Polyhistor/16 Curiosités diverses en Scythie, et, dans cette contrée, de l’espèce canine, de l’émeraude, de la pierre dite cyanée, du cristal

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Traduction par Alphonse Agnant.
C. L. F. Panckoucke (p. 151).

XVI. Curiosités diverses en Scythie, et, dans cette contrée, de l’espèce canine, de l’émeraude, de la pierre dite cyanée, du cristal.

Chez les Neures est la source du Borysthène, ou se trouvent des poissons d’excellent goût, sans arêtes, et n’ayant que des cartilages extrêmement tendres. Quant aux Neures, à une certaine époque, dit-on, ils se changent en loups ; puis, après l’intervalle de temps assigné à la durée de cet état, ils reprennent leur forme première. Mars est le dieu de ces peuples ; leurs épées sont les objets de leur culte. Ils immolent des victimes humaines, et c’est avec des ossements qu’ils entretiennent le feu de leurs foyers.

Près d’eux sont les Gélons, qui se revêtent des peaux de leurs ennemis, et en couvrent leurs chevaux. Près

des Gélons sont les Agathyrses, qui se peignent en bleu et teignent leurs cheveux de la même couleur ; ce qu’ils ne font point toutefois sans observer une certaine différence plus le rang est élevé, plus la couleur est foncée ; une nuance claire est une marque d’Infériorité

Viennent ensuite les Anthropophages, qui ont l’exécrable habitude de se nourrir de chair humaine. C’est de cet usage d’une nation impie que vient l’affreuse solitude des contrées voisines : effrayés de telles atrocités, les peuples limitrophes se sont éloignés. Aussi jusqu’à la mer nommée Tabis, sur toute l’étendue de la côte qui regarde l’orient d’été, on ne rencontre pas d’hommes il n’y a que des déserts immenses, jusqu’à ce que l’on arrive au pays des Sères. Les Chatybes et les Dahes, dans l’Asie Seythique, ne le cèdent pas t’n cruauté aux peuplades les plus féroces.

Sur la côte habitent les Albains, qui se disent descendants de Jason ; ils naissent avec des cheveux dont la blancheur est la couleur primitive, et c’est de cette blancheur dé la tête qu’ils ont tiré leur nom. Ils ont la pupille de l’oeil verte ; aussi voient-ils mieux la nuit que )e jour. Les chiens nés chez les Albains sont préférés aux chiens sauvages ils déchirent les taureaux, terrassent les lions, tiennent à l’écart tout ce qui peut leur faire obstacle ; aussi l’histoire s’occupe-t-elle d’eux. On rapporte qu’Alexandre marchant vers l’Inde, reçut en présent du roi d’Albanie deux chiens, dont l'un eut un tel dédain pour les sangliers et les ours tâchés devant lui, que blessé de n’avoir affaire qu’à de tels adversaires, il ne se hâta pas de se lever, comme s’il n’eût été qu’un chien sans courage. Cette indolence fut mal comprise d’Alexandre, qui le fit tuer. L’autre, sur un signe de ceux qui étaient venus l’offrir, étrangla le lion qu’on avait lâché devantlui ; puis ayant aperçu un éléphant, il fit mille bonds, fatigua d’abord son ennemi par l’adresse, et enfin le terrassa au grand effroi

des spectateurs. Les chiens de cette espèce atteignent une grandeur extraordinaire, et font entendre des aboiements plus épouvantables que des rugissements. Telles sont les qualités propres aux chiens d’Albanie ; les autres leur sont communes avec toutes les espèces. Les chiens ont tous le même attachement pour leurs maîtres, comme le prouvent de nombreux exemples. En Épire, un chien reconnut dans une assemblée le meurtrier de son maître et le dénonça par ses aboiements. Jason, de Lycie, ayant été tué, son chien refusa de manger, et se laissa mourir de faim. Le chien du roi Lysimaque, ayant vu allumer le bûcher de son maître, se jeta dans les flammes où il fut consumé avec lui. Deux cents chiens ramenèrent le roi des Garamantes de son exil, luttant contre ceux qui s’opposaient à son retour. Les Colophoniens et les Castabales menaient à la guerre des chiens, dont ils formulent leurs premiers rangs. Sous le consulat d’Appius Junius et de P. Sicinius, un chien, dont le maître avait été condamné à mort, l’accompagna dans sa prison, sans qu’il fût possible de l’en séparer. Après l’exécution, l’animal poussa des hurlements lamentables ; et comme par pitié des citoyens lui avaient jeté des aliments, il les porta à la bouche de son maître ; enfin, quand le cadavre eut été précipité dans le Tibre, il s’y élança lui-même, s’efforçant de le soutenir sur l’eau. Seuls les chiens entendent leur nom et savent reconnaître leur route. Quand les chiennes sont en chaleur, les Indiens les attachent dans les forêts pour les faire couvrir par des tigres. La première portée leur paraît inutile, parce qu’elle conserve trop de férocité ; il en est de même de la seconde : ils n’élèvent que la troisième. Les chiens d’Égypte, le long du Nil, ne boivent l’eau qu’en courant, pour éviter l’insidieuse voracité des crocodiles.

Parmi les Anthropophages de la Scythie asiatique, on compte les Essédons, chez qui les funérailles se célèbrent par d exécrables festins. Une coutume chez les Essédons, c’

est de chanter aux funérailles des parents, de convoquer tes proches, de déchirer les cadavres avec les dents, et de faire des mets de ces lambeaux, qu’ils mêlent à des chairs d’animaux. Quant aux crânes, ils les incrustent d’or et en font des vases à boire. Les Scythotaures immolent les étrangers à leurs dieux. Les Nomades s’occupent de pâturages. Les Géorgiens, placés en Europe, s’adonnent à la culture des champs. Les Axiaques, également en Europe, n’ont pas de prédilection pour les moeurs étrangères, pas de goût prononcé pour leurs propres moeurs. Les Satarches, en proscrivant l’usage de l’or et de l’argent, se sont à jamais affranchis de l’avarice publique. Les coutumes des peuples de la Scythie intérieure ont quelque chose de farouche ils habitent des cavernes ; ils boivent dans des crânes, non pas comme les Essédons, car leurs vases sont faits avec les crânes de leurs ennemis. Ils aiment les combats ; ils boivent le sang des morts, en suçant leurs blessures ; le nombre de ceux qu’ils frappent est un titre n’avoir tué aucun combattant est une honte. En buvant réciproquement leur sang, ils scellent un traité ; ce qui d’ailleurs n’est pas une coutume qui leur soit particulière ils l’ont empruntée aux Mèdes. Dans la guerre qui eut lieu à la quarante-neuvième olympiade, six cent quatre ans après la prise de Troie, entre Alyatte, roi de Lydie, et Astyage, roi des Médes, la paix fut ainsi sanctionnée.

La ville de Dioscorie, en Colchide, fut fondée par Amphitus et Cercius écuyers de Castor et Pollux ; c’est d’eux aussi qu’est sortie la nation des Hénioques. Au delà des Sauromates, habitants de l’Asie, qui donnèrent une retraite à Mithridate, et qui doivent leur origine aux Mèdes, sont les Thalles, qui, à l’est, touchent aux confins de ces peuples. Là est le détroit de la mer Caspienne, dont les eaux décroissent singulièrement en temps de pluie, et croissent pendant les chaleurs. L’Araxe descend des montagnes

de l’Héniochie et le Phase de celles de la Moschie. L’Araxe a sa source voisine de celle de l’Euphrate, et se jette dans la mer Caspienne. Les Arimaspes, placés près du Gesclithros, n’ont qu’un seul oeil. Au delà des Arimaspes et sous les monts Riphées est une contrée couverte de neiges continuelles on l’appelle Ptérophore, parce que ces flocons qui tombent sans cesse ressemblent à des plumes. C’est un pays maudit que la nature a plongé dans d’éternelles ténèbres ; c’est l’affreux séjour de l’aquilon. Seule, cette contrée ne connaît pas la succession des saisons, et le ciel ne lui accorde qu’un hiver qui ne finit jamais. Il y a dans la Scythie d’Asie des terres riches, mais inhabitables car, quoiqu’elles abondent en or et en pierres précieuses, tout est à la discrétion des griffons, monstrueux oiseaux, dont la férocité ne connaît point de bornes. Leur rage rend l’accès des mines difficile et rare ; s’ils voient quelqu’un s’en approcher, ils le mettent en pièces, comme s’ils étaient nés pour punir une avarice téméraire. Les Arimaspes leur font la guerre pour arriver à la possession de ces pierres, dont nous ne dédaignerons pas d’étudier la nature.

La Scythie est le pays des émeraudes. Théophraste assigne à celles-ci le troisième rang parmi les pierres précieuses car, quoiqu’il y ait des émeraudes en Égypte dans la Chalcédoine, dans la Médie et dans la Laconie, celles de Scythie sont les plus belles. Il n’y a point de pierre qui soit plus agréable et qui mieux qu’elles repose les yeux. D’abord leur nuance verte efface celle du gazon des lieux humides, celle de l’herbe des fleuves ; puis leur aspect délasse la vue grâce à elles, l’oeil fatigué par l’éclat d’une autre pierre, se ranime et reprend toute sa puissance. Aussi a-t-il paru convenable de ne pas les graver, pour ne pas altérer leur nature en y mêlant des images, quoique la véritable émeraude soit à peu près inaltérable. On reconnaît celle-ci aux caractères suivants : elle

doit être translucide ; quand elle est convexe, elle prend, par un effet de ta dispersion la nuance des objets placés près d’elle ; quand elle est concave, elle réfléchit l’image de celui qui la regarde ; ni l’ombre, ni la lumière de la lampe, ni le soleil ne doivent attërer ses propriétés. Toutefois les meilleurs gisements de cette pierre sont les plateaux étendus qui se trouvent sur la pente des montagnes. On la trouve à l’époque où soufflent les vents étésiens son éclat la fait facilement remarquer, la superficie du sol se trouvant alors découverte car les vents étéstens agitent beaucoup le sable. D’autres émeraudes, moins précieuses, se trouvent dans des fentes de rochers, dans les mines de cuivre ; on les nomme chalcosmaragdes. Celles qui sont défectueuses présentent à l’intérieur des taches qui ressemblent soit à du plomb, soit à des filaments, soit à des grains de sel. Les plus belles sont absolument pures ; elles gagnent cependant, quoiqu’elles tiennent teur couleur de la nature, à être frottées de vin et d’huile verte.

La pierre dite cyanée, et que produit la Scythie, est irréprochable, si elle offre une étincelante couleur d’azur les connaisseurs la distinguent en mâle et femelle. Les femelles brillent d’un éclat pur ; les pierres mâles sont semées de taches d’or qui charment t’oeit.

Le cristal, quoique fourni par une petite partie de l’Asie et par la plus grande partie de l’Europe, est préféré s’il vient de la Scythie. On fait beaucoup de coupes en cristal, quoiqu’il ne puisse supporter que le froid. H affecte la forme hexagone. Ceux qui le recueillent choisissent celui qui est parfaitement pur, et rejettent celui dont une teinte rousse, des nébulosités, une couleur d’écume altèrent ta transparence ; il ne faut pas non plus que trop de dureté le rende plus sujet à se briser. On prétend que la glace, en se condensant, produit )e cristal ; c’est une erreur car s’il en était ainsi, Alabande en Asie et l’île de

Cypre n’en produiraient pas, puisqu’il règne toujours dans ces pays une très-vive chaleur. L’impératrice Livie dédia dans le Capitole un bloc de cristal du poids de cent cinquante livres.