasion de la population européenne va tarir la seconde. En peu d’années, la concurrence de nos négocians anéantira le commerce et l’industrie des Maures dans toutes les villes où il sera permis à ceux-là de s’établir. C’est en touchant ce ressort, beaucoup plus qu’en alarmant les consciences, que les émissaires d’Abd-el-Kader ont réussi auprès des habitans maures d’Alger, et ont accéléré ce mouvement d’émigration qui infailliblement continuera. Il y avait de vingt-cinq à trente mille habitans maures à Alger avant la conquête ; en 1837, il n’en restait plus que douze mille. Est-ce la présence de nouveaux maîtres qui les a fait fuir ? Non, car elle n’a pas produit cet effet à Constantine, qui voit rentrer tous les jours ceux de ses habitans qui l’avaient quittée. Ce qui les a fait fuir, c’est, avant tout et par-dessus tout, l’établissement d’une population européenne, et la ruine de leurs moyens d’existence par la concurrence de cette population. Ceci met au jour une vérité, que le sage esprit qui gouverne aujourd’hui la Régence paraît avoir parfaitement saisie : c’est qu’il faut se hâter de tracer des limites à l’établissement des Européens. Nous sommes loin de vouloir borner l’émigration ; mais il est indispensable de la parquer sur certains points, au dedans et autour de certaines villes de la côte ; car, partout où elle pénétrera, elle fera fuir les Maures, et nous les aliénera en les ruinant. C’est ce qu’avaient compris les Turcs en s’interdisant le commerce et l’industrie ; c’est ce qu’a compris, à son tour, le maréchal Valée dans l’occupation de Constantine, de Coléah et de Bélida. Il a interdit dans ces trois villes l’établissement des Européens. Il a voulu que les Maures pussent continuer à y vivre en paix, gouvernés par leur administration, qu’il a confirmée. À Bélida et à Coléah, il a poussé le respect de ce principe jusqu’à faire camper les troupes en dehors des murs, où elles se construisent des forts et des casernes. En quoi nous oserions dire qu’il est allé trop loin, s’il n’a pas eu d’autres raisons ; car la présence d’une force militaire, soumise à une discipline sévère, ne sera jamais un inconvénient dans l’intérieur des villes ; l’exemple de Constantine et toute l’histoire de la domination turque le prouvent. En résumé, les principes de la conduite que nous devons tenir envers la race maure sont les suivans. Cette race est renfermée tout entière dans les villes, dont elle forme à elle seule la population ; cette population appartient à toute force militaire qui occupe les villes ; elle nous appartiendra donc dès que nous les occuperons. Cette race se soumettra à nous, et, malgré la différence de religion, préférera même, au bout de quelque temps, notre domination stable et juste, aux orages des dominations arabes, qui, depuis la chute des Turcs, se la disputent, si nous lui laissons son administration nationale, si nous respectons ses mœurs et sa foi, et surtout si notre occupation est purement militaire, et n’amène pas avec elle une population européenne qui vienne s’établir à demeure dans ses foyers, la blesser de son contact et la ruiner par sa concurrence. On peut donc considérer toutes les villes de l’Algérie que nous n’occupons pas comme autant de camps retranchés qui nous attendent, et d’où notre domination est appelée à rayonner sur les tribus des campagnes. Ces villes sont admirablement situées pour ce but, chacune d’elles, à commencer par Tlemcen et à finir par Médéah, étant placée, autant que nous pouvons en juger, aux points mêmes où des militaires voudraient s’établir pour commander le pays. Quant à celles que nous occupons, celles-là deviendront à la longue européennes où les Européens ont déjà pénétré, et il ne servirait à rien de s’y opposer à l’émigration des habitans maures. C’est à celles-là qu’il faut borner la faculté de s’établir en Algérie, accordée aux Européens ; c’est également autour de celles-là qu’il faut fixer et limiter le champ de la colonisation ; elles sont assez nombreuses pour satisfaire à ce double besoin. Pour les autres, qui, comme Constantine, Bougie, Médéah, Coléah, ne contiennent encore que des garnisons, il faut bien se garder d’y laisser pénétrer les Européens autrement qu’en passant. C’est dans celles-là qu’il faut appliquer dans toute sa rigueur le plan de conduite qu’ont suivi les Turcs, et que nous avons indiqué. Ce plan de conduite nous en conciliera infailliblement les habitans, et quand toutes ces villes seront unies par des routes, chose à laquelle les Turcs n’ont jamais songé, mais qu’il est permis d’attendre du génie de la France et du temps, pour peu que notre politique envers les Kabaïles et les Arabes n’ait pas été absurde, la Régence sera bien près de nous appartenir.

Si maintenant, de la conduite à tenir envers les Maures, nous passons à celle qui doit être adoptée envers les populations arabes et kabaïles, nous en trouverons encore les principes dans l’exemple des Turcs et dans notre propre expérience depuis sept ans.

Rêver, en Afrique, un assujétissement des populations semblable à celui dont nos populations d’Europe sont susceptibles, c’est s’abuser. L’élément social, en Europe, c’est la famille ; en Afrique, c’est la tribu. Toutes les différences entre les deux sociétés naissent de là. La forte cohésion et l’homogénéité des sociétés européennes tiennent à la petitesse des élémens qui les composent. Quand on veut, dans l’ordre physique, amalgamer plusieurs corps, il faut commencer par les broyer ; les nations européennes sont socialement broyées ; elles sont faites de cette poussière qu’on appelle les familles, et c’est pourquoi elles sont compactes. Les nations africaines n’en sont pas arrivées là ; comme elles se composent de tribus, non de familles, la cohésion des parties y est très imparfaite, et elles se séparent au moindre mouvement. De là deux conséquences, la première, qu’elles offrent une bien moindre résistance à la conquête que les nations européennes ; la seconde, qu’une fois conquises, elles ne peuvent être que beaucoup moins complètement assujéties. En Europe, après la victoire, le vainqueur se trouve en présence des familles qui sont les élémens de la nation ; son autorité peut donc descendre jusque-là, tandis qu’en Afrique la puissance victorieuse se trouve en présence des tribus, et ne saurait s’introduire plus avant. Toute domination, en effet, est obligée de s’arrêter aux élémens de la société ; il lui est interdit, il lui est impossible d’y pénétrer : autrement elle se rendrait si odieuse, qu’elle deviendrait insupportable et serait renversée. Que le pouvoir politique essaie, en Europe, de s’introduire dans la famille, il excitera contre lui un soulèvement général. La famille est sacrée pour nous ; c’est le sanctuaire de notre liberté : il doit demeurer inviolable à l’autorité publique. Il en est ainsi de la tribu pour les Arabes et les Kabaïles. Ils ne concevraient pas, ils ne supporteraient pas qu’un maître quelconque osât y porter la main. Tout pouvoir politique expire, pour eux, sur le seuil de la tribu, comme pour nous sur celui de la famille ; c’est là que commence, à leurs yeux, la vie privée qui n’est pas du domaine de l’état. Les Turcs avaient parfaitement compris toutes ces vérités. Ils se sentirent forts contre des nations divisées, et de là leur audace à s’établir par faibles détachemens sur tous les points du pays ; ils se sentirent faibles et impuissans contre des tribus compactes, et de là leur timidité à appesantir une domination qu’ils avaient été si hardis à saisir. À son tour, la politique de la France doit les comprendre et en partir. Ce qui est moins difficile qu’on ne le pense en Afrique, c’est d’y établir sur tous les points la domination française. Les tribus sont accoutumées à en souffrir une ; elles reconnaissaient celle des Turcs ; nous avons chassé les Turcs ; le pouvoir qu’ils exerçaient nous appartient ; elles ne seront point étonnées de voir la France s’emparer de cet héritage. Elles s’y attendaient le lendemain de la conquête, et ce jour-là, si nous avions su, nous aurions pu ; mais nous ne savions pas. La restauration était allée en Afrique sans savoir ce que c’était que l’Afrique ; sans s’en inquiéter ; elle ne s’était rendu compte ni de ce qu’elle en ferait, ni de ce qu’elle y ferait. La révolution de juillet et ses suites nous ont empêchés pendant six ans d’y penser. Nous nous y sommes conduits au jour le jour, sans plan, sans suite, sans idée générale. Chaque gouverneur agissait à sa manière, et le plus souvent à l’aventure. Tous ou presque tous, abandonnés à eux-mêmes et rebutés par la difficulté d’une tâche immense et inconnue, n’aspiraient qu’à en être déchargés. Les Turcs avaient été sensés et braves en Afrique ; nous y avons été braves et absurdes. Cette conduite a étonné les indigènes. Voyant que nous ne prenions pas le pouvoir, chacun a pensé que nous ne voulions pas de l’Algérie, et que nous l’abandonnerions. Alors les Turcs ont espéré s’en ressaisir, et les chefs indigènes s’en emparer. Achmet a réuni autour de lui les premiers dans l’est, et Abd-el-Kader s’est élevé parmi les seconds dans l’ouest. De là des difficultés qui n’existaient pas le premier jour, que nous nous sommes créées par ignorance, et que la prise de Constantine a commencé à dissiper. Ce fait d’armes a détruit le parti turc et rétabli l’opinion que nous entendions rester en Afrique. Un coup pareil, frappé sur Abd-el-Kader, détruira le parti indigène, et achèvera de convaincre les populations. Ce jour-là le plus grand obstacle à l’établissement de notre domination en Afrique, l’opinion que nous n’y resterons pas, sera écarté ; car, encore une fois, les populations sont accoutumées à reconnaître des maîtres, et la question pour elles n’a jamais été, depuis sept ans, que de savoir quels ils seraient. Ceux-là le seront qui, le pouvant, l’oseront, et nous seuls en Afrique le pouvons ; il reste donc que nous l’osions. Le succès, je le répète, est beaucoup moins difficile qu’on ne le pense, pourvu qu’on sache se borner et ne vouloir en Afrique qu’une autorité raisonnable outre que les tribus y sont accoutumées, elles en ont besoin ; c’est entre elles l’élément de paix et de justice. Supprimez cette autorité supérieure, il n’y a plus d’issue aux contestations qui s’élèvent de l’une à l’autre que la guerre, c’est-à-dire la force, la force dont personne n’accepte le jugement, et qui laisse après elle la haine et le désir de la vengeance dans la partie condamnée. C’est surtout ce besoin, que les tribus sentent en Afrique comme les familles en Europe, qui a rendu possible la domination des Turcs ; il finirait par attacher à la nôtre, qui serait infiniment plus équitable et plus douce. Qu’ont demandé à M. de Mirbek, qui vient de les visiter, les tribus de Bone à la Calle ? Justice, c’est-à-dire règlement de leurs différends. En échange de cette justice, elles n’ont pas fait difficulté de lui payer l’impôt ; car c’est à ce double signe que se reconnaît le souverain dans les idées de tous les peuples : il rend la justice et on lui paie l’impôt. Or, cette autorité, je ne crains pas de le dire, quelque paradoxale que puisse, au premier coup d’œil, paraître cette opinion, une force étrangère se l’appropriera en définitive plus facilement qu’une force indigène. Avant les Turcs, jamais aucune force arabe n’avait pu parvenir à soumettre d’une manière durable toutes les tribus arabes. Les Turcs sont venus et l’ont pu. Pourquoi ? Parce qu’une force arabe ne peut jamais être que celle d’une ou de plusieurs tribus, et que son élévation excite nécessairement la jalousie de toutes les autres ; parce qu’en second lieu, étant arabe, elle n’impose pas ; parce qu’enfin cette force se personnifie toujours dans un homme, que cet homme ne peut être qu’un chef de tribu ou un marabout, et que dès-lors il a partout des égaux, qui sont blessés de sa puissance et qui n’épargnent rien pour la détruire. Abd-el-Kader s’aperçoit déjà de cette vérité, et le temps la lui démontrera complètement ainsi qu’à nous. La coutume, le besoin, notre caractère d’étrangers, voilà ce qui rendra possible notre domination en Afrique, dès que nous oserons l’y vouloir ; mais il faut oser, et, avant tout, se décider à occuper, comme les Turcs, les villes de l’intérieur, non pas toutes à la fois, mais successivement, à mesure que les faits accomplis nous le permettront, n’entreprenant, dans chaque moment, que ce qui sera possible, et ne nous proposant chaque fois qu’un but facile et limité. Nous savons d’avance quelle population nous trouverons dans ces villes, et que ces populations ne nous créeront pas d’obstacle. Ces villes, en outre, occupent chacune une position dominante, clé naturelle d’un certain territoire. Il est possible, quoique la chose ne soit pas arrivée à Constantine, que les premiers temps de l’occupation soient suivis de coalitions hostiles contre nous. L’habileté alors consistera à faire comme les Turcs, à ne pas s’en effrayer, et à laisser l’orage se dissiper. Mais, en procédant successivement et avec prudence, ces coalitions mêmes sont peu probables, et ne pourront jamais interrompre d’une manière durable les communications avec les points où nous nous serons précédemment établis ; car entre deux villes occupées, les tribus intermédiaires, exposées à notre vengeance, seront toujours prudentes, comme l’a prouvé la prise de Constantine, qui a subitement fait mettre bas les armes à toutes les tribus entre Bone et cette ville, malgré les quarante lieues qui les séparent. Les villes occupées, le travail de l’assujétissement des tribus commencera. Cet assujétissement sera lent, mais progressif ; il sera l’œuvre du temps et de notre bonne conduite. Mais ce qu’on peut dire, c’est qu’il deviendra d’autant plus rapide que notre occupation sera plus étendue ; car, dans l’esprit des populations, notre force réelle sur chaque point se multipliera toujours par le nombre des points occupés. C’est dans l’action exercée de ces centres sur les tribus que devront être oubliées nos idées européennes de gouvernement. C’est alors que nous devrons nous souvenir que l’action du pouvoir public en Afrique doit s’arrêter à la tribu. Le jour où nous aurons obtenu des tribus qu’elles nous paient l’impôt, qu’elles nous fournissent un contingent de cavaliers, en cas de guerre, et quelles recourent à nous pour juger leurs différends, l’administration française aura atteint en Afrique les limites du possible. Un assujétissement plus étendu ne peut venir qu’à la suite de la dissolution des tribus en familles, et cette dissolution, la force n’y peut rien ; le contact seul des deux civilisations peut l’amener à la longue. Un grand pas sera fait vers ce but, quand les tribus arabes auront quitté les tentes pour habiter des maisons, car la maison est le symbole de la famille ; elle en résulte ou la crée. La tente, au contraire, est la conséquence de la tribu. Elle est ouverte ; elle se plie et se déplie ; elle se transporte ; elle laisse la famille perdue dans la tribu et docile à ses mouvemens. Par cela qu’ils ont des maisons, les Kabaïles sont bien plus près de nous que les Arabes. Peut-être, quand nous les connaîtrons mieux, découvrirons-nous que chez eux la vie de tribu est très affaiblie, et que ce que nous appelons ainsi mériterait mieux le nom de communautés. En tout, les Kabaïles sont l’élément le plus curieux des populations de la Régence, et celui de tous qui nous offrira peut-être le plus de prise. Mais nous le connaissons à peine, et cette circonstance suffit pour indiquer que notre action sur lui doit être jusqu’à nouvel ordre fort circonspecte. Encore une fois, pour soumettre un peuple, il faut avant tout le connaître. C’est par là que nous devons commencer avec les Kabaïles, et pour y parvenir, il est nécessaire que nous temporisions. Ce peuple n’est point politiquement organisé : nous n’avons donc à craindre de sa part aucune entreprise nationale. Une hostilité à mort a existé pendant des siècles entre lui et la race arabe, et depuis la pacification il en est resté profondément distinct : il est donc facile de prévenir toute alliance entre ces deux races et de les tenir isolées. Une susceptibilité d’indépendance poussée à l’extrême, tel est le trait le plus prononcé du caractère des Kabaïles. Ils le doivent à leur rôle constant de race opprimée et aux sauvages montagnes qu’ils habitent. Cette susceptibilité doit être ménagée. Ils ont des chefs ; il faut traiter avec ces chefs, et lier par eux des rapports pacifiques avec la nation ; c’est le moyen d’arriver jusqu’à elle et de la pénétrer ; c’est le moyen aussi de nous révéler à elle. Nous ne sommes ni des Turcs, ni des Arabes ; une race agricole et industrieuse, qui a des demeures et des cultures fixes, a tout à gagner à la domination d’une nation civilisée comme la nôtre ; nous pourrons beaucoup sur les Kabaïles quand ils nous connaîtront. Nous ne saurons bien comment nous devons les prendre que quand nous aurons cessé de les ignorer.

Quelque rapides que soient les considérations qui précèdent, elles suffisent cependant pour poser d’une manière nette les principes qui doivent diriger notre conduite en Afrique, et les bases de la politique que la France doit y suivre. J’ai déduit ces principes, non des circonstances particulières dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui à Alger, circonstances mobiles qui n’étaient pas hier et qui ne seront plus demain, mais de ce qu’il y a d’invariable dans un pays, le sol, le génie des races qui l’habitent, l’histoire de ces races. Aussi ne suis-je arrivé qu’à des résultats généraux et d’une vérité permanente. Ces vues étaient applicables le lendemain de la conquête ; elles le sont aujourd’hui ; elle le seront aussi long-temps que les races maure, arabe, kabaïle, n’auront pas été modifiées, aussi long-temps que les voies romaines, ressuscitées, ne sillonneront pas de nouveau l’Algérie dans tous les sens et n’y auront pas une seconde fois surmonté la nature. Il me reste maintenant à descendre à ces circonstances particulières que j’ai jusqu’ici négligées, et à en tenir compte. Des faits nombreux et divers se sont accomplis en Afrique depuis que nous y sommes ; ces faits nous y ont donné, en 1838, une certaine situation ; cette situation soulève un certain nombre de questions de conduite, qui méritent d’être examinées. Nous allons indiquer cette situation, poser ces questions, et en dire rapidement notre avis. Nous pourrons, dans cette partie de notre travail, tomber dans quelques erreurs. Pour bien démêler toute notre situation présente en Algérie, il faudrait être dans la confidence de la correspondance d’Afrique. Toutefois, pour qui a suivi avec attention et jour par jour tout ce qui s’est passé depuis que nous y sommes, cette correspondance ne peut cacher de grands mystères. La politique est une affaire de simple bon sens, et quand on connaît le gros des faits, il est facile de deviner les questions. Je ne puis d’ailleurs qu’effleurer la matière, et c’est surtout dans le détail que les chances d’erreurs se multiplieraient.

Il serait inutile de tracer ici le tableau des évènemens arrivés en Afrique depuis la conquête jusqu’à la prise de Constantine. Reproduit dans ses détails, ce tableau n’offrirait que confusion. Les grands traits seuls méritent d’en être détachés. Le lendemain de la conquête, le bey Achmet, que son maître avait appelé de la province de l’est à la défense d’Alger, rallia sous son drapeau les débris de la milice turque qu’il trouva sous sa main, et se retira dans Constantine. Tous les détachemens de cette milice qui purent y rejoindre Achmet, s’y rendirent. Cette ville devint ainsi le siège de la puissance turque, vaincue, mais non détruite. Pendant que le parti turc se reformait de la sorte dans l’est, les tribus indigènes, déliées du joug, et nous voyant attachés à la côte, tombaient dans l’anarchie. Les unes, par habitude, tournaient les yeux vers Achmet, les autres se ralliaient à des chefs de leur nation. Ces chefs surgissaient de toutes parts : Maures, Kabaïles, Arabes, chaque race fournissait des compétiteurs à un héritage que nous n’osions pas recueillir ; on se battait partout ; les villes étaient prises et reprises, les chefs renversés et relevés. Un Arabe, le père d’Abd-el-Kader, s’ouvrit un chemin à travers cette confusion. Il se fit un grand parti dans l’ouest ; il le légua à son fils, qui sut l’accroître ; nous l’y aidâmes en traitant une première fois avec lui. Il détruisit ou gagna, l’un après l’autre, tous ses rivaux, et dès-lors l’horizon confus de l’Algérie se débrouilla. Il y eut dans la Régence trois partis et trois pouvoirs : le nôtre sur quelques points de la côte ; celui des Turcs dans l’est, représenté par Achmet ; celui des Arabes dans l’ouest, représenté par Abd-el-Kader. Beaucoup de tribus arabes échappaient cependant à cette répartition, et n’obéissaient à personne. Ainsi faisaient les Kabaïles, dont quelques fractions, néanmoins, s’étaient rattachées à titre d’auxiliaires plutôt qu’à tout autre, soit au bey turc de l’est, soit à l’émir arabe de l’ouest. Quant aux Maures, ils pliaient docilement sous tous les jougs ; les maîtres des villes étaient les leurs.

Telle était la situation des choses, lorsque survinrent les deux grands évènemens qui nous ont fait en Afrique la situation que nous y avons aujourd’hui : le traité de la Tafna d’abord, la prise de Constantine ensuite.

Sur quatre provinces dans lesquelles se subdivise la Régence, le traité de la Tafna règle le sort de trois ; par ce traité, la France se réserve, dans la province d’Oran, les villes d’Oran, d’Arsew, de Mostaganem, avec leur territoire ; dans celle d’Alger, la ville de ce nom avec son territoire, borné à l’ouest par le cours de la Chiffa, Coléah compris, au sud par les crêtes de la première chaîne du Petit-Atlas, et s’étendant à l’ouest jusqu’à l’Oued-Kaddara et au-delà. Le traité remet à l’administration d’Abd-et-Kader le surplus de ces deux provinces et toute celle de Titery, sous la réserve qu’il reconnaîtra notre souveraineté, qu’il laissera le commerce libre entre ses sujets et les nôtres, et que tout celui des siens avec le dehors passera par les ports de la côte occupée par les Français.

Ce traité est du 30 mai 1837 ; le 13 octobre suivant, nos troupes entraient à Constantine par la brèche, et tout était changé dans la quatrième province de la Régence, comme tout avait été réglé et plutôt confirmé que changé dans les trois autres, par le traité de la Tafna.

En effet, le lendemain de la prise de Constantine, Achmet fuyait vers le sud, accompagné d’un millier de cavaliers, dont la plupart l’avaient abandonné huit jours après. Le parti turc, qui nous avait disputé la province, et qui semblait de là vouloir nous disputer la Régence, était anéanti. La prise d’une ville si forte, si bravement défendue, si éloignée de la côte, frappait d’étonnement, d’admiration et de respect, toutes les populations de la province. Les vains bruits que la France devait, un jour ou l’autre, abandonner l’Algérie, étaient dissipés ; on sentait que non-seulement nous ne voulions pas l’abandonner, mais que nous voulions en être les maîtres. On n’admettait pas que nous eussions fait un si grand effort et frappé un si grand coup sans être parfaitement résolus à garder Constantine après l’avoir prise ; cette idée n’entrait pas plus dans l’esprit des indigènes qu’elle n’est entrée dans les suppositions de la France. Aussi les tribus arrangeaient leur conduite en conséquence. Quinze jours après, trente et une avaient fait leur soumission. Toutes celles qui habitent entre Oran et Constantine, et qui avaient vidé les lieux en signe d’hostilité devant la marche de notre armée, rentraient dans leur territoire, et accueillaient notre retour à Bone par la présence de leurs troupeaux et la fumée de leurs douars. Des chefs du désert, ennemis d’Achmet, et qui étaient accourus pour exercer leur vengeance à l’ombre de notre attaque, venaient solliciter notre alliance et nous offrir d’achever contre lui l’œuvre d’extermination. Les habitans rentraient, les Arabes affluaient sur les marchés ; ceux-là payaient l’impôt, ceux-ci consentaient au tribut. Tout témoignait dans la province que la détermination de la France y était prise au sérieux, et que devant cette détermination rien ne se sentait en mesure de résister.

Le traité de la Tafna produisait des effets tout contraires dans l’ouest. Loin d’avancer, il reculait, dans l’opinion, les affaires de la France. D’une part, il achevait l’œuvre commencée par Abd-el-Kader et lui donnait une consistance qu’elle n’aurait jamais prise sans cet acte ; d’autre part, elle établissait deux maîtres dans les trois provinces, l’un tout petit, acculé sur deux ou trois points du rivage ; l’autre grand, et promenant librement son pouvoir sur le surplus d’un immense territoire. Sans doute c’étaient là des apparences plutôt que la réalité, mais l’effet moral n’en était pas moins grand contre nous. Les tribus qui s’étaient rapprochées de la France étaient découragées et punies par l’émir ; des villes compromises dans notre cause étaient livrées ; le traité conseillait nettement à toutes les populations de ne point faire résistance à l’émir et de se soumettre à son autorité. Lui, profitant d’une position si favorable, l’exploitait avec avantage pour lui, avec mépris pour nous. Il violait le traité, et quand on le lui reprochait, il répondait qu’il n’était pas le maître, et qu’il devait céder aux volontés de son peuple. Il nous enviait les faibles populations restées sur notre territoire, et les pratiquait ouvertement. Ses émissaires travaillaient jusqu’aux Maures d’Alger, jetant des scrupules dans leur conscience, et les engageant à venir, avec leurs richesses, se rallier au nouveau chef des croyans. Sans doute la pacification avait aussi pour nous des avantages, et n’était pas, sous quelques rapports, sans inconvéniens pour l’émir. Mais ce vide fait autour de nous par l’action d’Abd-el-Kader, mais cet abaissement de notre puissance devant la sienne, mais ce découragement dans nos amis, mais cette nécessité imposée à nos ennemis de se soumettre à un seul chef, mais cette opinion confirmée partout, que si nous ne voulions pas abandonner l’Afrique, nous ne voulions y garder du moins que des positions maritimes, tout cela était fatal, tout cela l’eût été beaucoup plus encore, si la prise de Constantine n’était venue à propos arrêter dans l’opinion des indigènes les progrès du mal.

En considérant ces deux grands évènemens, le traité de la Tafna et la prise de Constantine, et en observant leurs effets, si faciles à prévoir et si contradictoires, on serait tenté de croire qu’ils émanèrent de deux politiques différentes. On se tromperait : ils n’émanèrent d’aucune, car alors la France n’en avait point encore. Elle n’a commencé à en avoir une qu’après. Ce sont ces deux évènemens, ce sont leurs conséquences, ce sont les questions qu’ils ont soulevées, qui ont enfin amené le cabinet à réfléchir sur l’Afrique et à y adopter un plan de conduite. Nous allons passer en revue ces questions telles que nous croyons les entrevoir. Elles sont encore sur le tapis, elles attendent des chambres une solution implicite. Nous les traiterons donc au présent, comme si elles étaient encore à résoudre. On voudra bien ne pas en conclure qu’elles en soient encore là dans la pensée du cabinet. Le cabinet est admirablement représenté en Afrique ; il est le premier qui s’en soit sérieusement occupé ; la supposition serait donc parfaitement injuste.

Commençons par Constantine. Cette ville étant à nous, et toutes les conséquences qui s’en sont suivies depuis six mois étant données, qu’en devons-nous faire ? comment devons-nous nous y conduire ?

Le lendemain de la conquête, plusieurs partis se présentaient : on pouvait garder la ville, et se résoudre à essayer d’administrer directement la province. On pouvait trouver cette résolution trop hardie, et préférer l’évacuation ; et, dans cette dernière hypothèse, il y avait à choisir, ou de la remettre à Achmet qu’on venait d’en chasser, en lui imposant les conditions qu’il avait refusées avant sa défaite ; ou de revenir à la pensée du maréchal Clausel, et de la céder au bey de Tunis ; ou de l’ajouter, avec la plus grande partie de la province, aux états d’Abd-el-Kader ; ou, enfin, d’y créer un bey indigène, auquel on aurait laissé pendant quelque temps l’appui d’une garnison française. À cette époque, on tremblait encore à la pensée d’une position si avancée dans l’intérieur des terres ; les sévérités financières de la chambre effrayaient. On dut donc passer en revue toutes ces idées, dont plusieurs doivent être aujourd’hui définitivement jugées.

Il y avait trop long-temps, à l’époque de la prise de Constantine, que le traité de la Tafna était signé, et ses conséquences étaient trop évidentes pour qu’on ait pu s’arrêter, même alors, à l’idée de remettre Constantine à Abd-el-Kader ; c’eût été aller au-devant de ses désirs les plus chers, désirs que ses intrigues obstinées dans la province n’ont cessé depuis de révéler ; c’eût été élever à la hauteur d’une rivalité dangereuse l’obstacle que le traité de la Tafna avait créé à notre domination en Afrique. Il suffisait qu’une telle idée se présentât pour être écartée ; elle ne supporte pas l’examen.

Il avait été pardonnable au maréchal Clausel, en 1830, de songer à une cession de Constantine à un prince de la maison de Tunis. La situation intérieure de la France, la probabilité d’une guerre continentale, tout alors faisait douter qu’il fût possible, de longtemps, d’agir puissamment en Afrique, et tous les partis, dès-lors, pouvaient sembler bons, pourvu qu’ils aboutissent à y faire reconnaître nominalement notre souveraineté. Dès cette époque cependant, le gouvernement français refusa de ratifier le traité. Pour quelles raisons ? nous ne le savons pas bien ; mais, politiquement, la résolution fut sage. Céder à la maison de Tunis l’intérieur de la province de Constantine, c’est comme si on cédait à l’empereur de Maroc l’intérieur de la province d’Oran. Il est contraire à nos intérêts les plus évidens d’introduire ainsi, chez nous, nos ennemis naturels, c’est-à-dire nos voisins, et d’autant plus que, derrière la maison de Tunis, se trouve le sultan de Constantinople, avec ses prétentions. En effet, les prétentions de la Porte peuvent bien être impuissantes, elles ne sont pas éteintes ; l’hommage que lui rendait le dey d’Alger en est le fondement, et, depuis que nous sommes dans la Régence, plus d’un agent l’a parcourue en son nom, pour y exciter contre nous l’hostilité des croyans. L’émir lui-même est obligé de se prémunir contre ces intrigues, et ce n’est plus pour le sultan, c’est pour l’empereur de Maroc, second chef religieux de l’islamisme, qu’il fait prier ses sujets. Or, toutes ces intrigues et tous ces agens partent de Tunis, c’est par là qu’ils passent, ce qui indique combien nous devons nous défier de la maison qui y règne. Peut-être même des tentatives plus sérieuses ont-elles été projetées, et ont-elles exigé la démonstration récente de notre escadre. D’ailleurs, des changemens sont survenus dans la famille de Tunis, qui rendraient encore plus dangereux un tel arrangement. En 1830, le bey régnant avait usurpé le pouvoir au détriment de son neveu ; il voulait pour celui-ci le beylikat de Constantine, afin d’éloigner un concurrent à son fils : c’était donc un ennemi à lui et à son successeur qu’il nous envoyait. Depuis, ce bey est mort ; son fils lui a succédé ; celui-ci a pris le parti, si nous ne nous trompons, de faire étrangler son cousin. La situation est donc tout autre, et ce ne serait plus qu’au bey lui-même que Constantine pourrait être cédée. Nouvelle raison pour ne plus songer à une combinaison qui, dans toutes les suppositions, eût été souverainement impolitique.

Les deux seuls partis qui puissent balancer à Constantine celui de la conservation, sont donc le rétablissement d’Achmet ou l’institution d’un bey indigène. Ces deux partis nous semblent aussi inacceptables l’un que l’autre.

Ce qui a pu séduire à l’idée de rétablir Achmet, c’est cette vue toute simple de recréer là le parti turc et de l’opposer dans l’intérieur au parti arabe. Achmet et l’émir sont de mortels ennemis. Tout défait qu’est le premier, la haine d’Abd-el-Kader va le chercher en ce moment sur les limites du désert. Avec ces deux chefs, l’un à Constantine, l’autre à Médeah, il n’y aurait pas à craindre une coalition, et en balançant l’un par l’autre, nous pourrions les tenir assujétis tous les deux. Voilà le beau côté du système ; mais c’est le seul. Du reste tout est contre. Il ne faut pas rétablir Achmet, d’abord parce que nous l’avons renversé, et que c’est une conduite pitoyable d’apprendre à ses ennemis que la résistance leur sera aussi utile que la soumission. Il ne faut pas le rétablir, en second lieu, parce que c’était un tyran féroce, détesté par les tribus arabes, qui ne se sont soumises à nous qu’à la condition que nous ne le relèverions jamais, et que le faire ce serait non-seulement manquer à nos promesses et nous déshonorer à leurs yeux, mais livrer à des vengeances qu’aucun traité ne pourrait empêcher tous les indigènes maures et arabes qui se sont compromis pour nous. Il ne faut pas le rétablir, en troisième lieu, parce qu’Achmet est un Turc, parce que Constantine est voisine de Tunis, parce que ce serait ainsi se ménager, un jour ou un autre, une guerre avec Tunis et Achmet réunis et sourdement appuyés par la Porte et nos autres ennemis. Il ne faut pas le faire, enfin, parce qu’Achmet renversé est dépouillé de son prestige, et ne pourrait plus, sans le secours de nos armes, rétablir l’obéissance des tribus qui le haïssent. Or, si nous devons nous battre, il vaut mieux que ce soit pour nous que pour Achmet. Qu’Achmet puisse un jour devenir entre nos mains un instrument utile, c’est possible ; mais si nous nous en servons jamais quelque part, que ce soit loin de Tunis, loin de Constantine qu’il a opprimée, loin des lieux où il a eu l’audace de nous résister, et qui ont vu sa défaite et sa fuite.

Reste donc l’institution d’un bey indigène. Mais on ne fait pas des beys à volonté en Afrique ; le passé le prouve, et M. Desjobert l’a parfaitement démontré. Il faut, pour faire un bey, trouver un homme à qui il ne manque plus que l’investiture pour l’être. Or, cet homme existe-t-il dans la province de Constantine ? Non, que nous sachions. Il faudra donc que la France fasse tous les frais de son établissement, qu’elle se batte pour lui, qu’elle lui donne des subsides, qu’elle lui laisse une garnison. Mais alors où est l’économie d’hommes et d’argent ? D’ailleurs sera-t-il Arabe, ce futur bey ? Mais alors comment ne pas craindre un rapprochement entre lui et l’émir ? Sera-t-il Kabaïle ? Sera-ce le brave Ben-Aïssa, qui apparemment n’est pas pour rien à Alger ? Mais, quoique les principales masses de la population kabaïle soient dans la province de Constantine, ce sont des tribus arabes qui entourent à une grande profondeur sa capitale. Or, comment accepteront-elles un chef kabaïle ? Avec quoi se fera-t-il reconnaître et accepter ? Toujours avec nos forces et notre argent. Si nous avons un chef kabaïle à notre disposition, gardons-le précieusement pour agir sur ceux de sa race, pour établir entre elles et nous des relations. N’allons pas en faire, contre vents et marées, un bey de Constantine. Et puis, dans ces deux hypothèses, serait-il prudent de livrer à des mains indigènes Constantine, si forte par sa position et rendue imprenable par les travaux que nous y avons exécutés ? Avons-nous donc trouvé sa prise si facile, qu’il nous faille absolument nous ménager l’occasion de nous en emparer une seconde fois, par un siége en règle comme celui de la citadelle d’Anvers ? Non, quand bien même il n’y aurait contre chacun des projets que nous venons de parcourir que les immenses inconvéniens qu’ils présentent, nous ne devrions pas, nous ne pourrions pas raisonnablement évacuer Constantine ; nous devrions nous résigner à la garder.

Mais nous avons, pour le faire, une raison bien plus forte que toutes ces impossibilités que présente son évacuation. Nous avons une raison directe et décisive, la convenance, l’importance d’y essayer le système de domination et d’administration directe de l’Afrique. Je ne veux point ici condamner brutalement l’occupation restreinte, quoique, en tant que système définitif et à toujours, j’y sois entièrement et complètement opposé ; mais je demande qu’on veuille bien, en revanche, ne pas condamner avant l’expérience le système contraire. Ce que je veux, ce qui me paraît du bon sens le plus simple, c’est que, pouvant essayer ce système, on le fasse. Or, nous le pouvons admirablement à Constantine. Nous avons pris cette ville, nous y sommes ; il n’y a aucun moyen praticable de l’abandonner ; l’opinion publique et la politique s’y opposent également. La ville est imprenable ; nous pouvons la tenir constamment approvisionnée pour un an ; notre garnison n’y court aucun danger. Nous avons commencé l’essai dont il s’agit, et, malgré les menées actives d’Abd-el-Kader, il a réussi, et continue de le faire au-delà de toute espérance. Est-ce dans de telles circonstances, je le demande, qu’il serait sensé de ne pas poursuivre une expérience si utile, si indispensable, de laquelle dépend la solution des doutes qui nous agitent depuis huit ans ? J’ose le dire, il n’y aurait pas de nom pour qualifier une pareille détermination. La conduite à tenir dans la province de Constantine est à la fois ce qu’il y a de plus nécessaire et de plus simple. Elle consiste à y continuer l’œuvre commencée, l’œuvre si sagement conçue par le maréchal Valée, si habilement exécutée et suivie par les deux généraux qui commandent à Constantine et à Bone ; l’œuvre dont tout ce qu’on sait du passé de l’Algérie et du génie des populations qui l’habitent démontre, comme j’ai essayé de le faire voir, la possibilité ; l’œuvre, enfin, qui, entreprise au mois d’octobre dernier, a fait en six mois des progrès si remarquables et si inattendus. Nous n’avons à Constantine que deux obstacles étrangers à ceux qui peuvent naître du génie même des populations, Achmet et les intrigues d’Abd-el-Kader. Ces deux obstacles ne suffisent pas pour troubler l’expérience. Achmet ne peut rien de considérable ; la haine de l’émir et les chefs du désert se chargent d’ailleurs de l’occuper. Quant à l’émir lui-même, nous avons trop de moyens de le punir, pour ne pas le réduire à la prudence, si nous le voulons bien. Notre politique dans l’est de l’Algérie est donc parfaitement déterminée. Elle doit être suivie sans hésitation, sans impatience, sans découragement. Nous pensons que le succès la couronnera.

Si l’occupation de Constantine domine tout dans l’est de la régence, il en est de même du traité de la Tafna dans l’ouest. Toute notre situation dans les trois provinces d’Oran, d’Alger et de Titery en dérive. Ici nous avons un rival, Abd-el-Kader, et avec ce rival un traité. Comment devons-nous nous conduire dans nos rapports avec l’émir tant que le traité subsistera ? Dans quel cas faudra-t-il le considérer comme rompu, et qu’y aura-t-il à faire alors ? Telles sont les questions qui s’élèvent, relativement à cette partie de la Régence, et que la politique de la France doit sérieusement étudier.

Les projets d’Abd-el-Kader sont parfaitement évidens : il les dissimule ; mais sa position les indique, et tous ses actes les révèlent. Entre la domination turque abattue et la domination française naissante, son but est de relever la domination arabe. On s’étonne d’abord de l’audace d’une telle entreprise ; deux choses l’expliquent toutefois : l’ignorance des forces de la France au moment où elle a été conçue, et la conviction qu’elle évacuerait l’Afrique. Pour l’exécuter, avant tout il fallait à l’émir la paix. La guerre ne lui laissait pas le temps d’asseoir son influence sur les tribus ; n’étant et ne pouvant être heureuse, elle cessait d’être un moyen de grandeur et devenait une cause d’affaiblissement ; de plus, elle conduisait nécessairement la France à occuper les villes de l’intérieur, et notre présence dans ces villes isolait les tribus et nous les soumettait ; enfin, dans l’hypothèse de l’évacuation de l’Algérie, elle était inutile ; ce n’est pas la peine de combattre un ennemi qui va s’en aller. L’émir devait donc vouloir la paix ; il l’a voulue, il l’a obtenue, et elle lui a été doublement profitable, car l’ayant obtenue, battu, plus avantageuse qu’il n’aurait pu l’espérer victorieux, il s’est habilement servi de cette bonne fortune en l’expliquant aux indigènes par notre dessein d’abandonner l’Algérie. Dès-lors on a vu se développer librement la politique de l’émir. Unir en un seul corps toutes les tribus arabes de la Régence, tel est le but prochain de cette politique ; tourner contre nous, dans un moment favorable, toutes les forces de cette coalition pour nous chasser de l’Afrique, si nous ne prenions pas de nous-mêmes le parti de l’évacuer, tel est son but ultérieur ; régner sur l’Afrique, délivrée des Turcs par les Français, et des Français par lui, tel est son but suprême et définitif. Ce qui occupe maintenant l’émir, c’est la première partie de ce vaste plan. Il sent que l’autorité personnelle d’un homme n’est rien parmi ses égaux, et ne peut suffire à les lui soumettre ; il cherche donc, par tous les moyens, à éveiller le sentiment de la nationalité arabe et à l’exalter. C’est comme représentant de la religion et de tous les sentimens arabes qu’il se présente ou s’annonce aux tribus ; c’est dans cet esprit autant que pour obéir à ses passions personnelles, qu’il s’est fait l’instrument ardent de la haine des Arabes contre les Turcs. Tout ce qui est Turc, dans ses possessions, est impitoyablement persécuté, et est obligé de nous venir demander asile. Il vient de lancer une expédition dans le désert pour y chercher Achmet, et détruire en lui le dernier représentant de la milice d’Alger. Il a rompu le lien religieux qui unissait l’Algérie au sultan de Constantinople, en remplaçant son nom par celui de l’empereur arabe de Maroc dans les prières des fidèles. Ce qu’il fait ouvertement contre le nom turc, il le fait sourdement contre le nom français. C’est tout à la fois comme infidèles et ennemis des Arabes qu’il nous représente. Il cherche partout à alarmer contre nous les consciences et la susceptibilité nationale. Il le cherche où nous ne sommes pas et aussi où nous sommes. Ses agens travaillent les Arabes dans la province de Constantine et dans les territoires réservés des trois autres, les Maures dans les villes que nous occupons. Il voudrait faire le vide où nous sommes, et persuader partout que c’est un crime d’avoir des relations avec nous. Dans l’intérieur de ses possessions, il vit entouré des chefs des tribus ralliées ; ce n’est pas lui qui commande, ce sont eux ; lui n’est que le plus zélé dans la cause commune. Pour endormir les rivalités, il affecte le rôle religieux beaucoup plus que le rôle politique ; il n’est pas un chef, il est un saint, une sorte d’homme de Dieu envoyé pour chasser les infidèles et relever le nom arabe. Voilà ce que fait l’émir, à l’ombre du traité de la Tafna. Quant à ce traité, il l’inquiète peu. Il le respectera tant qu’il aura besoin de la paix, tant qu’elle lui sera utile, tant que l’occasion de tomber sur nous avec avantage ne sera pas arrivée. Il sait qu’il y a une Europe, et que tôt ou tard ce moment viendra. Ce jour-là le traité ne sera rien pour lui ; il le violera tout simplement et sans le moindre scrupule

En face d’un tel ennemi, dont les projets sont clairs et la mauvaise foi certaine, la France ne saurait se sentir engagée que dans les limites de ses propres intérêts ; car si elle est tenue, par le respect qu’elle se doit à elle-même, d’observer le traité de la Tafna, c’est à condition qu’il le soit également par l’autre partie contractante, et à cet égard la conduite de l’émir nous met parfaitement à l’aise. Si le traité est matériellement respecté par lui, il est moralement violé. Ses prédications contre nous dans son territoire, et ses intrigues dans toute l’étendue du nôtre, sont de nature à rassurer sur ce point les consciences les plus susceptibles, et cela d’autant plus que l’émir est notre vassal, et que le premier devoir d’un vassal est la fidélité à son souverain. Dès aujourd’hui donc le traité de la Tafna nous laisse parfaitement libres. Nous n’avons à considérer qu’une chose dans nos rapports avec Abd-el-Kader, notre intérêt. Lui-même le sait, et ne compte pas sur autre chose.

Suit-il de là que nous devions dès à présent rompre ce traité et, effrayés des progrès et des menées de l’émir, lui déclarer la guerre et marcher contre lui ? Non, et pour trois raisons principales : la première, que nous devons, dans l’intérêt de notre ascendant futur sur les populations de l’Algérie, pousser très loin en Afrique le respect pour les traités ; la seconde, qu’à côté de grands inconvéniens qui sont accomplis, la paix y a pour nous des avantages qui ne le sont pas, et dont nous devons tirer parti, puisque nous l’avons ; la troisième, que, quelque dangereux que puisse paraître le travail de l’émir sur les tribus arabes de son territoire, l’œuvre est si difficile et le résultat en restera long-temps si fragile, qu’il n’y a aucun motif pressant de s’en alarmer. La première de ces raisons n’a pas besoin d’être commentée, elle s’explique d’elle-même ; nous donnerons quelques développemens sur les deux autres.

La prise de Constantine a porté deux grands coups à la première partie des plans de l’émir ; elle lui a ôté la liberté d’agir ouvertement, et par sa présence, sur les populations arabes de l’est de la Régence ; elle a démenti, dans les tribus arabes soumises à son pouvoir, l’idée qui les contenait le plus, celle de l’évacuation de l’Afrique par la France. Ainsi, par cet événement, l’action de l’émir a été restreinte aux territoires qu’il administre, et dans l’enceinte de ce territoire elle a été considérablement affaiblie. Trois circonstances sont venues au secours de cette dernière impression. D’une part, l’impérieuse volonté avec laquelle le maréchal Valée a exigé l’accomplissement du traité ; en second lieu, la manière forte et menaçante dont il a occupé le territoire réservé, et particulièrement Coléah et Bélida ; en troisième lieu enfin, les forces considérables que la France a laissées depuis six mois à sa disposition. Tous ces faits ont porté loin dans l’opinion des chefs de tribus le doute sur la fable qu’Abd-et-Kader leur avait faite ; son crédit en a été ébranlé ; on n’ose plus s’attacher à lui comme au maître de l’avenir ; on commence à le voir ce qu’il est, un vassal plus hardi que puissant, placé sous la main de la France, et pouvant être tous les jours écrasé à Médéah par une expédition au-delà de l’Atlas, poursuivi dans la vallée du Chélif, rejeté dans la province d’Oran, et obligé de s’y défendre à la fois du côté de l’est et du côté du nord. Toutes ces idées ont dû donner essor aux causes permanentes qui rendent si difficile l’élévation d’un chef arabe sur la tête de ses égaux. Les jalousies contenues, les mécontentemens cachés, les vieilles divisions momentanément étouffées, ont dû commencer à se faire jour. Le seul fait de la résidence habituelle de l’émir à Médéah, quelque commandé qu’il fût par la nécessité de se rapprocher des frontières de Constantine, et de faire front à notre position centrale à Alger, a dû refroidir les populations de la province d’Oran et attiédir leur attachement. Tout indique que l’émir se sent affaibli, et la docilité nouvelle avec laquelle il a cédé à quelques exigences du maréchal, et cette ambassade à Paris, qui pouvait bien avoir pour but d’obtenir des relations directes avec le cabinet, et de se débarrasser ainsi d’une politique aussi secrète, aussi clairvoyante, aussi inexorable que celle du gouverneur ; et cette expédition lointaine sur les frontières du désert, qui, parmi d’autres motifs, pourrait aussi avoir été prescrite à l’émir par la nécessité d’occuper et de raffermir des fidélités chancelantes, de suspendre et d’étouffer des germes alarmans de division. Telle est la position d’Abd-el-Kader, que peut-être n’aurait-il pu sans inconvénient se mettre lui-même à la tête de cette expédition ; car sa tâche est de tous les momens, et ne peut être un instant abandonnée. Qu’on le sache bien, un chef comme lui ne règne qu’à la condition de courir sans cesse d’un bout à l’autre de son territoire, visitant chaque tribu, négociant avec les chefs, apaisant l’un, gagnant l’autre, à peu près comme un candidat au milieu de ses électeurs. Le fanatisme national et religieux, voilà le seul moyen pour l’émir de s’élever au-dessus de cette misérable nécessité, s’il avait pu parvenir à l’exciter. Mais pour cela il fallait une guerre à mort contre nous. Il y a contradiction à prêcher aux Arabes la haine des infidèles et des étrangers, et à être en paix avec ces étrangers et ces infidèles, et à reconnaître leur souveraineté. L’émir est enfermé dans un cercle vicieux, et de là les difficultés qu’il rencontre. Toutes ces considérations nous font penser que, la paix se prolongeât-elle beaucoup, Abd-el-Kader ne parviendrait de long-temps à réaliser, d’une manière solide et redoutable, la coalition, sous son autorité, des intérêts arabes. Sans doute ses progrès dans cette voie doivent être surveillés avec soin ; mais on ne doit pas s’en alarmer outre mesure. N’oublions pas d’ailleurs qu’au pis-aller l’œuvre finirait avec lui ; car, en Afrique, l’autorité ne se transmet pas, elle est personnelle : autre raison de ne pas s’effrayer des coalitions indigènes, si compactes qu’elles puissent paraître ; autre principe de faiblesse dont les tribus ont conscience, qui les rend toujours chancelantes dans de pareilles unions, et qui imprime à leurs yeux une immense supériorité à toute domination étrangère, par cela seul qu’elle ne participe pas à cette instabilité.

L’autre motif de ne pas rompre la paix, que nous avons indiqué, c’est que tous ses effets fâcheux, sauf les progrès de l’émir, sont produits, tandis que nous sommes loin d’en avoir recueilli les avantages. Beaucoup de choses sont à faire pour nous asseoir comme nous le devons dans les points que nous occupons. Je ne parle pas seulement des ports, des routes, des constructions militaires et civiles, qu’interrompent toujours plus ou moins les nécessités financières et le trouble de l’état de guerre ; je parle surtout des questions nombreuses que l’administration doit résoudre, et entre lesquelles deux surtout me paraissent capitales : celle des limites à imposer à l’établissement des populations européennes, et celle des difficultés de toute espèce que le désordre des sept dernières années a créées au développement de la colonisation. Entrer dans des détails sur ces deux points me mènerait trop loin ; mais il est du plus haut intérêt que toutes les incertitudes qui les entourent soient promptement et définitivement dissipées. Il en est de même de la proportion dangereuse de la population européenne non française dans les villes, et de beaucoup d’autres questions qui appellent, de la part de l’administration, une étude sérieuse et une solution claire. Tout encore est presque à fonder en Afrique, en fait d’administration intérieure, et rien ne se fonde durant la guerre. La paix portera d’autres fruits encore. Il est bon de laisser aux tribus soumises à notre pouvoir le temps de le connaître et de le goûter, et de donner aux autres le spectacle de la condition que nous leur faisons. Il y a de l’avantage aussi à laisser durer, se développer, tourner en habitudes, les relations commerciales qui commencent à s’établir entre les tribus de l’intérieur et nous ; c’est par le commerce, c’est par le contact pacifique de nos mœurs et de notre civilisation, que nous attirerons le plus puissamment à nous les indigènes. Il suffit d’indiquer ces considérations, que tout le monde a comprises, pour ne laisser aucun doute sur la réalité des avantages que la paix nous procure. Ces avantages sont incontestables ; ils iront s’accroissant d’année en année, et ils méritent, à coup sûr, de n’être pas légèrement sacrifiés.

Ainsi, en considérant la situation d’Abd-el-Kader et la nôtre dans les provinces de l’ouest, nous n’y trouvons rien qui nous prescrive impérieusement de rompre le traité et de lui déclarer la guerre. Jusqu’à nouvel ordre, la paix doit être maintenue, telle est notre opinion bien arrêtée ; mais le pourrons-nous, et l’exécution matérielle du traité ne présente-t-elle pas des difficultés qui, en dépit de cette résolution, pourraient susciter la guerre, si elles n’étaient pas résolues d’une certaine manière ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.

Jusqu’ici Abd-el-Kader paraît avoir suffisamment exécuté toutes les stipulations claires du traité de la Tafna ; du moins n’avons-nous entendu diriger contre lui aucune plainte sérieuse à cet égard. Mais ce traité contient un article qui n’a pu manquer de susciter des difficultés et d’amener des négociations avec l’émir. Cet article est celui qui fixe les limites du territoire réservé dans la province d’Alger. Il y est stipulé que ce territoire s’étendra à l’est jusqu’à l’Oued-Kaddara et au-delà. Que veulent dire ces mots au-delà ? Signifient-ils seulement l’autre moitié de la vallée arrosée par le Kaddara, ou désignent-ils tout le territoire embrassé par la première chaîne du Petit-Atlas jusqu’au point où elle va se perdre dans la mer, ou bien enfin comprendraient-ils tout le reste de la province d’Alger du côté de l’est jusqu’aux frontières de celle de Constantine ? Évidemment cette dernière interprétation serait forcée. Elle a contre elle la mention même de l’Oued-Kaddara et la borne de la première chaîne du Petit-Atlas assignée à notre territoire. Nous ne conseillerions pas à notre diplomatie de la soutenir. Restent donc les deux autres entre lesquelles on aurait raison d’hésiter, si la chose était d’une grande importance ; mais nous l’avouons, nous ne voyons pas que l’interprétation la plus favorable vaille la peine de devenir une cause de rupture. Ce n’est pas à la possession actuelle de quelques vallées de plus que tient la question de notre puissance en Afrique, d’autant plus que ces vallées ne sont ni une voie de communication avec autre chose, ni une position militaire. Si nous avons du bon sens, nous n’attacherons pas à cette question plus d’importance qu’elle n’en mérite, et nous nous contenterons de la solution, quelle qu’elle puisse être, qui pourra lui être donnée.

Une autre, d’un intérêt plus sérieux si elle était soulevée, serait celle de la communication entre Alger et Constantine. Constantine n’était pas à nous quand le traité de la Tafna fut signé, et le négociateur de ce traité ne songea pas à cette communication. Les territoires qui nous la donneraient s’étendent des sources de l’Oued-Kaddara dans la direction du sud-est à travers les montagnes, jusqu’à la grande vallée de Hamza, laquelle expire aux Portes de Fer, et s’y trouverait comprise. Deux motifs rendraient la possession de ces territoires importante. La route d’Alger à Constantine les parcourt, et quoique nous soyons loin encore d’être en mesure d’en faire usage, il n’est pas indifférent pour nous que cette communication soit entre nos mains. En second lieu, la vallée de Hamza met Abd-el-Kader en contact direct avec la province de Constantine, et ce contact serait rompu si nous la possédions. C’est surtout sous ce dernier rapport et parce qu’elle intercepterait les communications de l’émir avec les tribus de Constantine, que la propriété de ces territoires nous paraîtrait actuellement désirable. Mais c’est précisément à cause de cela, et parce qu’elle va au cœur des projets d’Abd-el-Kader, que nous doutons fort qu’elle pût être facilement obtenue. Une telle demande serait une rude épreuve à laquelle la France soumettrait la docilité de son vassal ; car les territoires dont il s’agit sont évidemment en dehors du traité, et ce serait une extension, et une extension considérable, à la position que nous fait le traité, qui nous serait accordée. Cette demande a-t-elle été faite ? Nous l’ignorons, mais nous n’en serions pas surpris. La concession qu’elle aurait pour objet est-elle assez commandée par nos intérêts pour que nous dussions l’exiger sous peine de guerre ? Nous ne sommes pas assez éclairé sur la question pour en décider. Si elle nous était faite enfin, est-ce par nous-mêmes ou par une force étrangère que la vallée de Hamza et les Portes de Fer devraient être occupées ? C’est un problème ultérieur qu’il est au moins superflu de discuter à l’avance. Si nous avons touché cette question, c’est parce que notre situation présente en Afrique, et l’action de l’émir sur les tribus de Constantine, la posent évidemment. Soulevée ou non, elle mérite examen, et nous sommes persuadé qu’elle n’a pas échappé à la sagacité du gouverneur de l’Algérie et à celle du cabinet.

Telles sont les deux seules questions qui puissent, à notre connaissance, menacer matériellement la paix de la Tafna. La première n’a rien de grave. La seconde seule pourrait devenir sérieuse, si elle était engagée, et cela dépendra, nous le pensons, de la conduite de l’émir. Sauf cette éventualité, nous croyons pouvoir affirmer, sans crainte de nous tromper, que la France n’a en ce moment aucun intérêt général ou particulier assez décisif pour sortir, dans l’ouest de l’Algérie, de la situation qu’elle y a acceptée, et briser le traité qui la lui a faite.

Et toutefois, si nous en croyons nos pressentimens, ce traité ne peut pas être d’une bien longue durée. Il sera difficile à l’émir de renoncer à ses intrigues dans la province de Constantine, et difficile à nous de les y tolérer, si elles compromettent l’œuvre que nous y avons entreprise. Là est la grande et principale cause de rupture qui menace dans un avenir assez rapproché le traité de la Tafna. Une autre, c’est la nécessité même où pourra se trouver l’émir de chercher dans la guerre des moyens d’influence qu’il désespérera de trouver dans la paix. Une dernière enfin, mais la plus éloignée de toutes, c’est l’inconvénient que nous finirons par trouver à l’occupation restreinte des provinces de l’ouest. En effet je suis convaincu d’une chose, c’est qu’en présence d’Abd-el-Kader, cette occupation bornée exigera chaque année autant d’hommes, coûtera chaque année autant d’argent, qu’une occupation complète de tous les principaux points de l’intérieur. Pour peu que le système de domination directe continue de réussir à Constantine, l’idée d’une application générale de ce système gagnera d’année en année. Nous nous convaincrons qu’il est de beaucoup le plus économique, parce qu’il n’exige pas plus de forces et perçoit plus d’impôts. Nous verrons qu’il est de beaucoup le plus politique, parce qu’il est le seul qui puisse nous donner un empire en Afrique. Nous comprendrons qu’il est incontestablement le plus favorable à la colonisation, car la colonisation présuppose une appropriation immuable du pays, et la certitude de cette appropriation n’existera pas tant que nous aurons en face de nous en Afrique une puissance arabe, puissance trop faible, il est vrai, pour nous en expulser en temps de paix, mais qui, en temps de guerre, pourrait, à l’aide de nos ennemis, y parvenir. Nous nous apercevrons enfin que ce système est le seul qui soit digne de la France ; car ne serait-il pas honteux de rester éternellement l’arme au bras, avec une armée considérable, en face d’Abd-el-Kader, et de n’oser, quand on s’appelle la France, saisir une domination dont quinze mille Turcs ont pu s’emparer, et qu’ils ont librement exercée pendant trois siècles ? Évidemment une telle situation n’est pas tenable. Nous ne pourrons long-temps nous y résigner, et si l’émir ne rompt pas le traité, nous serons évidemment entraînés à le briser nous-mêmes.

Des causes insurmontables, et que rien ne saurait prévenir, ne peuvent donc manquer d’amener tôt ou tard, et si nous ne nous trompons, dans un avenir prochain, le renouvellement de la guerre en Algérie. Il est inutile de le dire, le jour où cette nécessité se produira, il faudra franchement l’accepter, et forcés de choisir la guerre, s’arranger de manière à ce que celle-là du moins soit une guerre bien faite. Le champ et le but en sont nettement marqués à l’avance. Le but sera l’occupation de la province de Titery par les villes de Médéah et de Miliana, et le refoulement d’Abd-el-Kader dans la province d’Oran. Le champ, ce seront les défilés de l’Atlas entre Belida et Médéah d’une part, entre Bélida et Miliana de l’autre, puis les avenues de ces deux villes, puis la vallée du Chélif. L’émir rejeté dans la province d’Oran, il faudra l’y laisser, soit qu’il demande à traiter, soit qu’il s’y refuse ; car il sera prudent de nous établir solidement dans la province de Titery avant d’entreprendre davantage. Nous espérons qu’alors les idées sur l’Afrique seront assez avancées pour décider la France à rester en personne à Médéah. Mais s’il n’en était pas ainsi, ce serait le moment de tirer parti d’Achmet, si Achmet existe encore. La combinaison qui donnerait à ce chef l’investiture du beylikat de Titery, et réunirait autour de lui, à Médéah, les débris de la milice turque, conserverait tous les avantages qu’elle pouvait présenter dans la province de Constantine, sans en avoir les inconvéniens. Achmet ne serait là ni en contact avec Tunis, ni en présence de populations exaspérées contre lui, ni dans une position inexpugnable et hors de notre portée ; et il y serait comme il aurait été à Constantine, un contrepoids sûr, utile, suffisant à la puissance affaiblie d’Abd-el-Kader. Nous le répétons, cette combinaison par laquelle la France ne se montrerait pas elle-même, mais se ferait représenter dans la province de Titery, est loin de nous satisfaire ; elle ajournerait pour long-temps la soumission directe et beaucoup plus facile, selon nous, des tribus de cette province à notre domination. Mais, au défaut de l’occupation directe, nous la comprendrions, elle nous semblerait praticable et justifiable, tandis que l’idée de l’appliquer à Constantine est en opposition radicale avec tous les principes de la politique et du bon sens.

C’est dans ces limites, si nous ne nous trompons, que devra être renfermée la première entreprise à laquelle une rupture avec Abd-el-Kader donnera lieu. De quelque manière que l’émir se conduise après sa défaite, une autre campagne sur Mascara et Tlemcen devra être ajournée. La prise de possession de la province d’Oran est une seconde et dernière entreprise à laquelle on arrivera, mais qui ne devra être tentée que lorsque la puissance française sera suffisamment assise dans celle de Titery.

Du jour où celle-ci sera en notre pouvoir, on s’apercevra que les postes établis autour de la Mitidja, à Coléah, à Bouffarik, à l’est et à l’ouest de Bélida, seront devenus à peu près inutiles. En effet Médéah et Miliana occupées, les tribus au nord de ces places seront condamnées à la prudence, et la sécurité de la Mitidja n’aura besoin que d’une faible protection. Cette occupation, infiniment plus étendue, n’exigera donc pas plus de troupes que l’occupation restreinte actuelle. On verra constamment ce résultat se produire à mesure que nous occuperons les positions de l’intérieur. De plus, chacune de ces positions tiendra en échec les populations placées entre elle et la position voisine, le long de la région supérieure. Les Français à Médéah, les tribus de l’ouest de la province de Constantine se soumettront plus facilement à notre administration dans cette province, et réciproquement, notre présence dans celle-ci disposera les tribus de l’est de celle de Titery à se ranger sous notre autorité. Ainsi, comme nous l’avons dit précédemment, dans le système de l’occupation complète, notre force réelle sur chaque point se trouvera moralement multipliée par le nombre des points occupés.

En attendant que ces événemens se réalisent, il est une œuvre dont la politique de la France doit activement s’occuper. Cette œuvre est celle d’établir des relations avec les populations kabaïles, dans le double but de les connaître et de trouver, dans cette connaissance, les principes de la conduite que nous devons adopter à leur égard. La plus grande masse agglomérée de la population kabaïle se trouve, si nous ne nous trompons, dans les montagnes qui s’étendent de Bougie à Bone, depuis la côte jusqu’à une assez grande profondeur dans l’intérieur. Or, nous avons maintenant à Alger un homme qui est venu se remettre entre nos mains, et qui appartient précisément par sa naissance à cette région de l’Algérie ; cet homme est Ben-Aïssa, Kabaïle de race, celui-là même qui, en qualité de lieutenant d’Achmet, a si héroïquement défendu contre nous les murs de Constantine. Sa bravoure, la fidélité avec laquelle il a continué de servir les intérêts de son chef, depuis que ce chef est tombé, et quand lui, Ben-Aïssa, pouvait parler pour son propre compte, sont des garanties que sa parole aurait plus de valeur qu’on ne peut en général en attribuer à celle des indigènes. Pourquoi cet homme ne deviendrait-il pas un intermédiaire entre nous et ceux de sa race ? Pourquoi, après avoir été si prodigues d’investitures, n’essayerions-nous pas de faire encore un bey, un bey kabaïle, un bey des montagnes de Stora, qui adoucirait peut-être pour nous les défiances sauvages des tribus qui entourent ce point capital, où nous avons un établissement à former pour mettre Constantine à une journée de la mer ? Nous recommandons cette idée au gouvernement, qui probablement n’en est pas à la concevoir. Du reste, de quelque manière qu’on l’essaie, il est urgent de s’occuper de la race kabaïle. Nous le répétons, c’est peut-être des trois races de la Régence celle qui, une fois apprivoisée, s’accommodera le mieux de notre domination et s’y attachera le plus facilement.

Nous avons fini. Toute notre pensée et une partie de ce que nos études et nos réflexions nous ont appris sur la question d’Afrique, nous l’avons résumé sommairement dans cet article. C’est notre tribut dans la grande discussion qui va s’ouvrir ; nous avons voulu le payer ainsi et à l’avance, ne sachant pas si nous le pourrions autrement, et quand le débat sera ouvert. Nous désirons que ce travail rapide ne soit pas inutile, et qu’il contribue à éclairer les esprits et à rapprocher les opinions. L’Afrique est en ce moment la plus grande affaire de la France. La question préoccupe depuis huit ans le pays, le gouvernement et les chambres. On peut dire qu’elle est mûre, et que le moment est venu de dissiper toutes les incertitudes et de la résoudre. C’est ce que la discussion, c’est ce que le vote de la chambre sont appelés à faire implicitement. Notre politique est en bonnes mains en Afrique ; le cabinet, de son côté, s’est sérieusement occupé de cette grande affaire ; c’est une justice que nous nous plaisons à lui rendre. Nous croyons que dans cette situation des choses beaucoup de confiance doit être accordée, beaucoup de liberté laissée au gouvernement. Il est une réserve qu’en certaines occasions le pouvoir parlementaire doit savoir se prescrire, dans l’intérêt du pays comme dans celui de sa propre dignité.


Th. Jouffroy,
Député du Doubs.
  1. Globe, numéros des 13, 14, 20 et 22 avril 1830.